Voilà pour le lobbying et le chantage économique. Mais en fait, les intérêts en jeu sont tellement importants que les lobbyistes et les entreprises sont prêt·e·s à tout pour obtenir ce qu’ils veulent, y compris la corruption à proprement parler, qui est en fait le prolongement logique du lobbying.
La corruption (pour simplifier) c’est le fait de verser du fric à des élu·e·s, ou de leur donner des avantages en nature, en échange de faveurs politiques, comme par exemple l’obtention de marchés publics, ou des modifications de lois dans un sens qui vous est favorable. Pour obtenir des lois qui les arrangent et qui vont leur permettre de faire plus de profits, les entreprises vont souvent être prêtes à corrompre une partie des élu·e·s.
Alors comment sont rémunéré·e·s ou récompensé·e·s les élu·e·s corrompu·e·s ?
Ça peut être des enveloppes de billets bien sûr, comme celles que Éric Woerth, alors trésorier de la campagne de Nicolas Sarkozy, avait reçues en 2007 pour financer justement cette campagne (mais qu’il avait « oublié » de déclarer, c’est ballot).
Ça peut aussi carrément être des valises de billets, comme pour le diplomate Boris Boillon, un autre ex-conseiller de Nicolas Sarkozy qui s’était fait choper par des douaniers en 2013, alors qu’il transportait 350 000 euros et $ 40 000 d’argent liquide non déclaré sur lui.
Autre exemple, de l’autre côté des Pyrénées cette fois, de très nombreux·ses cadres et élu·e·s du Parti Populaire au pouvoir, y compris l’ex-premier ministre Mariano Rajoy, qui, entre 1990 et 2009, auraient reçu des enveloppes de billets venant, entre autres, d’entreprises de construction, en échange de faveurs politiques, et notamment de l’attribution de marchés publics. Le tout pour un montant total d’au moins 22 millions d’euros sur les 19 années qu’a duré le scandale…
Alors, la corruption en liquide, c’est un grand classique, absolument indémodable, vu que ça laisse généralement très peu de traces, du coup ça réduit les risques de se faire choper, mais peu importe la façon dont l’argent est versé, l’important c’est que des entreprises peuvent rémunérer des responsables politiques pour des services rendus.
Et ça peut se faire au niveau local comme national ou international. Par exemple il y a le groupe français Safran (ex-Sagem) qui avait été condamné en 2012 à 500 000 euros d’amende pour « corruption active » de hauts-responsables au Nigeria : l’entreprise avait versé près de 400 000 euros de pots-de-vin au total, plus divers cadeaux comme des montres Rolex, pour obtenir un énorme contrat public de 171 millions d’euros dans le pays.
Il y a aussi, tout récemment, ce cher Vincent Bolloré qui a été mis en examen pour des soupçons de corruption au Togo et en Guinée, où en gros une filiale du groupe Bolloré aurait aidé les dirigeants de ces pays à se faire élire (ou réélire), en échange de concessions portuaires…
Alors là c’est que quelques exemples récents que j’ai pris un peu au hasard sur internet, mais évidemment des scandales de corruption il y en a beaucoup et il y en a eu à toutes les époques, et je pourrais jamais tous les citer.
Une autre technique, c’est que plutôt que de verser de l’argent en secret et en essayant de pas se faire prendre, on va verser de l’argent aux élu·e·s sans vraiment le cacher, plus ou moins au grand jour, mais en trouvant un prétexte pour que ça ait l’air légal, et que ça ait pas l’air d’être de la corruption.
Par exemple, il y a beaucoup d’élu·e·s qui, en parallèle de leur mandat, vont exercer des activités très rémunératrices du style « avocat·e·s d’affaires » ou de « consultant·e en stratégie », pour des entreprises privées, et ces activités sont rémunérées pour des sommes rondelettes, souvent plusieurs milliers d’euros par mois, en plus de leur indemnité parlementaire.
Sauf que « consultant·e en stratégie », ça veut tout et rien dire en fait, et c’est souvent juste une façade légale pour des versements de pots-de-vin, parce qu’on peut pas vérifier que l’élu·e en question a vraiment fourni un travail de conseil pour l’entreprise, travail pour lequel iel est censé être rémunéré·e. Et même si l’élu·e fournissait un vrai travail de conseil, iel serait au minimum en situation de conflit d’intérêt, puisque rémunéré·e (très cher…) par des entreprises, alors que dans le même temps, cet·te élu·e va souvent légiférer sur les domaines d’activités de ces entreprises.
