Le premier problème, qu’on va voir dans l’épisode d’aujourd’hui c’est que le choix qu’on croit faire au moment de l’élection est largement illusoire, c’est à dire qu’il y a pas véritablement de grosse différence entre les principales candidatures.
Évidemment avant l’élection, les candidat·e·s peuvent tenir des discours un peu différents, mais une fois élu·e·s, iels vont mener généralement la même politique, ou une politique proche, et pour s’en convaincre il suffit de regarder un petit peu le choix qu’on avait lors des dernières grandes élections en France. Je vais prendre les exemples des présidentielles récentes, parce que tout le monde les connaît.
En 2012 donc, on avait le choix concrètement entre Nicolas Sarkozy et François Hollande. Sauf que, en pratique, François Hollande, on a bien vu, après son élection, qu’il menait la même politique que Nicolas Sarkozy : une politique antisociale et répressive, autrement dit la politique que souhaite le grand patronat.
Même chose en 2007, l’alternative qu’on avait à Nicolas Sarkozy, c’était Ségolène Royal. Mais Ségolène Royal, on a vu aussi, après coup, qu’elle était d’accord avec la politique de François Hollande, puisqu’elle a été ministre de François Hollande entre 2014 et 2017, et qu’elle n’a jamais émis la moindre réserve ou la moindre critique sur sa politique antisociale et répressive. Donc on peut supposer que si elle avait été élue en 2007, elle aurait mené à peu près la même politique que François Hollande et Nicolas Sarkozy ont mené.
Bien sûr, pour ces élections, il y avait d’autres choix disponibles que les deux principaux, mais :
En fait, si on regarde pour ces deux élections que j’ai données comme exemple, les principales candidatures dites « alternatives », c’est à dire celles arrivées en troisième et quatrième position, donc François Bayrou et Jean-Marie Le Pen en 2007, et Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon en 2012, eh bien il y a pas mal d’indices qui laissent penser que ces candidats-là n’auraient pas fait une politique vraiment meilleure s’iels avaient été au pouvoir (au contraire même pour certain·e·s…). Je vais regarder surtout d’un point de vue économique ici, je pense que l’ensemble de ces candidat·e·s alternatives auraient tous plus ou moins essayé de faire la politique du patronat s’iels avaient été au pouvoir, même s’iels s’en vantent pas ou qu’iels voudraient bien nous faire croire le contraire.
François Bayrou, par exemple, a gouverné plusieurs fois avec la droite et a même été plusieurs fois ministre sous des gouvernements de droite.
Jean-Marie Le Pen, en plus d’être un fasciste et un tortionnaire, économiquement, il a toujours été ultra-libéral (il s’en est jamais caché), et il était même fan de Ronald Reagan, une des figures du libéralisme le plus décomplexé.
Sa fille Marine Le Pen, elle, c’est moins évident, parce qu’elle fait semblant de se préoccuper du sort des travailleurs, et elle tient parfois, en apparence, un discours social. Mais en réalité elle passe aussi son temps à monter les travailleurs·euses les un·e·s contre les autres, en attisant la haine (contre les étrangèr·e·s, les chômeurs·euses, les fonctionnaires, etc.), au plus grand bénéfice du patronat, car tous les travailleurs·euses ont des intérêts communs et ont en fait largement intérêt à s’unir. Et d’ailleurs Marine Le Pen prône aussi des mesures que veut le patronat, par exemple, l’augmentation du temps de travail (avec la suppression des 35 heures et le retour à 39 heures travaillées), ou la réduction des cotisations sociales pour les entreprises (qu’elle appelle « charges »). Donc, en plus de toutes les autres horreurs qu’elle dit et qu’elle a l’intention de faire, le fond économique est toujours au bénéfice du patronat, et du point de vue économique, toujours pas de vraie différence avec les gouvernements au pouvoir.
Et enfin, même chose aussi pour Jean-Luc Mélenchon. Jean-Luc Mélenchon, c’est le seul « gros » candidat qui fait encore semblant d’être de gauche et de critiquer un peu le patronat, et qui propose des mesures sociales. Mais en fait, derrière ses discours en apparence critiques et révoltés, il y a un certain nombre de contradictions et de trucs qui collent pas avec cette image.
