Pour une démocratie directe

Épisode 7 : La démagogie

Pourquoi ça marche ?

Globalement, la démagogie ça fonctionne donc pas mal, ça marche même très bien, puisque des gens continuent de voter, y compris de voter pour des crapules qui les ont déjà trahi·e·s.

Alors pourquoi est-ce que ça marche ?

Les gens sont-iels bêtes ?

On a envie de se dire que ça devrait plus fonctionner tout ça, vu que ça fait un moment quand même, mais les gens continuent de se faire manipuler après tout ce temps : mandat après mandat, malgré les trahisons systématiques, les gens continuent de voter, voire même de voter pour celleux qui les ont trahi·e·s.

Alors est-ce que les gens sont tout simplement bêtes ? C’est l’explication classique qu’on entend souvent, à droite comme à gauche, même venant d’anarchistes parfois : les gens seraient bêtes, naïfs·ves, seraient des moutons, et c’est pour ça qu’iels continueraient de se faire avoir encore et encore.

Hé bien je pense que c’est pas le cas. C’est beaucoup trop facile de se contenter de ça et de cette explication, et en fait, je pense que ça, c’est une analyse de droite, même quand ça vient de gauchos ou d’anarchistes sincères, parce que ça revient à détester le peuple, et c’est incroyablement méprisant, donc de droite.

Non parce que déjà, quand quelqu’un·e dit que « les gens sont bêtes », cette personne ne s’inclue pas dedans, hein. C’est les autres qui sont bêtes, puisqu’iels ont pas compris qu’il fallait voter pour un·e·tel·le (ou qu’il fallait ne pas voter), alors que moi j’ai compris ce qu’il fallait faire pour que les choses s’améliorent, voyez. Donc les autres sont bêtes, les masses sont stupides, mais pas moi. On peut difficilement faire plus méprisant et plus de droite comme analyse.

Mais en plus cette analyse est de droite pour une deuxième raison : c’est qu’elle ne permet absolument pas de résoudre le problème. Ben oui, si c’est parce que les gens sont bêtes que tout va mal, on peut rien faire pour améliorer ça, vu que c’est le peuple qui décide de toute façon en démocratie, donc on est bloqué·e·s. Ou alors, le seul moyen de « résoudre » ça, ce serait de confier le pouvoir à des gens plus intelligent·e·s, à une élite supposément « éclairée » plutôt qu’au peuple dans son ensemble. Donc la seule « solution » sous-entendue par cette analyse, ce serait d’aller vers toujours moins de démocratie, et vers une société où le pouvoir est encore plus concentré qu’aujourd’hui, où la population aurait encore moins de pouvoir, etc. bref une société toujours plus autoritaire.

Inutile de dire qu’en plus d’être dégueulasse et dangereux, ça ne risque absolument pas de résoudre quoi que ce soit, au contraire, ça ne peut qu’aggraver les choses.

Donc ce n’est pas ça, ce n’est pas parce que les gens seraient bêtes que la démagogie et les manipulations fonctionnent, il doit y avoir une autre explication.

Hé bien ici aussi, je pense que c’est largement dû à la façon dont la société est organisée, et que c’est le résultat du fonctionnement du système électoral : c’est le principe même des élections qui encourage la démagogie.

Les élections encouragent la démagogie

Alors bien sûr, il y pourrait y avoir des tentatives de démagogie et de manipulations aussi dans d’autres systèmes politiques que les élections, même dans une démocratie directe. Et même dans une démocratie directe, il faudra être méfiant·e·s et prendre des mesures pour lutter contre ça.

Mais la démagogie sera plus forte dans un système basé sur les élections, car le principe même des élections la facilite et l’encourage à fond, de plein de façons différentes.

Les élections sont une possibilité d’arriver au pouvoir par la parole

Déjà première chose : parce que les élections, ça crée une possibilité d’arriver au pouvoir grâce ce qu’on dit, selon le discours que vous tenez, puisque les candidat·e·s sont jugé·e par l’électorat sur ce qu’iels disent. Et ça, ça encourage à promettre, à tromper, à trouver les meilleures façons de manipuler, parce qu’il y a une énorme récompense à la clé : l’enjeu et l’intérêt d’arriver au pouvoir sont énormes, et tout ça dépend (presque) uniquement de votre capacité à convaincre et de votre stratégie politique.

Et ça, ça génère évidemment des « vocations » à la pelle : ça attire les gens sans scrupules comme la lumière attire les moustiques, il y a des milliers de gens qui se disent qu’iels peuvent faire carrière, et des milliers d’opportunistes qui viennent tenter leur chance dans tous les partis qui ont une probabilité raisonnable d’arriver au pouvoir.

