Pour une démocratie directe

Épisode 5 : La corruption

Le lobbying

Mais la dépendance des élu·e·s au patronat ne se limite absolument pas a ça, et en fait la corruption est généralisée pendant les mandats, et ça commence par une pratique bien connue : le lobbying.

Le lobbying, c’est le fait pour des entreprises de tenter d’influencer les décisions prises par les élu·e·s afin que ces décisions aillent dans leur intérêt, c’est à dire leur permettent de faire le plus de profits possible.

Alors dans une démocratie, ça paraît a priori logique et légitime que chacun·e, puisse tenter de défendre ses intérêts, et essaye d’obtenir les décisions politiques les plus favorables, ou qui lui semblent les meilleures, et les entreprises sont d’ailleurs pas les seules à tenter d’influer sur les décisions des élu·e·s. Il y a aussi des associations ou des particuliers par exemple, qui tentent régulièrement d’« interpeller » les décideurs·euses politiques sur tel ou tel sujet, et de les convaincre de la justesse de leur point de vue, par exemple avec des courriers ou des pétitions.

Du coup, à première vue, on pourrait se dire que le lobbying c’est pas pire que tout ça, et que ça a l’air raisonnable. D’ailleurs le lobbying est tout à fait légal. Le problème, c’est que les moyens sont pas du tout les mêmes entre d’un côté des associations (ou des particuliers), qui ont globalement des moyens de bénévoles qui agissent sur leur temps libre, et de l’autre côté des entreprises, avec des budgets en millions d’euros ou de dollars, et qui peuvent se permettre d’embaucher des lobbyistes à plein temps pour faire le job. Il y a donc une énorme inégalité des armes, et en pratique, le lobbying va très souvent permettre aux entreprises d’obtenir gain de cause, même contre l’intérêt général.

Les différentes formes du lobbying

Le lobbying peut prendre plein de formes différentes :

Il y a certainement pas mal d’autres formes de lobbying que j’oublie. Mais en fait la forme la plus connue et la plus visible de lobbying, c’est le fait pour des entreprises d’engager des lobbyistes à plein temps, lobbyistes qui vont contacter directement les élu·e·s pour défendre les intérêts de ces entreprises. Comme ils sont à plein temps, ces lobbyistes peuvent suivre l’actualité législative en permanence, et peuvent repérer facilement les projets de loi qui concernent les intérêts de leurs employeurs, et ils vont évidemment essayer de faire en sorte que ces lois soient écrites de façon à ne pas menacer ces intérêts. Mieux que ça, les lobbyistes se contentent pas d’attendre qu’on parle des domaines concernés, mais, dès qu’iels en ont l’occasion, vont eux-mêmes proposer aux élu·e·s des projets de loi ou d’amendements tout prêts et déjà rédigés, pour défendre les intérêts de leurs employeurs.

Ce lobbying, il est très souvent présenté comme une simple activité de conseil aux élus : les élu·e·s ne pouvant évidemment pas être expert·e·s de tous les domaines sur lesquels iels vont légiférer, iels ont donc besoin des conseils de spécialistes qui peuvent éclairer leurs choix. En gros, les lobbyistes, grâce à leur expertise, font gagner un temps précieux aux élu·e·s dans leur travail de législation (c’est vraiment sympa de leur part).

Sauf que… ce travail de « conseil » n’est évidemment pas désintéressé, et pas neutre, et il ne peut pas aboutir à des lois dans le sens de l’intérêt général, au contraire, parce que les intérêts de ces entreprises sont souvent très éloignées de l’intérêt général.

Pour prendre juste trois petits exemples récents au hasard :

Et ça c’est que trois exemples qui me semblent parlants (j’ai cité trois gros lobbys que tout le monde déteste, un peu par facilité j’avoue), mais il y en aurait des centaines.

En fait, il faut bien comprendre que c’est pas juste une poignée de méchantes multinationales qui feraient du lobbying, alors que toutes les autres entreprises seraient gentilles et vertueuses hein. Par définition, les intérêts de toutes les entreprises sont contraires à l’intérêt général : toutes les entreprises ont par exemple intérêt à payer leurs salarié·e·s le moins possible (parce que moins on paye les salarié·e·s, plus il reste de fric pour les profits), toutes les entreprises ont intérêt à avoir le moins de contraintes environnementales possibles (parce que ça coûte évidemment moins cher pour une usine de rejeter ses déchets industriels dans la nature par exemple, plutôt que de les retraiter), etc. Donc le lobbying ne peut pas se faire dans l’intérêt général, parce que les entreprises qui le pratiquent ont des intérêts contraires à l’intérêt général.

Le lobbying est généralisé

Et d’autant plus que le lobbying est très important et est pratiqué à peu près dans tous les lieux de pouvoir, et à très grande échelle. Je vais prendre l’exemple de Bruxelles, qui est la ville des principales instances législatives européennes (la Commission et le Parlement européens). À Bruxelles donc, on estime qu’il y aurait entre 15 000 et 30 000 lobbyistes à temps plein, et que l’industrie du lobbying y pèserait plusieurs milliards d’euros par an en tout, ce qui fait de Bruxelles le deuxième pôle mondial de lobbying après Washington (« youpi, la vieille Europe juste derrière les Américains quand même, c’est pas rien ! »).

Mais il faudrait pas croire que ce serait seulement l’Europe et les USA qui seraient concenrés : le lobbying se pratique en fait au plus près de tous les lieux de pouvoir, parce que c’est là où il est efficace. S’il y a tant de lobbying auprès des institutions européennes ou américaines, c’est pas du tout parce qu’elles seraient pires que les autres, ou que les élu·e·s y auraient moins de scrupules, mais c’est tout simplement parce que ces institutions sont très centralisées, et ont un pouvoir plus important que les instutitions locales ou nationales, vu qu’elles vont légiférer sur des zones géographiques plus grandes et sur des domaines plus vastes.

