Donc voilà, on peut dire que la majorité des élu·e·s sont corrompu·e·s à cause de ça, du fait qu’iels votent les lois que veulent les lobbies (alors qu’iels devraient pas), et aussi parce qu’iels ne font rien contre la corruption (alors qu’iels devraient).
« Mais alors ! », vous allez me dire (enfin je sais pas vraiment si vous allez me dire ça, mais on va faire comme si), « mais alors ! », donc, « tu nous dis que la plupart des élu·e·s seraient corrompu·e·s, ça sonne quand même vachement comme le “tous pourris !” du Front National et de l’extrême-droite, tu trouves pas ? Est-ce que ce serait pas un peu démagogique c’que tu nous dis là ? Ou est-ce que tu voudrais dire carrément que le FN aurait raison là-dessus ? »
Alors… non, je ne pense pas du tout que le Front National (ou l’extrême-droite en général) aurait raison, mais je pense en fait qu’il y a un gros malentendu, parce que même si ça y ressemble peut-être en apparence, en fait je ne dis pas du tout, mais alors pas du tout la même chose qu’eux.
Déjà d’une part, parce que le Front National ne dit pas exactement « tous pourris ! ». En réalité, ce que le Front National dit c’est plutôt « tous pourris sauf nous », ce qui est déjà pas tout à fait pareil. Alors bon, le « sauf nous » est sous-entendu, mais il est bien dedans, parce que le message du FN en gros c’est de dire : « le reste de la classe politique est pourri et abuse du pouvoir que vous leur confiez. Du coup, confiez-nous plutôt le pouvoir, à nous, au Front National, et nous promis promis on en abusera pas ». Et c’est là en premier que c’est démagogique : le FN prétend que ce serait un problème de personnes, et que la raison pour laquelle tou·te·s les autres politicien·ne·s trahiraient et tricheraient c’est parce qu’iels seraient malhonnêtes, mais que elleux, au Front National, iels seraient au contraire à 100 % honnêtes et désintéressé·e·s, et qu’on pourrait leur faire une confiance aveugle.
Voilà ce que dit vraiment le Front National : c’est « tous pourris sauf nous », et en l’occurrence, on sait déjà que c’est largement faux en plus, puisque le FN a aussi ses magouilles et sa batterie de casseroles, que ce soit des soupçons d’emplois fictifs au parlement européen, des soupçons d’escroquerie auprès de l’État français via une surfacturation de ses dépenses de campagne, ses emprunts russes, ou son lot d’élu·e·s condamné·e·s.
C’est ça qui est démagogique, ce « tous pourris sauf nous » (peut-être d’ailleurs que je reviendrai là-dessus si je fais un épisode sur la démagogie), mais tout simplement, c’est démagogique parce que ça laisse croire que la corruption serait un problème de personnes, et pas un problème d’institutions.
Maintenant, plus précisément, sur ce que je dis dans cet épisode, je ne dis pas non plus exactement « tous pourris ! » en fait. Même si ça y ressemble peut-être à première vue, je pense qu’il y a une différence importante.
Ce que je dis en gros, pour résumer, c’est que :
Donc ce n’est pas un problème de personnes, c’est un problème dans l’organisation des institutions électorales : on met des gens qui sont corruptibles (parce que à peu près tous les êtres humains le sont) dans une situation où ils peuvent tricher et piquer dans la caisse sans risquer quoi que ce soit, et donc iels trichent.
Et c’est illustré par exemple dans l’affaire des marchés publics d'Île-de-France, que j’ai déjà citée, entre 1988 et 1997, où c’est à peu près tous les partis qui étaient représentés au conseil régional d’Île-de-France qui se sont entendus pour faire payer des commissions occultes aux entreprises qui voulaient les marchés publics, commissions que les partis se partageaient ensuite en proportion de leur représentation à l’assemblée régionale (soit les trois cinquièmes pour la droite, et les deux cinquièmes restants pour la gauche). Donc c’est bien le fait d’être au pouvoir et d’avoir la possibilité de tricher qui fait que des gens trichent, et certainement pas le parti d’où on vient ou le caractère des individus.