Une variante, c’est que des élu·e·s peuvent aussi être payé·e·s (très cher encore…) pour donner des conférences pour le compte d’entreprises privées. Autre variante encore, c’est pas toujours directement les élu·e·s qui sont concernés, mais ça peut aussi passer par des membres de leur famille (par exemple) qui obtiennent des postes prestigieux ou très bien rémunérés dans une entreprise privée. Par exemple, en 2010, c’était l’épouse du ministre du travail, Éric Woerth, qui était embauchée par la société Clymène, la société chargée de la gestion de la fortune de la milliardaire Liliane Bettencourt.
La fréquence du truc est ici encore difficile à dire, vu qu’évidemment, même si c’est pas exactement illégal, les élu·e·s et les entreprises vont clairement pas s’en vanter et crier ça sur les toits, mais préfèrent au contraire rester discret·e·s sur le sujet… Malgré tout, on a quand même quelques éléments qui montrent que c’est très fréquent : à la suite de l’affaire Cahuzac, les parlementaires français ont dû publier leurs déclarations d’intérêt… et là, surprise ! il y a en fait des dizaines de parlementaires qui étaient concerné·e·s par ce genre d’activités annexes lucratives. En 2014, il y a environ 10 % des parlementaires français·es qui étaient concerné·e·s, ce qui est énorme, et parmi eux, il y a même une vingtaine de personnes qui avaient gagné plus de cent mille euros annuels grâce à ça (dont Jean-Michel Baylet, François Fillon, Jean-François Copé, ou Gilbert Collard, pour citer juste certains des plus connus…) !
Donc ce type de conflits d’intérêts, il est très répandu, et pas du tout exceptionnel.
Une autre possibilité très prisée aussi, c’est ce qu’on appelle les « pantouflages » et c’est en quelque sorte des conflits d’intérêt « différés dans le temps ». Le principe c’est que, plutôt que de donner du fric pendant que l’élu·e est au pouvoir, on va lui promettre une reconversion juteuse dans le privé pour quand iel aura terminé son mandat actuel ou sa carrière politique.
C’est comme ça que vous avez beaucoup de personnalités politiques connues qui, une fois leur carrière politique terminée, vont se reconvertir dans des entreprises privées (souvent dans le même domaine que leurs précédentes responsabilités politiques). Là encore on a trente-six exemples.
En France, l’ex-ministre de l’économie Arnaud Montebourg qui, même pas un an après sa démission du gouvernement Valls, rejoignait en tant que « consultant » la chaîne d’ameublement Habitat, et la société d’informatique Talan, à une semaine d’intervalle. On a aussi des anciens ministres de Chirac ou Sarkozy comme Jean-Louis Borloo, Dominique Perben, ou Yamina Benguigui, reconvertis dans le lobbying en Afrique, ou, si on remonte un peu plus loin dans le temps, d’autres anciens ministres comme Dominique Strauss-Kahn, Édith Cresson (qui en 1990 prenait la direction d’une filiale du groupe Schneider), Élisabeth Hubert (éphémère ministre de la santé pendant quelque mois en 1995, et qui était entrée aux laboratoires pharmaceutiques Fournier en 1997), et plein d’autres.
À l’international, on a des célébrités comme l’ex-chancelier allemand Helmut Kohl (devenant conseiller de la banque Crédit suisse), ou encore l’ex-Premier ministre britannique Tony Blair, entré au service de plusieurs multinationales. On a aussi des cas moins connus à l’international, mais tout aussi parlants, comme l’ancien haut responsable du fisc britannique, David Anthony Hartnett, qui rejoignait le cabinet d’audits financiers Deloitte (l’un des leaders mondiaux du conseil en optimisation fiscale). Autre exemple encore, à Québec, trois ex-ministres de la Santé qui avaient participé à libéraliser le secteur de la santé lorsqu’ils étaient aux responsabilités politiques, et qui se sont ensuite fait embaucher par des acteurs privés de ce secteur, acteurs privés qui, heureuse coincidence, avaient beaucoup bénéficié de cette libéralisation… c’est fou comme le hasard fait bien les choses quand même.
