Un dernier gros exemple que je voudrais détailler ici, c’est la façon dont Manuel Valls et le Parti « Socialiste » ont fait volontairement monter le Front National entre 2012 et 2017, et ont tout fait pour bombarder le FN premier opposant à leur politique.
Ça vous paraît peut-être contradictoire, parce que Valls et ses petits copains n’ont pas arrêté de dire à quel point iels avaient peur du FN et à quel point iels voulaient lutter contre. Iels nous ont fait le coup du « front républicain » : « pour éviter le FN, on est même prêt·e·s à s’allier avec la droite “classique” » (c’est à dire, théoriquement nos opposant·e·s).
Alors, est-ce que c’était vrai ? Est-ce qu’iels avaient vraiment « peur » du FN et de l’extrême-droite, est-ce qu’iels voulaient vraiment lutter contre, ou est-ce que tout ça était juste un gros mensonge ? On va essayer de voir ça.
D’abord, est-ce que Valls et le PS avaient vraiment des raisons de craindre l’extrême-droite, du point de vue de leurs convictions, du point de vue des droits humains que le FN risquerait de menacer s’il arrivait au pouvoir ? Non, bien sûr que non. Iels ont elleux-mêmes passé leur temps à piétiner les droits humains, à expulser toujours plus de sans-papiers, à stigmatiser les Roms, les Musulman·e·s, etc. à attaquer les libertés publiques, à renforcer la surveillance de la population, interdire et réprimer des manifs, etc. Donc de ce point de vue là, ça ne pouvait pas vraiment les gêner que le FN risque de faire la même chose qu’eux, évidemment.
Maintenant, regardons du point de vue électoral : est-ce que le FN menaçait vraiment le PS électoralement ? Autrement dit, est-ce que le PS risquait plus de perdre face à la droite classique ou face au FN ? Évidemment face à la droite ! Imaginez une élection avec Valls face à un·e candidat·e FN : dans cette configuration, on sait qu’une partie des gens qui sont vraiment de gauche vont se forcer à voter Valls quand même, parce qu’il est un peu moins pire, et des gens de droite « modérée » aussi (ou au minimum, les gens de droite « modérée » s’abstiendront, mais n’oseront pas voter Front National). Donc dans ce cas Valls a une chance de gagner.
Par contre face à la droite « classique », la plupart des gens de gauche vont rester chez eux, parce que le PS a fait une politique qui les a dégoûtés, et qu’iels sont conscient·e·s que Valls est de droite, et qu’avoir Valls ou Fillon, ou Sarkozy, ça ne change pas grand chose. Alors que les gens de droite eux, voteront évidemment pour le candidat qui assume être de droite, plutôt que pour celui qui prétend être de gauche.
Donc dans cette config, Valls a à peu près aucune chance, alors que face au FN, il gagne presque à tous les coups. Donc, le choix est vite fait : non seulement d’un point de vue idéologique et humain, les cadres du PS s’en foutraient que le FN arrive au pouvoir, mais électoralement iels le craignent pas non plus, au contraire, iels ont totalement intérêt à ce que le FN soit le plus haut possible, pour qu’il y ait le plus de chances possibles de se retrouver face à lui au second tour plutôt que face à la droite classique. Il faut pas oublier que, si le FN monte, en plus, c’est principalement au détriment de la droite « classique » que ça se fait, bien sûr, donc c’est tout bénef.
Donc en vérité, le PS et Valls avaient tout à fait intérêt à faire monter le FN. Et c’est ce qu’iels ont fait, iels ont tout fait pour faire progresser ce parti électoralement.
D’abord, en reprenant les idées d’extrême-droite en permanence pour les banaliser. Le PS au pouvoir a passé son temps à cracher sur les Roms, sur les Musulman·e·s, à tenir un discours ultra-autoritaire et à attaquer les libertés publiques, etc. Quel a été l’effet de tout ça sur l’électorat ? Ça a banalisé la parole d’extrême-droite bien sûr !