En fait, je pense que c’est un problème qui est lié à tout système électoral, et qui ne peut pas être résolu dans ce cadre électoral, parce que les lois, et donc les règles du fonctionnement des institutions, sont votées par les élu·e·s elleux-mêmes… donc par des gens qui, du fait de leur position, n’auront jamais intérêt à mettre fin à ça, mais au contraire à le préserver. On a en fait ce qu’on pourrait appeler un « système corrupteur durable », c’est à dire une organisation de la société qui non-seulement encourage la corruption à tous les niveaux, mais aussi s’auto-préserve, parce que celleux qui pourraient changer les règles n’auront jamais intérêt à le faire.
Et si ça nous paraît choquant et difficile à croire au premier abord que la corruption est à ce point généralisée, c’est uniquement parce qu’on nous répète en boucle, plus précisément, parce que l’ensemble de la classe politique et des médias nous répètent en boucle, qu’il faudrait pas faire de généralités, et que la majorité des élus seraient honnêtes et motivés par leurs convictions uniquement, et que celleux qui disent le contraire seraient démagogiques. Mais c’est assez facile de comprendre pourquoi tous ces gens-là nous répètent ça, et ont intérêt à entretenir cette fable que la corruption concernerait qu’un petit nombre de personnes : parmi la classe politique évidemment, à peu près personne a intérêt à cracher dans la soupe, parce que tou·te·s espèrent en profiter à leur tour quand iels seront au pouvoir (ou en ont déjà profité quand iels y étaient et ont aucune raison de le raconter à tout le monde). Et quant aux médias, pour rappel, ils appartiennent pour la majorité d’entre eux au patronat, qui est l’un des premiers, sinon le premier à corrompre des politicien·ne·s, donc c’est pas trop leur intérêt non plus que tout ça soit remis en cause.
Ce qui n’empêche pas de temps en temps qu’il y ait des affaires qui sortent et des scandales qui soient publiés, mais il y a une grosse différence entre parler de scandales ponctuels, et expliquer que la corruption serait généralisée. Ce qui est génial d’ailleurs, c’est que même les médias d’investigation qui révèlent des scandales, comme Mediapart par exemple, ont pas vraiment intérêt à ce que le public soit conscient que la corruption est généralisée et universelle, au contraire même, parce que l’intérêt de cette presse d’investigation, c’est de donner la plus grande importance possible aux scandales actuels, vu que c’est ce qu’iels dénoncent, et que c’est ça qui fait vendre leur feuille. Si le public était conscient de l’ampleur générale de la corruption, et du fait que chaque scandale dévoilé est juste une goutte d’eau dans un océan de scandales dont on entendra jamais parler, c’est évident que les gens auraient moins envie d’en apprendre sur chaque scandale, et de payer pour lire dans le détail les 150 pages d’enquête que ces journaux publient.
Et c’est pour ça que même des journaux dits de « gauche » comme Mediapart ont intérêt à exagérer l’importance des scandales actuels (c’est à dire ceux dont ils parlent, et qui font leurs ventes), et à personnifier à mort la question de la corruption en laissant entendre que ce serait un problème de personne, et pas un problème d’institutions. C’est pour ça aussi que ces journaux entretiennent l’idée que les liens entre la politique et le pouvoir économique ce serait un truc relativement récent, genre c’est toujours le gouvernement actuel qui est montré comme particulièrement corrompu, lié aux banques ou au patronat, etc. et la corruption aurait vachement empiré ces dernières années, alors que les gouvernements précédents, d’il y a quelques années ou décennies, auraient été plus honnêtes, ou au minimum moins malhonnêtes.
Cette croyance que la malhonnêteté des politiques serait un truc récent est aussi encouragée inconsciemment par la tendance qu’on a un petit peut tou·te·s à idéaliser le passé, hein le fameux « c’était mieux avant, la musique était meilleure avec des vraies paroles, pas comme votre techno là, et puis la nourriture était plus saine, les élu·e·s au moins étaient honnêtes, et puis les jeux vidéos à l’époque au moins avaient une vraie saveur, pas comme maintenant où ils privilégient les graphismes au contenu ! » Sauf que cette idée est complètement fausse. Même si j’ai cité principalement des exemples de corruption en France et en Europe, et surtout des exemples récents, il faudrait surtout pas croire que ça se limiterait à ça, et la corruption elle a existé à toutes les époques, dans tous les partis, et dans tous les pays.
On pourrait parler du scandale de Panama sous la troisième république dans les années 1880 par exemple, ou de toutes les affaires (connues) qui ont émaillé la vie politique sous les diverses républiques françaises depuis la révolution, et qui ont une page Wikipédia longue comme le bras rien que pour les lister, mais même là ce serait réducteur.
