Enfin, il y a une dernière raison pour laquelle les élu·e·s n’ont pas les mêmes intérêts que le reste de la population : les élu·e·s et l’électorat ne sont pas du même côté des institutions, et ne sont pas en fait du même côté du pouvoir. Les élus ont le pouvoir, et l’électorat ne l’a pas.
Quelques exemples :
L’électorat aurait intérêt à non-cumul strict des mandats (pour que les représentant·e·s se concentrent sur leur seul mandat à temps plein et soient plus efficaces, et aussi pour éviter que des gens accumulent trop de pouvoir). À l’inverse, les élu·e·s auront toujours intérêt à pouvoir cumuler les mandats : d’abord un intérêt économique, parce qu’iels peuvent cumuler la rémunération et les avantages en nature, mais aussi un intérêt politique, parce que plus de mandats veut dire plus d’influence politique en général, et donc plus de possibilités de sécuriser leur place par rapport à des nouveaux·elles venu·e·s et par rapport à leurs concurrent·e·s. En 2012, les trois quarts des parlementaires étaient en situation de cumul, et c’est pour ça que la réforme du non-cumul des mandats, promise par François Hollande dès 2012 normalement (qui était une réforme pas très ambitieuse en plus…) a été repoussée à 2014, puis à 2017 (soit cinq ans plus tard) : car les parlementaires n’avaient tout simplement pas intérêt à cette réforme. Et d’ailleurs des parlementaires (de tous bords) ont même tenté de la re-repousser ensuite à 2020, même si ça n’a pas marché…
Autre exemple, la question de l’absentéisme parlementaire : l’électorat aurait intérêt à ce que l’absentéisme injustifié dans les mandats soit sévèrement sanctionné, au minimum par des retenues sur les indemnités parlementaires, alors que les élu·e·s veulent être payé·e·s quoi qu’il arrive, même si iels sont pas là, et c’est illustré par exemple par le fait que les sanctions financières théoriquement prévues dans le règlement de l’Assemblée nationale et du Sénat pour punir les absent·e·s n’ont jamais été appliquées.
L’électorat aurait aussi intérêt au maximum de transparence et de contrôle sur l’utilisation qui est faite de l’argent public, et à des sanctions sévères des élu·e·s qui utilisent l’argent public pour autre chose que leur mandat… et les élu·e·s, ici encore, ont un intérêt contraire, iels ont intérêt à être les plus libres et les moins contrôlé·e·s possible dans ce qu’iels font de l’argent public, et au moins de transparence possible.
Il y a par exemple la réserve parlementaire, qui a été beaucoup critiquée : de l’argent que les élu·e·s à l’Assemblée et au Sénat peuvent utiliser (à peu près) comme iels veulent, sans trop de contrôle, et on sait depuis pas mal de temps que la plupart des élu·e·s l’utilisent de façon clientéliste, par exemple pour financer des associations locales qui les arrangent électoralement… Eh bien il a fallu attendre 2017 avant que cette fameuse réserve soit enfin supprimée… mais là où c’est « drôle » c’est que le Sénat en a tenté d’en créer une nouvelle immédiatement après pour remplacer l’ancienne, tant qu’à faire…
Autre exemple : l’IRFM (Indemnité Représentative de Frais de Mandat), qui est censée être utilisée par les élu·e·s uniquement pour rembourser les dépenses liées à leur mandat… mais qui est tellement peu contrôlée qu’elle est utilisée par des dizaines de député·e·s pour acquérir un bien immobilier pour eux (par exemple pour acheter leur permanence !), sans qu’il y ait aucun contrôle qui soit mis en place, jusqu’à récemment. Et même si l’IRFM a finalement été « supprimée » en 2018 pour faire taire les critiques, elle a en fait été remplacée par une AMFM (Avance mensuelle sur les frais de mandat) …qui en réalité n’est pas plus transparente ! Donc les élu·e·s n’ont absolument pas intérêt ce qu’il y ait de la transparence et du contrôle sur ce qu’iels font de l’argent public.
Dans le même domaine, l’électorat aurait intérêt à ce que la corruption soit très sévèrement sanctionnée, que les élu·e·s aient un statut de justiciables ordinaires, et soient soumis aux mêmes règles et aux mêmes lois que tout le monde, alors que les élu·e·s ont évidemment intérêt à être traité·e·s avec le maximum d’indulgence, ont intérêt à avoir des passe-droits (comme leur fameuse immunité parlementaire), et ont intérêt à une justice d’exception, comme par exemple la fameuse Cour de Justice de la République (CJR). Pour rappel, la CJR est une juridiction d’exception chargée de juger les ministres (par exemple), et qui est composée d’autres élu·e·s… ce qui évite aux politiques d’être jugé·e·s par la justice classique, et leur permet au contraire d’être jugé·e·s par des gens qui ont un peu les mêmes intérêts qu’elleux, et qui seront évidemment beaucoup moins sévères qu’une véritable justice pourrait l’être.
Autre exemple encore de divergence d’intérêts entre l’électorat et les élu·e·s : l’électorat a intérêt à un système électoral le plus équitable et le plus démocratique possible, où tous les courants politiques seraient représentés (à peu près) à hauteur de leur poids dans la population, alors que les élu·e·s ont intérêt à des modes de scrutins qui avantagent les candidat·e·s sortant·e·s, et en pratique c’est pour ça que les systèmes électoraux avantagent souvent les grands partis, avec des scrutins majoritaires, parce que ce sont les élu·e·s qui fixent les règles du jeu électoral.
Voilà quelques exemples absolument pas exhaustifs, pour dire que le statut d’élu·e fait que les élu·e·s vont toujours avoir des intérêts différents du reste de la population, parce qu’iels sont de l’autre côté du pouvoir. L’électorat n’exerce pas le pouvoir, il a donc a intérêt à le limiter au maximum, à faire en sorte qu’il y ait le maximum de contre-pouvoirs possibles, alors que les élu·e·s, elleux, exercent le pouvoir, et ont donc intérêt à ce que ce pouvoir soit le moins limité possible, et à ce qu’iels en aient le plus.
Or, l’un des problèmes fondamentaux du système électoral, c’est justement que ce sont les élu·e·s elleux-mêmes qui votent les lois qui organisent la société, et donc au passage les lois qui fixent les règles du jeu électoral, et les lois qui déterminent le fonctionnement des institutions… et donc les lois qui déterminent leur propre situation matérielle et juridique, et leurs propres privilèges. Du coup, ces lois, c’est très difficile de les changer dans un sens qui irait vers réellement plus de transparence, vers plus de contrôle du peuple sur ses représentant·e·s, vers un système électoral plus équitable, etc. parce que les seules personnes qui peuvent changer la loi dans ce sens n’y auront par définition jamais intérêt.
Alors, il arrive qu’il y ait quelques exceptions et quelques (petites) avancées de temps en temps pour satisfaire l’électorat, histoire de dire on fait quelque chose (genre l’alignement du régime de retraite des député·e·s sur le régime général en 2018 (une promesse de campagne de Macron), ou le fameux « non cumul » des mandats de Hollande…), mais ces avancées sont souvent en trompe l’œil (comme l’IRFM « supprimée », mais remplacée immédiatement par l’AMFM, qui est à peu près la même chose…). Et dans tous les cas ces petites avancées remettent pas vraiment en cause le gros des intérêts des parlementaires, ni leur statut spécifique, ni leurs passe-droits, mais juste une toute petite partie de ces intérêts pour calmer l’électorat et préserver le reste.