En fait je pense que le PS au pouvoir a plus fait en cinq ans pour banaliser la parole d’extrême-droite que n’importe qui avant eux, et c’est assez simple à comprendre :
Comment est-ce que tout ça a été perçu par l’électorat en général, quel a été le message envoyé au public ? « Sur la question de l’immigration au moins, à peu près toute la classe politique est d’accord avec le FN, et même celleux qui dénoncent ce parti quand iels sont dans l’opposition, reprennent en fait ses idées quand iels sont au pouvoir. » Voilà. Voilà le message. Donc rien n’aurait pu plus légitimer les idées d’extrême-droite que ça : le fait qu’elles aient été reprises par la principale force politique étiquetée à « gauche », et qu’il y ait plus aucune grosse force politique qui s’y oppose officiellement. Et si l’ensemble des gens qui arrivent au pouvoir (et qui sont donc en apparence légitimes) sont donc tou·te·s d’accord avec l’idée qu’il y aurait trop d’immigration, que les musulman·e·s poseraient problème, etc. c’est donc que ces idées doivent être légitimes.
Alors ça veut pas dire que ça aurait forcément convaincu des gens d’adhérer à ces idées, hein, mais par contre ça a fait qu’à partir de là, ces idées ont commencé à faire moins peur à la population. Et c’est logique : si tout le monde dit la même chose que le FN, pourquoi est-ce qu’on devrait avoir peur de ce parti finalement ? C’est pour ça qu’à partir de ce moment-là, le vote FN a commencé à faire moins peur. Et donc le PS a fait énormément pour banaliser ces idées, et banaliser ce parti.
Mais ça n’était pas un accident. Les cadres du PS savaient pertinemment ce que je viens de dire, puisque avant 2012 par exemple, quand c’était Sarkozy et son équipe qui était aux manettes, iels avaient elleux-mêmes dénoncé la stratégie de la droite de reprendre les thèmes du FN, en expliquant, déjà à l’époque, que ça ne pouvait que banaliser ces thèmes et faire monter le FN sur le long terme ! Et Valls et les autres cadres du PS ne sont pas du tout bêtes, et iels étaient tout à fait conscient·e·s de tout ça quand iels l’ont fait elleux-mêmes, parce que leur but réel, c’était de faire monter le FN justement (tout en prétendant le combattre).
La deuxième façon dont le PS a fait intentionnellement monter le FN est encore plus retorse : iels ont tout fait pour installer ce parti comme premier opposant, et décrédibiliser la droite classique au passage. En fait, quand iels arrêtaient pas de dire qu’ils en avaient peur, c’était leur objectif : installer le FN comme premier opposant. Mais là, ce n’est pas son propre électorat (ou son électorat potentiel) que le PS vise, et qu’il tente de tromper et de manipuler, mais l’électorat qui les déteste et qui va voter contre eux.
Ici aussi, il faut expliquer : Valls et ses potes au pouvoir sont tout à fait conscient·e·s que leur politique est très impopulaire, y compris parmi l’électorat de droite bien sûr (même si c’est pour des mauvaises raisons). Et iels savent aussi que le parti de droite « classique », l’UMP, n’est pas super populaire non plus. Donc plein de gens vont voter avant tout contre le PS au pouvoir, plutôt que par enthousiasme pour leurs adversaires, et les cadres du PS savent ça, iels savent qu’iels n’arriveront jamais à convaincre ce public-là de voter pour elleux de toute façon.
Donc leur but, ça va être de tromper ces gens qui veulent voter contre le PS, pour les amener à voter FN plutôt qu’UMP, en leur faisant croire que ça emmerderait plus le PS si les gens votent FN que si les gens votent UMP. Autrement dit, on veut faire croire à ces gens-là que le « vrai » vote sanction pour le PS, ce serait le vote FN.
Et ça marche assez bien. Déjà parce que le FN est le parti théoriquement le plus éloigné du PS sur l’échiquier politique, mais en plus, le PS n’arrête pas de dire qu’il en a peur, au point d’être prêt à proposer des alliances à l’UMP pour éviter que l’extrême-droite ait des élu·e·s. Or, quand un parti prétendument de « gauche » propose de faire un « front républicain » avec la droite « classique », c’est à dire une alliance, l’électorat qui n’aime pas ce parti de gauche se dit : « tous ces gens-là sont d’accord en fait. Si je vote pour l’UMP, pour la droite classique, ça ne va pas du tout les emmerder au PS, vu qu’iels sont prêt·e·s à faire alliance avec. Par contre si je vote FN, ça ça a l’air de leur faire vraiment peur, donc je vais voter pour ça. » C’est une des raisons d’ailleurs pour lesquelles la droite refuse souvent de jouer ce jeu du « front républicain » : iels savent que, selon les situations, ça peut leur nuire électoralement beaucoup plus qu’autre chose, et ça risque surtout de les faire passer pour complices du PS au pouvoir, donc complices d’un parti ultra-impopulaire.