Par exemple, c’est quelqu’un qui était, notamment, assez proche du marchand d’armes Serge Dassault (eh oui !), pour qui il avait beaucoup d’estime et d’admiration, et qu’il qualifiait de « grand industriel ». Or Serge Dassault, c’était quand même non seulement un grand patron, donc quelqu’un qui avait accumulé et fait fructifier sa fortune grâce à la sueur des autres, mais aussi un marchand d’armes, qui n’a pas hésité à vendre des armes à des dictatures, donc quelqu’un qui avait du sang sur les mains.
Donc ça fait relativiser un peu le discours en apparence critique du patronat de Jean-Luc Mélenchon, d’autant plus que lui non plus n’hésite pas à opposer les travailleurs entre eux, en reprenant les termes les plus caricaturaux de l’extrême-droite par démagogie et par intérêt électoral. Par exemple, quand, en 2016, il accuse les travailleurs détachés de venir « voler le pain » des travailleurs locaux en Europe, l’intérêt d’employer cette formule est de créer une polémique pour faire parler de lui, mais avec le risque de légitimer le discours d’extrême-droite et d’attiser la haine au passage.
Alors attention, hein, il y a quand même des différences, et là non plus il faut pas tomber dans le piège du relativisme : ce serait pas du tout la même chose d’avoir Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon au pouvoir par exemple. Parce que même si Mélenchon hésite pas à piocher régulièrement dans le registre de l’extrême-droite par intérêt électoral, c’est pas du tout la seule chose qui le définit, ni surtout ce qui définit son électorat, alors que Le Pen c’est l’ensemble de son discours et de sa doctrine qui sont de A à Z basés sur la haine et le rejet des étrangèr·e·s, des homosexuel·le·s, etc., et qu’elle passe son temps à diviser les pauvres et à les monter les un·e·s contre les autres, sans parler du fait que son fan club est facho, violent, et fanatisé. Donc l’extrême-droite est un danger en soi (j’en reparlerai), et si par malheur Marine Le Pen arrivait au pouvoir, elle serait certainement en position de faire une politique encore plus répressive et encore plus pro-patronat que les autres que j’ai cités (et c’est d’ailleurs ce que fait systématiquement l’extrême-droite quand elle arrive au pouvoir, dans à peu près tous les pays du monde). Alors que si Jean-Luc Mélenchon était au pouvoir, il serait probablement obligé pour plusieurs raisons de prendre quand même un certain nombre de mesures sociales et de « gauche » malgré tout.
Pourtant il faut juste pas s’illusionner : même lui ferait aussi certainement pas mal de compromis en faveur du patronat, et sa politique serait globalement pro patronat quand même, même si moins que celle des autres candidat·e·s que j’ai cité·e·s.
Bref c’était que quelques exemples pour les élections de 2007 et 2012 en France, je passe vite sur 2017 parce que c’est à peu près pareil que les épisodes précédents, avec juste le casting qui change un peu : on a Emmanuel Macron et François Fillon en candidats de droite décomplexée supplémentaires, et Benoît Hamon comme deuxième candidat à faire semblant d’être de gauche, à part ça pas grand chose qui change. L’idée c’est que, pour toutes ces élections, même les candidat·e·s prétendument « alternatifs·ves » sont pas forcément très différent·e·s de celleux qui arrivent au pouvoir habituellement, et ont pas plus de scrupules.
À chaque élection, on a donc concrètement le « choix » qu’entre des candidat·e·s qui se ressemblent tou·te·s. Qui sont certes pas exactement identiques hein, il faut pas exagérer, mais qui ont tou·te·s au minimum un gros point commun : c’est qu’iels sont tou·te·s prêt·e·s à faire au minimum des gros compromis avec le patronat, voire à le servir ouvertement. On peut bien sûr essayer d’obtenir la moins pire parmi les alternatives qui nous sont proposées, c’est raisonnable, mais on a pas le choix réel d’une politique qui irait véritablement contre les intérêts du patronat, juste des politiques qui sont plus ou moins pour, à différents degrés. On me dira qu’il y a d’autres candidatures, dites « d’extrême-gauche » à ces élections (genre Nathalie Arthaud de Lutte Ouvrière, ou Philippe Poutou du NPA par exemple), et qui elles proposent des politiques véritablement différentes, et radicalement opposées aux intérêts du patronat : c’est vrai, sauf que ces candidatures ont concrètement aucune chance d’être élues, et on va voir que c’est pas un hasard, et que c’est dû à la façon dont les élections fonctionnent. En pratique les seul·e·s qui ont une chance d’arriver aux manettes sont patrono-compatibles, à différents degrés.