Donc le principe de l’élection attire les opportunistes, les fait émerger en quelque sorte de la population et tenter d’arriver au pouvoir par la voie électorale.

Mais ça ne s’arrête pas là, et le principe de l’élection va carrément sélectionner ces démagogues selon leur capacité à convaincre, et permettre aux meilleur·e·s de faire carrière.

Au pouvoir, il n’y a de la place que pour quelques centaines de personnes, mais il y a des dizaines de milliers d’opportunistes qui tentent d’y arriver et qui se font concurrence pour ça, donc forcément dans le lot il va y en avoir inévitablement beaucoup qui échoueront. Il y a une part de hasard et de chance pour réussir bien sûr, mais pas que : il y a quand même une grosse question de « talent » dans la manipulation.

En fait, l’élection, c’est un peu une forme de « sélection naturelle » selon un critère de charisme et de qui saura le mieux manipuler et tromper l’électorat pour arriver (ou se maintenir) au pouvoir. Vous connaissez le principe de la sélection naturelle de Darwin : vous commencez avec plein d’animaux un peu différents, tous avec des caractéristiques physiques différentes, etc. que le hasard de la génétique a créés, mais tous ces animaux ne sont pas aussi bien adaptés à leur environnement, et ceux qui sont les mieux adaptés vont survivre et se reproduire, et puis ceux qui ne sont pas adaptés vont être éliminés. Hé ben les élections c’est (un peu) pareil : vous avez plein de gens qui se présentent et qui essayent de faire carrière, certains qui n’ont aucun talent ou des trop mauvaises stratégies, et certains qui sont bons et qui savent convaincre, et qui ont compris dans le détail les règles du jeu électoral et comment les tordre au mieux dans leur intérêt. Et l’élection va faire le tri entre tous ceux-là, va faire que celleux qui sont trop mauvais·es et qui n’arrivent pas à convaincre sont écarté·e·s, et que les meilleur·e·s manipulateurs·trices restent et font carrière plus longtemps. Et ceux-là vont transmettre leurs meilleures techniques, non pas par la génétique, mais par le mimétisme et l’imitation de ce qui fonctionne.

Ça veut dire que les gens qui se présentent sont des pros, des as de la manip’, des gens qui, mandat après mandat, génération de politicien·ne·s après génération de politicien·ne·s, ont été en quelque sorte sélectionné·e·s pour être des bon·ne·s démagogues, des bon·ne·s acteurs·trices, bref des gens qui savent manipuler. Et quand vous regardez bien, la plupart des femmes et hommes « d’État », des célébrités politiques, sont des gens qui ont beaucoup de charisme, des tribuns qui savent emporter l’adhésion des foules lorsqu’iels parlent, même si c’est des salaud·e·s sans scrupules qui ne croient pas un mot de ce qu’iels racontent. Autrement dit, le principe de l’élection fait en quelque sorte émerger « naturellement » les démagogues les plus doué·e·s de la population pour les conduire au pouvoir, et donc c’est logique qu’iels soient bon·ne·s et charismatiques, et qu’on ait envie de les suivre : parce qu’iels ont été sélectionné·e·s depuis longtemps sur ce critère, et tous ces gens-là sont en concurrence permanente pour qui saura le mieux tromper la population et qui saura le mieux défendre les intérêts de la bourgeoisie.

La délégation de pouvoir dépolitise le peuple

Ensuite un autre truc très important qui fait que les élections favorisent à fond les manipulations et la démagogie, c’est la délégation de pouvoir. La délégation de pouvoir, c’est le principe de base des élections, c’est à dire que le peuple est privé du vrai pouvoir de décision politique, et tenu éloigné des décisions en permanence, relégué à un rôle de spectateur de la politique plutôt qu’acteur.

Hé bien ça, ça contribue à fond à dépolitiser les gens en fait, à faire qu’iels soient moins informé·e·s, moins éduqué·e·s sur les questions politiques, et donc, beaucoup plus facilement manipulables, tout simplement parce qu’iels ne pratiquent pas. À partir du moment où on n’a aucun pouvoir, pourquoi est-ce que les gens passeraient du temps à s’intéresser aux lois qui sont débattues et votées, puisqu’iels ne peuvent rien y faire de toute façon ?

Comme dit précédemment, pour l’instant la seule chose que vous pouvez faire pour tenter d’influer sur la rédaction ou le vote des lois, c’est écrire à votre député·e et faire appel à sa bonne volonté, ce qui a à peu près zéro chances de marcher. Autrement dit : nous n’avons aucun pouvoir et aucune prise sur les lois qui se votent, et dans ces conditions, quel est l’intérêt de suivre dans le détail l’actualité législative ? Aucun. C’est juste une perte de temps et un gaspillage d’énergie.