Mais le lobbying se pratique à tous les niveaux, y compris local et national. Quelques exemples, en France : entre 2007 et 2010 (donc sur une période de trois ans seulement), il y a en tout 4 600 organisations différentes qui ont été auditionnées au Parlement français, représentées par plus de 15 000 personnes au total, juste sur cette courte période.

Et c’est juste un élément parmi beaucoup d’autres qui donnent une idée de l’ampleur du lobbying au parlement. Il arrive de temps en temps que les élu·e·s soient tellement peu subtil·e·s quand iels reprennent les propositions des lobbyistes que ça se voit :

Et évidemment, ce lobbying a marché à fond, puisque ça a permis de faire retirer de la loi l’encadrement des tarifs des professions du droit, qui était la première préoccupation des notaires…

Et ça c’est juste quelques exemples, mais les lobbyistes ont globalement aucun scrupule et reculent devant rien pour arriver à leurs fins. En juillet 1997 par exemple, des lobbyistes en faveur des brevets sur le vivant organisent une manifestation de personnes en fauteuil roulant devant le parlement européen, avec des slogans du style « sans brevets, pas de remèdes ». Donc des personnes vulnérables qui manifestent, et un gros chantage émotionnel aux élu·e·s et au public… Sauf que la manif en question était en fait financée par l’industrie pharmaceutique, et les personnes en fauteuil roulant qui y participaient avaient été cooptées, et souvent mal informées, voire manipulées pour qu’elles y participent, au point que beaucoup ont par la suite retiré leur soutien à l’initiative…

Autre exemple de grosses manipulations, on a appris récemment l’ampleur du lobbying de la société Monsanto, qui est allée super loin pour défendre son glyphosate. En vrac, Monsanto a fait pression sur des expert·e·s scientifiques critiques de ses produits, a employé des faux·sses journalistes ou des faux·sses chercheurs·euses pour tenter de décrédibiliser des études trop négatives, et a même rémunéré des scientifiques et des expert·e·s reconnu·e·s pour qu’iels publient en leur nom des études favorables au glyphosates, études qui avaient en réalité été écrites par des employé·e·s de Monsanto (une pratique qui s’appelle le « ghostwriting »). Pour convaincre l’opinion publique, la firme a négligé aucun domaine, elle a même embauché des « trolls » sur internet pour publier des commentaires favorables au glyphosate sur les sites de presse qui en parlent ou sur les réseaux sociaux. La société est même allée jusqu’à créer et financer des faux groupes d’agriculteurs·trices favorables au glyphosate dans au moins sept pays européens, groupes qui ont été présents sur plus d’une trentaine de salons de l’agriculture et autres foires agricoles pour leur donner l’air vrai !

Donc voilà ces quelques exemples pour montrer que les lobbyistes reculent devant rien pour défendre leurs intérêts, et sont prêts à y mettre le prix pour arriver à « convaincre », et on va voir que ça va jusqu’au chantage économique, et la corruption directe.

Le chantage économique

Alors le chantage économique, je sais pas vraiment si c’est considéré officiellement comme de la corruption (je suppose que ça dépend des cas), mais c’est quand même un énorme moyen de pression du patronat sur les élus. En gros, les entreprises ont un pouvoir économique, et un impact économique énormes sur la société, et elles en jouent pour faire pression, au niveau local comme national.

Au niveau local, ça peut prendre la forme d’un chantage aux subventions : les entreprises, elles sont souvent « partenaires » d’événements festifs locaux ou de manifestations culturelles, ou de clubs de sport par exemple. Eh bien elles peuvent menacer de retirer ces subventions si elles obtiennent pas les décisions politiques qu’elles attendent, et parfois ça peut se chiffrer en dizaines de milliers d’euros par an, ce qui voudrait dire la disparition de tel club ou manifestation culturelle locale.

C’est ce qui s’est passé quand un certain nombre de villes qui étaient en gestion privée des eaux ont tenté de repasser en régie publique (parce qu’elles se sont rendu compte que le privé était plus cher et pas meilleur) : les entreprises qui géraient ces marchés (comme Veolia ou Suez) ont tenté de faire pression sur les élus locaux (entre autres) de cette façon, par des chantages aux subventions.

Autre chantage possible : le chantage à l’emploi. Le chantage à l’emploi, c’est un grand classique : les entreprises vont tout simplement menacer de fermer telle usine qui se trouve dans la région pour la délocaliser ailleurs, ou de pas s’installer dans telle région où ils envisageaient de s’installer, pour peser sur les décisions des élus. Ce chantage peut se faire au niveau local (« adieu les 300 emplois de l’usine du coin si j’obtiens pas tel marché public »), mais aussi à plus grande échelle.

Un exemple très connu, c’est celui de l’ERT (« European Round Table of Industrialists », ou la « Table ronde des Industriels européens » en français), un groupe créé en 1983, et qui est un des plus importants lobbys européens, qui rassemble aujourd’hui cinquante des plus grandes multinationales européennes, donc un gros truc. Eh bien ce groupe d’intérêts est connu, entre autres, pour avoir pratiqué un lobbying très agressif en faveur de la création du marché unique européen, notamment en menaçant de délocaliser les activités desdites entreprises dans d’autres pays s’il n’obtenait pas les conditions économiques qu’il souhaitait (« The Brussels business », documentaire, 2012). Et ce lobbying a bien sûr été couronné de succès, puisque les préconisations économiques du groupe ont été largement reprises dans les textes européens, et que le marché unique européen a été créé comme c’était exigé.