Et c’est pas le cas seulement dans notre pays, ou juste ces dernières années.
J’ai pris des exemples récents en France parce qu’ils sont encore frais dans les mémoires, mais on pourrait s’amuser à remonter plus loin dans le temps, ou à regarder ce qui se passe dans d’autres pays, et on verrait que le problème est le même un peu partout dans le monde, et à peu près à toutes les époques : à chaque fois qu’une majorité politique change, la politique menée reste globalement dans l’intérêt du patronat. Avec des nuances entre les majorités encore une fois, et même quelques (très rares) exceptions de temps en temps, mais globalement, les majorités changent, et la politique menée reste la même, y compris quand c’est des majorités étiquetées à « gauche ».
Ça a été le cas par exemple avec l’élection de Barack Obama aux États-Unis en 2008, qui avait suscité beaucoup d’espoirs, mais qui, à une ou deux exceptions près, a fait à une politique assez proche de celle de Bush. Il a (notamment) renforcé encore les pouvoirs du président et affaibli les contre-pouvoirs politiques, engagé les États-Unis dans encore plus de guerres en Afrique et au Moyen-Orient, autorisé et renforcé un programme d’assassinats ciblés par drones tueurs pour lutter contre le terrorisme, mais qui a fait des centaines de victimes innocentes, élargi les pouvoirs de surveillance de masse de la NSA, aggravé considérablement les expulsions de sans-papiers, et quant à la baisse des chiffres du chômage pendant son bilan, elle s’est faite au prix de la création de nombreux emplois précaires et à bas salaires, et de l’augmentation globale des inégalités.
Donc pas un bilan super reluisant ni progressiste, mais Obama est pas le seul. Il s’est passé la même chose quand la « gauche radicale » Syriza est arrivée au pouvoir en 2015 en Grèce, et a poursuivi et aggravé les politiques d’austérité des précédents gouvernements. Même chose aussi au Royaume-Uni, quand les travaillistes au pouvoir ont attaqué les services publics et globalement poursuivi les réformes de Thatcher qui démantelaient l’État-providence. Idem en Allemagne, quand le Parti social-démocrate allemand (le SPD) a fait des réformes qui ont « flexibilisé » le marché du travail et appauvri des millions d’allemand·e·s, pour faire baisser les chiffres du chômages à coups d’emplois précaires, au plus grand profit du patronat. Et pareil en France quand François Mitterrand est arrivé au pouvoir et a mené très rapidement une politique de droite.
Autrement dit, à chaque fois, même ces majorités étiquetées de « gauche » ont fait globalement une politique favorable au patronat, juste un peu moins que la droite. Alors en pratique, presque toutes ces majorités ont fait ici et là quelques petites réformes de gauche et sociales quand même, histoire de pas trop s’aliéner leur électorat, mais si on prend du recul et qu’on regarde leur bilan global, et qu’on fait la somme de tout ce qu’elles ont fait de positif et de négatif, leur politique a quand même globalement été de droite, et beaucoup plus favorable au patronat qu’aux travailleurs·euses. Moins pire que ce que ferait la droite (ou surtout l’extrême-droite hein, il y a pas photo), mais globalement favorable au patronat quand même.
Donc élection après élection, le peuple a beau remplacer les élu·e·s et les partis au pouvoir par d’autres élus et d’autres partis, ça ne change pas grand chose aux politiques menées.
Pourquoi ?
Eh bien d’abord parce que, le choix qu’on a au moment de l’élection est un faux choix, ou au minimum un choix artificiellement restreint, un choix qui est en pratique limité à des alternatives qui sont pas tellement différentes, avec un marketting parfois différent, mais qui sont toutes au moins prêtes à faire la politique du patronat.