Alors bon j’exagère un peu. Ça peut servir d’étudier les lois dégueulasses qui se préparent, par exemple pour mobiliser pour une grève, convaincre des gens qui sont pas trop informé·e·s de faire grève, en leur expliquant où est le danger et l’arnaque. On peut tenter d’obtenir des modifications des lois par le rapport de force économique et par la grève hein, comme je l’ai déjà dit, mais ce n’est pas vraiment un bon levier de contrôle, parce que c’est quand même un moyen de contrôle vachement indirect et vachement incertain, et qui nous donne qu’un contrôle lointain sur ce qui se passe, donc ça n’incite clairement pas autant à s’informer que si c’était nous qui votions directement les lois et les amendements.

Il faut comparer ça à la situation des élu·e·s elleux-mêmes : même quand iels sont un tout petit peu compétent·e·s et informé·e·s sur les lois qu’iels votent, ce n’est pas parce qu’iels seraient plus intelligent·e·s ou auraient fait des études particulières. Iels le sont parce qu’iels pratiquent la politique au quotidien, et parce que ce sont elleux qui prennent les décisions, et donc iels sont obligé·e·s de s’informer un minimum sur le contenu des lois qu’iels votent, au minimum pour éviter de voter par erreur une loi qui irait contre leurs propres intérêts ou contre les intérêts du patronat. Et puis iels sont obligé·e·s de se tenir un peu informé·e·s aussi pour savoir ce qu’iels vont bien pouvoir dire pendant les débats à l’Assemblée ou au Sénat par exemple, parce que même s’iels ne croient pas une seconde à ce qu’iels racontent, ces débats sont diffusés à la télévision, et servent donc à convaincre leur propre base électorale qu’iels ne se tournent pas les pouces en tant qu’élu·e·s.

Donc c’est bien le fait d’avoir du contrôle qui implique en politique, et c’est parce que le peuple n’en a pas qu’il ne s’implique pas et ne s’informe pas. D’ailleurs tout indique que les gens s’intéressent beaucoup plus à la politique pendant les périodes d’élections (par exemple l’audience des émissions politiques qui augmente énormément pendant ces périodes). Pourquoi ? Parce qu’à ce moment-là, les gens ont l’impression que leur avis compte, et qu’iels ont l’impression d’avoir une responsabilité et un petit peu de contrôle sur ce qui se passe (même si c’est complètement illusoire). Donc si toute la population votait les lois, c’est évident que ce serait une grosse incitation pour le public à s’impliquer, et à l’inverse, aujourd’hui où la population est tenue éloignée du pouvoir, ça n’incite pas du tout les gens à se tenir informé·e·s. La dépolitisation actuelle de la population n’est donc absolument pas naturelle : c’est bien le résultat de l’absence de contrôle de la population sur ce qui se passe, et donc le résultat de la délégation de pouvoir.

L’élection est une personnification inévitable

Ensuite, autre problème : la personnification de la politique, le fait qu’on s’intéresse aux personnalités politiques plus qu’aux idées, tout ça dépolitise aussi à mort les enjeux.

Et cette personnification, c’est encore le résultat de l’élection. C’est la nature même de l’élection : par définition, on ne vote pas pour des idées, on vote pour des personnes. Bien sûr les candidat·e·s essayent de nous séduire avec un programme, mais comme je l’ai dit, on a aucun moyen de s’assurer que ce programme sera appliqué.

Et puis c’est des gros programmes pour cinq ans, que l’électorat est obligé de valider complètement, ici aussi à cause de la nature de l’élection : vous pouvez pas voter mesure par mesure. En tant qu’électeur·trice, vous ne pouvez pas choisir trois mesures du programme d’untel, et deux mesures du programme de tel·le autre, parce que c’est pas comme ça que ça marche : vous êtes obligé de voter à cent pour cent pour un seul programme, donc le gros programme dont vous vous sentez le plus proche, et puis c’est tout.

Et là aussi les politicien·ne·s en profitent, évidemment. Iels savent que leur électorat va être de toute façon forcé de faire des compromis et de choisir un gros « programme », et donc iels cherchent non pas à faire des programmes cohérents, mais des programmes qui vont maximiser leur électorat à un instant t et gêner leurs adversaires. C’est ce qui fait qu’énormément de partis reprennent dans leurs propres programmes des thèmes qui marchent chez l’adversaire, même si ça a pas trop de sens ni de cohérence politique, l’idée c’est de leur couper l’herbe sous le pied et de ratisser le plus large possible.

