Alors tout ça c’est évidemment pas la seule technique pour mentir de manière crédible.
Le mensonge et la tromperie, c’est plus ou moins la base de toute la démagogie et de toute manipulation, donc forcément il y a un vrai travail pour rendre ces mensonges crédibles. Il existe plein de petites astuces et de grosses ficelles pour faire croire ce que vous voulez à la population, et évidemment les politicien·ne·s sont très bon·ne·s à ça puisqu’iels s’entraînent en permanence.
En fait mentir de façon crédible, c’est presque un art et une science. Et je n’exagère pas : le marketting, c’est l’étude rationnelle de comment tromper et manipuler les gens, et c’est très efficace. Du coup je ne vais pas pouvoir tout détailler ici, je donnerai que quelques exemples un peu significatifs, quelques règles de base que les bon·ne·s menteurs·euses pratiquent :
Première régle : si vous voulez rester crédible le plus longtemps possible, une règle importante c’est de ne pas changer de discours tout le temps, mais d’essayer de choisir une ligne politique en apparence cohérente et de vous y tenir. Changer de discours tout le temps et de façon trop évidente, c’est montrer qu’on n’a pas de convictions. Du coup, si vous arrivez à vous tenir à une ligne politique en apparence cohérente, vous pouvez continuer à tromper les gens pendant plus longtemps.
Le problème c’est que souvent vous allez vouloir vous adresser à des publics différents, et avoir envie de tenir des discours différents à ces publics différents : par exemple un discours très à gauche pour séduire un public très à gauche, et puis quelques jours plus tard un discours prétendument « réaliste » (donc de droite) pour un public plus centriste (donc de droite). Et si c’est la même personne qui fait ça, il y a un gros risque que ça se voit. Du coup ce que font beaucoup d’organisations politiques, c’est qu’elles font tenir des discours différents, à tonalité différente, par des personnalités différentes, pour essayer de satisfaire plus de monde et de ratisser plus large, en disant des trucs que le mouvement veut pas forcément assumer officiellement, sans que chacune de ces personnalités se décrédibilise trop individuellement. Bien sûr le mouvement politique en question laisse ces personnalités faire sans les sanctionner, c’est fait exprès. Au Parti « Socialiste » par exemple, vous aviez une « aile gauche » (les Hamon, Montebourg, etc.) et puis une aile droite (les Valls, Hollande… la majorité du PS en fait), qui s’adressent à des publics différents. Pareil à la France Insoumise, vous avez une « aile gauche » avec les Clémentine Autain, Danièle Obono et quelques autres, et une aile droite, représentée d’abord par Djordje Kuzmanovic, et dont le discours a ensuite été repris par quasiment tous les cadres. Bien sûr en pratique on sait que c’est toujours l’aile droite qui gagne à la fin hein, mais le fait de garder une « aile gauche » quand même, dans un mouvement politique étiqueté à gauche, ça permet aux principaux cadres du mouvement de se droitiser plus facilement, tout en entretenant l’espoir chez les gens un peu de gauche que vous pourriez « peser » sur ce mouvement et le tirer vers la gauche, et donner en fait des prétextes à ce public de gauche pour pas trop qu’il se détourne du mouvement malgré sa droitisation. Tout ça permet en gros d’essayer de ratisser plus large.
Ensuite, deuxième grosse règle pour mentir de façon crédible : ne pas mentir sur des trucs trop évidents à contredire (comme des faits ou des chiffres), sinon vous donnez des armes à vos adversaires. Plus c’est facile de voir que vous mentez, plus vous risquez que n’importe quel·le adversaire dans un débat puisse le montrer facilement, ou un journaliste. Vous connaissez sûrement Jean-Jacques Bourdin par exemple, c’est un interviewer qui aime bien piéger ses invité·e·s (même sur des détails) pour se donner un air d’impertinence, et qui a fait carrière sur cette pseudo-impertinence. Bref, quand vous vous retrouverez face à ce genre de « journaliste » (ce qui arrivera forcément si vous avez prévu de faire carrière en politique…), si vous avez fait des mensonges trop évidents et faciles à démonter, iels vous tomberont dessus tout de suite, et vous perdrez beaucoup en crédibilité d’un coup…
Donc mieux vaut mentir sur des trucs compliqués à démonter, qui nécessitent pas mal de temps d’explication, voire qui sont soumis à débat. Plutôt que de mentir sur des chiffres ou des faits, on peut mentir sur l’interprétation de ces chiffres ou de ces faits. Par exemple, sur le chômage, on a un chiffre qui a souvent été répété par plusieurs responsables politiques récemment, et qui sert de prétexte pour attaquer toujours plus les droits des chômeurs·euses, c’est le fait qu’il y aurait 300 000 « offres d’emploi non pourvues », pour dire évidemment que les chômeurs·euses seraient des grosses feignasses qui voudraient pas vraiment bosser, alors qu’il y aurait plein de boulot qui leur tend les bras. Hé bien ce chiffre n’est pas exactement faux en fait. Il sort d’une vraie enquête de Pôle emploi sur l’année 2017, qui note que sur cette année il y a eu en tout 3.2 millions d’offres publiées sur Pôle emploi, et seulement 2.9 millions d’offres d’emploi qui ont abouti et ont été pourvues. Et donc si vous faites la soustraction, il restait donc vraiment 300 000 offres d’emploi non pourvues en 2017, donc ce chiffre est bien basé sur quelque chose.