Bref du point de vue du PS, ici la tromperie vise celleux qui votent contre vous : on ne peut pas les convaincre de voter pour nous, alors on va faire en sorte qu’ils votent d’une façon qui nous gêne le moins possible (voire qui nous arrange le plus).
Pour faire monter le FN, Valls et les autres cadres du PS étaient mêmes prêts à faire perdre les élections intermédiaires à leur parti et à sacrifier des élu·e·s au passage. Pendant les régionales de 2015 par exemple, Emmanuel Macron (qui était alors ministre de l’économie) avait par exemple comparé le FN à Syriza, à une époque où Syriza était encore plutôt populaire en France, ce qui ne pouvait que donner l’impression que le FN était le seul parti qui gênait vraiment le pouvoir. Et pendant cette même période des régionales de 2015, le premier ministre Manuel Valls avait même fait annoncer dans la presse, avant le premier tour, qu’il avait l’intention de faire fusionner les listes de son parti avec celles de la droite, ici encore sous prétexte d’éviter que le FN ait des élu·e·s. Sauf que, même si ça avait été sa vraie motivation, annoncer ça dans la presse avant même le premier tour, ça ne pouvait évidemment que favoriser le vote FN, pour les mêmes raisons que j’ai expliquées, et risquer de faire perdre encore plus de circonscriptions, à la fois au PS, mais aussi à l’UMP. Et ça a d’ailleurs été dénoncé comme ça par des élu·e·s locales·aux de ces deux partis, qui elleux avaient intérêt à gagner les régionales, comme Martine Aubry par exemple, qui avait carrément accusé Valls de vouloir faire gagner le FN. Ce qui était le cas bien sûr : Manuel Valls et les autres cadres nationaux, à ce moment-là, iels s’en foutent que le PS perde les élections intermédiaires et que des élu·e·s locaux soient éjecté·e·s. Ce qui l’intéresse, c’est uniquement son propre mandat et les élections qui le concernent lui, donc la présidentielle (vu qu’il espérait se présenter à la présidentielle), et ensuite les législatives. Et donc là, il joue juste perso, en s’en foutant de sacrifier des pions au passage pour sa propre carrière.
Et cette stratégie a tout à fait fonctionné. C’est complètement cynique et dégueulasse, mais ça a marché à fond, presque exactement comme prévu.
C’est juste que c’est pas Valls qui en a bénéficié, mais Macron à sa place, mais à part ça, tout a parfaitement fonctionné. Bien sûr, on ne peut pas tout prévoir, et Valls avait sous-estimé (notamment) sa propre impopularité, et donc il a été dégagé à un moment, mais c’est d’autres personnes qui ont bénéficié de cette stratégie à sa place, et dans ce cas, c’est donc Macron, qui était la continuité directe du PS. Macron, il a pu être élu uniquement parce qu’il s’est retrouvé face au FN au second tour, parce que la droite classique avait suffisamment baissé pour ne pas passer l’étape du premier tour (pour de nombreuses raisons hein, dont les affaires de Fillon, etc. Mais le fait que le PS ait tout fait pendant des années pour installer le FN comme premier opposant a joué à fond). Au final cette stratégie a réussi à Macron donc, mais aussi à pas mal d’autres opportunistes du PS et de l’UMP, qui ont pu prolonger leur carrière de cinq ans, en changeant juste d’étiquette pour En Marche, celleux qui ont eu le nez creux et qui ont su trahir leur parti précédent pour rejoindre « En Marche » au bon moment.