L’objectif de ça est d’essayer d’aller chercher les quelques pour-cent de l’électorat qui sont entre vous et vos principaux adversaires et qui hésitent entre les deux, mais sans reprendre suffisamment de mesures du camp d’en face pour que ça risque de dégoûter votre propre électorat. Et aujourd’hui d’ailleurs, les programmes et les prises de positions des candidat·e·s sont de plus en plus le résultat d’un processus marketing similaire : on va observer et étudier en permanence les sondages, pour essayer d’estimer quelles mesures vont nous rapporter le plus de voix et gêner le plus nos adversaires principaux, sans pour autant dégoûter notre propre électorat, même si ça va le gêner un peu, on va faire en sorte que ça le gêne pas suffisamment pour le faire partir.

En fait, on en est à un point où les politiques s’entourent de conseillèr·e·s en communication et de professionnel·le·s du marketing simplement pour optimiser leurs chances à coups de calculs plus ou moins savants et d’estimations de ce qui va convaincre ou faire changer d’avis telle ou telle partie de l’électorat, mais pas telle autre.

Et tout ça est possible précisément à cause du fonctionnement de l’élection, parce que l’électorat n’a pas de contrôle précis sur ce qui se passe, et ne peut pas voter loi par loi et amendement par amendement, mais est obligé de voter pour un·e seul·e candidat·e ou pour une seule équipe à laquelle il accepte de confier le pouvoir, et donc, sous-entendu, de voter pour un seul gros programme auquel il est censé adhérer. Tout ça est possible aussi parce que l’électorat n’a aucun moyen de sanctionner les gens qui ne tiennent pas leur promesses donc, ce qui est aussi dû au principe de l’élection…

Bref vous n’avez jamais aucune garantie de ce que vos élu·e·s vont faire, la seule chose dont vous êtes sûr·e en fait quand vous élisez des gens, c’est que ces personnes vont être cinq ans au pouvoir, point. Donc inévitablement, élire c’est accorder sa confiance pour X années, et donc inévitablement, on est obligé de chercher à savoir à qui accorder cette confiance. On va tenter d’estimer qui en est digne ou pas, qui aura le « courage » de prendre les bonnes décisions, et donc, hé ben on est obligé·e·s de s’intéresser aux personnes et à ce qu’elles ont fait et dit et à leur personnalité. En un mot, les élections mettent l’accent et concentrent l’attention du public sur les personnes plutôt que sur les idées et sur la politique, parce que le seul petit bout de contrôle qu’on a est sur les personnes qui arrivent ou qui restent au pouvoir, mais jamais sur les lois votées, et donc sur les décisions politiques réellement prises.

Et tout ça, cette personnification, favorise évidemment le sentiment du public dont j’ai déjà parlé d’appartenir à un « camp » politique ou à un autre, avec l’électorat qui s’identifie aux leaders et aux tribuns de « son » camp, qui peut se braquer, etc. bref on ne raisonne plus de façon rationnelle, en cherchant quelle mesure est juste et quelle mesure ne l’est pas, mais on s’attache aux personnes, et ça nous rend plus facilement manipulables.

Encore plein de trucs

Il reste encore plein de trucs dont je n’ai pas parlé, par exemple le fait que, comme l’ensemble de la classe politique a globalement les mêmes intérêts, iels vont utiliser souvent les mêmes stratégies, et répéter tou·te·s les mêmes mensonges (avec des variantes), et donc tout ça donne du crédit à ces mensonges, puisque ils sont répétés par tout le monde et ne sont jamais contredits. Ça se voit avec le patriotisme par exemple : c’est logique que ça soit pas mal accepté dans la population, puisque tout le monde a l’air d’adhérer à ça et qu’on entend jamais de critique de ça.

Il y a aussi le fait que l’élection donne de la légitimité (apparente) aux élu·e·s, ou que l’élection encourage le clientélisme et le court-termisme (vu que les élu·e·s veulent juste optimiser leurs chances d’être réélu·e·s dans l’immédiat, et se moquent de ce qui se passera dans cinq ou dix ans).

Encore un truc dont je n’ai pas parlé : le fait que ce sont les élu·e·s qui fixent elleux-mêmes les règles du jeu électoral, et qui en profitent évidemment pour fixer des règles qui les avantagent, et qui arrangent systématiquement le parti au pouvoir. Voilà pourquoi il y a toujours beaucoup plus de temps de parole (garanti) pour la majorité que pour l’opposition élue. Voilà pourquoi les modes de scrutin sont uninominaux presque dans tous les pays du monde, alors que c’est les pires modes de scrutins possibles, mais ça avantage à mort les gros partis, et donc les partis au pouvoir. Sans parler des redécoupages électoraux biscornus pour tenter d’optimiser le nombre de circonscriptions où votre parti va avoir des élu·e·s, etc.