En plus de ça, c’est toujours les mêmes personnes qui commandent des sondages, et du coup ces sondages vont toujours être orientés dans le même sens. Bien sûr, en théorie, n’importe qui peut commander un sondage à un institut de sondage hein, mais en pratique ces sondages coûtent assez cher, de l’ordre de 1 000 € par question posée. Or, 1 000 € par question, ça représente beaucoup d’argent pour notre camp social (vu qu’on a pas de fric), mais c’est très peu pour la classe dominante, par exemple par rapport au budget des médias de masse, ou encore pour des gens qui peuvent faire financer ces sondages par l’argent public. Et donc le patronat et ses alliés vont pouvoir faire des sondages en grande quantité, et en inonder plus ou moins le paysage médiatique, mais pas notre camp.
Aussi, la présentation des résultats des sondages dans les médias est tout sauf neutre. Exemple concret : un sondage de 2014 sur le travail du dimanche (encore), avec deux questions différentes : une première question sur l’ouverture des magasins, où 62% des personnes interrogées disent qu’elles seraient pour l’ouverture des magasins le dimanche, et une deuxième question où on demande si les gens seraient prêts eux-mêmes à travailler le dimanche, et là par contre on a 60% de refus. Eh bien, avec ce sondage, le Figaro va titrer « 62% des Français favorables au travail dominical » …ce qui est en fait limite un mensonge et une manipulation, mais le Figaro est pas le seul, et pas mal d’autres médias ont choisi d’insister plus sur le fait que les personnes interrogées étaient favorables à l’ouverture des magasins, plutôt que sur le fait qu’elles refusaient majoritairement de bosser elles-mêmes.
Autre exemple : suite à une polémique lancée par le ministre Gérald Darmanin, qui avait affirmé qu’il y aurait trop d’aides sociales en France, un sondage est fait sur le sujet, pour savoir ce qu’en pensent les gens, et le résultat obtenu est que 40 % des personnes interrogées sont d’accord avec le ministre. Donc avec ce sondage, le « journal » Ouest France titre « Pour quatre Français sur dix, les aides sociales sont “trop élevées” » : autrement dit, quatre Français sur dix donnent raison au ministre. Sauf qu’ils auraient aussi pu titrer sur le fait que six Français·es sur dix (donc une grosse majorité en fait) considèrent que les aides sociales ne sont pas trop élevées… et donc lui donnent tort. Pendant qu’on y est, en regardant le contenu de ce sondage de plus près, on constate que sur les 60 % qui trouvent que les aides sociales ne sont pas trop élevées, il y en a même 28 % (donc près de trois Français·es sur dix en tout) qui considèrent même que les aides sociales ne sont « pas assez élevées ». Donc beaucoup de gens considèrent qu’on aide pas assez les pauvres, et que l’État fait pas correctement son job de redistribution des richesses, mais bizarrement, Ouest France a pas choisi d’insister là-dessus par contre.
D’ailleurs si on regarde d’encore plus près les détails de ce sondage, après la première question sur les aides sociales en général, les gens ont ensuite été interrogés plus spécifiquement sur les aides sociales dans sept différents domaines (retraite, vieillesse, lutte contre la pauvreté, santé, logement, famille et chômage, respectivement). Eh bien, dans chacun de ces foutus domaines, il y a moins de gens qui considèrent que les aides sont trop élevées que pour la question générale. Le maximum c’est 34 %, sur le chômage (autrement dit, 34 % des personnes interrogées considèrent qu’il y a trop d’aides pour les chômeurs·euses), mais il y a par exemple que 15 % qui considèrent que les aides sont trop élevées dans la lutte contre la pauvreté, et seulement 8 % qui considèrent que les aides seraient trop élevées dans le domaine de la santé !
En fait cet exemple il est vraiment intéressant parce qu’il montre à la fois comment la formulation des questions influe sur le résultat, et comment le commentaire et la présentation des résultats dans les médias peuvent être orientés. Ici le fait de poser des questions spécifiques change le résultat, parce qu’une fois passée la première question où on répond un peu à l’instinct, parce qu’on nous interroge sur quelque chose d’un peu abstrait et un peu vague (« les aides sociales » en général, c’est abstrait et c’est vague), eh bien quand on entre un peu plus dans le concret et qu’on parle de domaines spécifiques, ça change la perception des gens, et ça fait que les gens qui répondent se sentent un peu moins pressés de diminuer ces fameuses aides, parce que présenté comme ça, iels se rendent tout de suite plus facilement compte de à quoi ça correspond, et que ça sert pas à rien. D’ailleurs dans le détail, il y a même énormément de gens qui trouvent que les aides sont pas assez élevées dans beaucoup de ces domaines (63 % sur la santé, 64 % pour la pauvreté, et même + de 80 % sur la retraite et vieillesse !) Mais évidemment, ni le titre ni l’article de Ouest France analyseront vraiment ça (l’article en parle un peu, mais sans plus), et on préfère insister au contraire sur le résultat de la première question, et sous un angle très partial. L’article termine même en précisant que le gouvernement va « s’y attaquer » à ces fameuses aides sociales dont les Français·es sont censé·e·s plus vouloir : et voilà comment on nous fait accepter des mesures qui sont en fait fortement impopulaires (puisque, d’après leur propre sondage, l’écrasante majorité des personnes interrogées pensent que les aides ne sont pas trop élevées, et que c’est même le contraire), mais on nous fait croire que réduire les aides, c’est ce que le peuple voudrait.
En plus, il y a souvent plusieurs sondages qui sont faits sur un même sujet d’actualité, à quelques jours d’intervalle, et dont les résultats vont varier un petit peu (genre de quelques pourcents), ce qui est logique vu qu’on interroge un échantillon aléatoire. Du coup les médias peuvent choisir de parler plus des sondages dont les résultats les arrangent, et un peu moins (ou pas de la même façon) des autres. Par exemple si vous avez un jour un sondage qui est fait où 35% des personnes interrogées sont favorables au travail dominical, et puis, une semaine plus tard, un autre sondage sur le même sujet où vous avez cette fois 40% des gens qui sont pour, on commentera le deuxième sondage en insistant sur le fait que le nombre de personnes favorables au travail du dimanche progresse. Par contre si c’est l’inverse, et que huit jours plus tard on retombe à 35%, là on en parlera peut-être pas.