Mais il est trompeur. Parce que quand on creuse, on apprend que sur ces 300 000 offres non pourvues, il y en a déjà 100 000 (donc un tiers) qui ont été retirées par l’entreprise qui les proposait, 50 000 de plus qui étaient toujours en cours de recrutement au moment de l’étude (donc impossible d’en conclure quoi que ce soit), et que sur les 150 000 offres non pourvues restantes, la moitié des entreprises avaient reçu plus de cinq candidatures, mais qu’elles ont refusées. Autrement dit, dans les faits, si ces offres sont « non pourvues », c’est plus souvent parce que l’entreprise a refusé des candidatures, plutôt que parce que les chômeurs·euses candidateraient pas. Après on pourrait aussi approfondir la question, et parler du fait que même s’il y avait vraiment 300 000 offres d’emplois non pourvues en 2017, on voit difficilement comment ça pourrait expliquer de près ou de loin les quatre millions de chômeurs·euses et d’inactifs·ves en France au total, mais je fais court (haha) pour simplifier. Simplement, ce genre de chiffre est pas factuellement faux, c’est juste qu’il veut pas exactement dire ce qu’on lui fait dire. Mais bon, démontrer tout ça ça prend du temps et ça demande de l’énergie, donc ce genre de mensonge sera beaucoup moins souvent contredit qu’un mensonge plus frontal.
Aussi je l’ai pas dit, mais si vous mentez dans un sens qui arrange le patronat (comme dans cet exemple), vous avez évidemment beaucoup moins de risques en général qu’on vous contredise dans les grands médias.
Dans le même genre « grosses manipulations sans mentir sur les faits », on peut aussi très facilement faire dire des trucs faux à des chiffres réels, en les sortant totalement de leur contexte. Au début du mouvement des Gilets Jaunes, j’étais tombé par exemple sur un article du Monde bien foutage de gueule qui, pour sous-entendre que la vie des gens s’améliorait en fait, et qu’iels se plaignaient pour rien, citait notamment (entre autres chiffres trompeurs) le fait que le SMIC horaire brut avait pas mal augmenté en dix ans, et était passé de 8.82 € en 2009 à 10.03 € dix ans plus tard, ce qui a quand même l’air d’une grosse augmentation à première vue. Sauf que là où c’est trompeur, c’est que l’article « oublie » totalement de parler de l’inflation sur la même période, c’est à dire du fait que les prix et le coût de la vie augmentent aussi avec le temps ! Or sur la même période, les prix ont en fait augmenté aussi vite que le SMIC (ou plus précisément, le SMIC n’a pas augmenté plus vite que les prix, vu qu’il est automatiquement indexé sur l’inflation en fait, et n’a pas bénéficié d’autre augmentation que ça, mais bref). Le truc c’est que, en réalité, le pouvoir d’achat a stagné sur les dix années choisis, mais l’article sous-entend le contraire, en sortant des chiffres de leur contexte. Donc on peut tout à fait présenter des choses de façon complètement trompeuse et mensongère, même quand les faits et les chiffres cités sont parfaitement exacts. (Là j’ai pris un exemple dans la presse généraliste parce que je l’avais sous la main et que c’est un cas d’école de charlatanisme et de manipulation grossière, mais évidemment les politicien·ne·s mentent de la même façon hein.)
On peut aussi mentir très facilement sur les causes d’un problème, ou les solutions à y apporter, parce que c’est pas du tout facile de prouver le mensonge, et ça nécessite un débat pour ça, une étude attentive du sujet, etc.
Par exemple : « Le chômage, c’est à cause du droit du travail, c’est parce que le droit du travail est trop complexe et trop protecteur que les entreprises hésitent à embaucher, alors que si les entreprises pouvaient licencier plus facilement, elles embaucheraient plus, et d’ailleurs il y a moins de chômage dans les pays où le droit du travail est moins restrictif. » Voilà. Gros mensonge, mais bon courage pour démontrer le contraire, ça va être long et ça vous demandera d’argumenter pas mal de temps.
Dans le même genre, « c’est le poids des réglementations et des “charges” qui empêchent les patron·ne·s de payer correctement leurs salarié·e·s, et si on supprimait les cotisations, les salarié·e·s y gagneraient niveau salaire. » Ici aussi c’est complètement faux, mais c’est pourtant un mensonge qu’on entend régulièrement, et si vous voulez démontrer que c’est une arnaque, ça nécessite d’expliquer à quoi servent les cotisations, le fonctionnement du marché de l’emploi, etc. donc c’est long et compliqué.
Dernier exemple : « C’est parce que les services publics sont publics qu’ils fonctionnent mal, car ils sont dans une position de monopole confortable et ne subissent pas la pression de la concurrence, alors que c’est cette pression qui force les entreprises à s’améliorer et à devenir plus compétitives, elles, et d’ailleurs les entreprises sont plus efficaces que les services publics qui font la même chose. » Là encore, énorme mensonge et grosse manip’, mais pour le démontrer ça vous prendra des heures à argumenter et à expliquer.
Bref, il existe énormément d’autres façons de mentir efficacement, je ne peux pas tout détailler, j’ai juste donné pas mal d’exemples de stratégies qui sont fréquemment utilisées par les politiques pour tromper le public, histoire de montrer à quel point ça pouvait être retors et sophistiqué parfois, mais on va voir que ça s’arrête pas là et que ça va encore plus loin.