Autre grand classique après une carrière politique, c’est l’animation de conférences grassement payées, pour le compte d’acteurs privés, et pour des sommes qui se montent parfois à plusieurs dizaines de milliers d’euros par conférence, ou plus. Ici encore on a énormément d’anciennes personnalités de premier plan qui sont concernées. En vrac, des gens comme Ronald Reagan, Bill Clinton, Margaret Thatcher, Tony Blair, Valéry Giscard d’Estaing, Nicolas Sarkozy, José Manuel Barroso ou Georges Papandréou, et même Mikhaïl Gorbatchev (oui oui), qui donnent (ou qui ont donné en leur temps) ce type de conférences pour des entreprises privées (« Les recasés de la République », Roger LENGLET et Jean-Luc TOULY, 2015). Et ça, c’est juste pour citer les plus connus, mais en réalité énormément de politiques sont concenré·e·s, y compris des personnalités de second plan, comme des ex-ministres ou secrétaires d’État par exemple, même si c’est évidemment pour des sommes un peu moins élevées. En France, on a des gens comme Rama Yade, Luc Ferry, Dominique de Villepin, François Fillon, Frédéric Mitterrand, Éric Besson, Éric Woerth, David Douillet, Jacques Delors, Bernard Kouchner, ou encore Lionel Jospin, qui ont donné ce type de conférences.
Pourtant tout ça est parfaitement légal, vu qu’il est évidemment impossible de prouver que la politique de l’élu·e au pouvoir aurait été influencée par la perspective de se reconvertir plus tard dans le privé, ou que cette reconversion était préparée durant le mandat. Et tout ça c’est que quelques exemples pour de se faire une idée de la diversité des profils et des milieux concernés, mais la liste est très loin d’être exhaustive, et les reconversions d’anciens politiques dans le privé sont nombreuses.
Donc voilà pas mal d’exemples de corruption plus ou moins directe, ou de situations de conflits d’intérêts où l’élu·e est soit directement impliqué·e, soit c’est un·e proche de l’élu·e qui en bénéficie. Il y a certainement beaucoup d’autres exemple, et ça montre qu’il y a pas mal de moyens de récompenser on va dire directement les élu·e·s qui rendent des « services ».
Mais il existe aussi ce qu’on pourrait appeler la « corruption indirecte », via les réseaux d’influence. C’est quoi la corruption indirecte ? Eh bien c’est tout simplement qu’une entreprise est pas obligée de traiter directement avec tou·te·s les élu·e·s dont elle attend quelque chose, mais va pouvoir profiter du fait que les élu·e·s sont dépendant·e·s les un·e·s des autres pour arriver à ses fins.
Autrement dit, il peut y avoir plusieurs intermédiaires entre corrupteurs·trices et corrompu·e·s, et les exécutant·e·s n’ont pas forcément de contacts directs avec les corrupteurs·trices.
Ça c’est possible parce que les élu·e·s dépendent les un·e·s des autres. Par exemple, vous pouvez avoir un cadre d’un parti ou un responsable politique de premier plan corrompu par une entreprise privée, qui va utiliser ses relations et ses propres moyens de pression sur d’autres élu·e·s (comme par exemple un chantage aux investitures dans le parti politique sur lequel il a une prise) pour obtenir d’autres responsables politiques des décisions qui, au final, bénéficieront à l’entreprise, mais sans que ces autres élu·e·s aient elleux-même eu besoin de négocier avec cette entreprise. Bon en pratique, la plupart du temps, il y aura même pas besoin de chantage, et ce sera plutôt des échanges de services et des renvois d’ascenseurs… je vote ta loi bidule si en échange t’acceptes de valider le marché public machin en faveur de telle entreprise, et tout le monde y gagne.
Cette interdépendance des élus, ces échanges de services, bref ces réseaux d’influence, ça rend la corruption plus facile, parce que ça rend plus facile le fait de corrompre plusieurs personnes à la fois, ce qui permet aux corrupteurs·trices d’obtenir plus facilement des majorités dans un sens qui les arrange.