Évidemment cette manipulation arrangeait aussi le FN au passage, qui a complètement joué le jeu, et avait juste à surfer sur les deux thèmes que j’ai cités : « la droite et la gauche c’est pareil, et il y a que nous, au FN, qui faisons peur au système ». Du coup le FN en a profité pour se donner de la légitimité, même s’il vise, lui, l’élection suivante, cinq ans plus tard, mais en attendant il profite de cette énorme aide par le PS au pouvoir, et en attendant, les intérêts des deux partis prétendument opposés s’alignent…
Si j’ai détaillé cet exemple, c’est parce qu’il montre plusieurs trucs intéressants :
Déjà, à quel point les stratégies de manipulation peuvent être élaborées et assez sophistiquées en fait. Un discours démagogique vise souvent plusieurs objectifs à la fois, comme on l’a vu avec le patriotisme ou avec la désignation de boucs émissaires, et peut avoir des effets différents selon les publics. Et ici, pour le PS, faire la campagne du FN, ça visait à la fois à mobiliser de force son propre électorat potentiel, mais aussi à tromper l’électorat de droite pour transférer le plus possible de voix de la droite « classique » vers l’extrême-droite.
Ensuite, deuxième truc important, le fait que la démagogie ne s’adresse pas qu’à votre électorat (potentiel), mais peut aussi s’adresser à d’autres personnes qui vous détestent et qui ne voteront jamais pour vous, voire qui votent contre vous, pour les manipuler quand même, pour faire en sorte qu’iels votent d’une façon qui vous gênera le moins possible, voire d’une façon qui vous arrangera.
Les politicien·ne·s d’ailleurs n’espèrent pas convaincre tout le monde. C’est impossible de convaincre tout le monde et de manipuler tout le monde tout le temps, et les politicien·ne·s le savent. Comme on dit souvent : on peut tromper mille fois mille personnes, mais on ne peut tromper mille fois mille personnes. Déjà parce que, de base, tout le monde ne peut pas se faire avoir, soit parce que certaines personnes sont peut-être plus méfiantes naturellement, soit (plus probable) parce qu’elles sont exposées à un contre-discours efficace et un minimum construit, par exemple si elles sont dans un parti d’extrême-gauche ou dans un groupe anarcho-quelque-chose. Et puis ensuite, tout simplement, ce n’est pas possible de tromper tout le monde, parce qu’il y a beaucoup de démagogues en concurrence sur le marché de la tromperie, et que les gens ne peuvent pas trop être manipulés par plusieurs démagogues concurrent·e·s à la fois. Si vous avez quelqu’un·e qui se fait déjà avoir par tel·le politicien·ne avec tel discours, mécaniquement, il peut pas en même temps se faire avoir par un·e autre politicien·ne concurrent·e avec un discours incompatible, même si c’est deux discours différents qui visent tous les deux à manipuler. Donc tout le monde ne peut pas être manipulé.
Mais c’est pas grave en fait, parce que tant que vous arrivez à sécuriser une majorité à un instant donné, au moment de l’élection, même si 80 % de la population vous détestent, même si ça se fait en forçant les gens à voter pour vous à cause du vote « utile », même si vous arrivez à gagner uniquement parce que vous êtes seul·e·s face à des criminel·le·s fascistes, hé ben on s’en fout, tant que vous êtes élu·e quand même.
Tout ça montre encore à quel point, pour être (ré)élu·e, c’est pas tant de faire une bonne politique qui importe, mais surtout d’avoir une bonne stratégie électorale, de savoir exploiter et tordre au mieux les règles du jeu électoral et du mode de scrutin en place, pour maximiser vos chances de faire assez de voix pour passer devant vos adversaires le jour du vote. C’est un peu comme dans un jeu de société en fait. Quand vous jouez à des jeux de société en compétition avec d’autres personnes, vous n’essayez pas forcément d’avoir le plus de points possible, mais vous essayez surtout d’en avoir plus que vos adversaires au moment du décompte. Et donc parfois, ça peut être rentable comme tactique de sacrifier un tour de jeu pour bloquer vos adversaires, pour les empêcher de faire beaucoup de points, même si ça vous empêche, vous, au passage d’en faire un petit peu.
Hé bien les élections, c’est un peu la même chose (sauf qu’il y a un énorme enjeu). Si vous voulez gagner, plutôt que d’essayer d’agir de façon juste, ce qui n’a à peu près jamais payé, il vaut mieux avoir bien compris les règles du jeu et savoir les exploiter au mieux, pour gêner le mieux vos adversaires et optimiser votre score au moment du décompte.
Tout ça illustre encore une fois à quel point la peur de la prétendue « sanction » électorale n’encourage absolument pas les élu·e·s à mener une bonne politique, mais juste à travailler leur charisme, leur stratégie électorale, et à s’assurer d’avoir les bons appuis médiatiques.