Pour donner une idée, on a des traces écrites de corruption des responsables politiques pendant la Grèce antique ou l’empire romain, qui datent de plusieurs millénaires, donc c’est pas juste la Sarkozie ou la Macronie. Peut-être que la forme de la corruption évolue avec les époques, et qu’elle serait plus décomplexée (ou surtout plus visible) aujourd’hui pour plein de raisons, mais la corruption a toujours existé, et dans des proportions assez importantes.
En fait pour aller plus loin que juste les élections, je pense que toute délégation d’un pouvoir important à un nombre réduit de personnes entraînera forcément de la corruption à terme, parce que c’est précisément le fait qu’il y ait qu’un petit nombre de personnes qui prennent les décisions qui fait que ça devient intéressant et possible de les corrompre pour celleux qui ont de l’argent. Moins il y a de gens qui prennent les décisions, et moins ça fait de monde à corrompre, et donc moins ce sera risqué de le faire (puisque ça fait moins de monde dans la combine, donc moins de risques de fuite), et moins ça coûtera cher aussi de les corrompre évidemment, puisque ça fait moins de monde à payer ou à récompenser pour leurs services.
C’est évident que si des décisions importantes étaient prises par des milliers, ou des millions de personnes (en démocratie directe donc), ça deviendrait très difficile (voire en pratique impossible) de corrompre suffisamment de monde pour faire basculer un vote dans un sens ou dans l’autre.
À l’inverse, partout où un grand pouvoir de décision est délégué à un nombre réduit de personnes, il y aura corruption. Comme on dit souvent : « un grand pouvoir implique une grande corruption ».
Et le problème se pose d’ailleurs pas que dans les organisations politiques comme les partis ou les États, mais dans tout type d’organisation où des gens ont un pouvoir, et donc un impact important sur la société ou sur la vie d’autres personnes, quelle que soit la nature de ce pouvoir ou la façon dont il est confié, que les personnes aient été élues ou non.
La corruption touche donc, en vrac :
Mais il y a aussi de la corruption dans d’autres types d’organisations, comme des associations à but (théoriquement) non lucratif, où il arrive qu’il y ait des détournements de fonds par exemple, ou, ce qui nous intéresse tout particulièrement, dans les syndicats.
Les syndicats, ils sont très importants parce que, même s’ils ne votent pas de lois directement, c’est les organisations de la classe travailleuse, et c’est donc eux qui coordonnent et organisent les grèves et la contestation de notre camp social face aux attaques du patronat et des différents gouvernements.
Même si c’est pas exactement eux qui décident de tout, les syndicats ont une poids considérable dans le choix de si on fait grève ou pas, du calendrier, des mots d’ordre, et des modalités des grèves, et donc c’est d’eux que dépend très largement l’efficacité du mouvement social. Selon que les syndicats décident d’être combatifs ou non, ça change totalement le rapport de force entre le patronat et les exploité·e·s. Et donc les syndicats ont une importance capitale, à la fois pour notre camp social, mais aussi pour le patronat, qui évidemment a intérêt à ce que les syndicats soient les moins combatifs possible. Or, le problème, c’est que les syndicats fonctionnent aussi sur un modèle représentatif, avec une délégation importante de pouvoir à un petit nombre de personnes (les directions syndicales), et du coup c’est logique que ces directions syndicales soient la cible de tentatives de corruption ou d’arrangements de la part du patronat, et bien souvent ça marche.
En 2015, on a appris par exemple que Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, avait bénéficié de largesses de la part de la compagnie aérienne Air France (en l’occurrence une carte V.I.P « Club 2000 », qui donne le droit à plein d’avantages, et que la compagnie réserve habituellement aux huiles). Alors ça pourrait être une coïncidence bien sûr, mais dans le même temps son syndicat négociait avec Air France un plan de 2 900 licenciements, et ce syndicat a jamais été très combatif en général…
Mais le problème se pose pas qu’à la CFDT, et on a d’autres anecdotes dans le même genre dans d’autres syndicats, comme à la CGT, dont l’ancien secrétaire général Thierry Lepaon s’est vu en 2017 proposer un poste confortable de « délégué interministériel à la langue française » au gouvernement, ou en 2018 à Force Ouvrière, dont le leader Jean-Claude Mailly a été recasé dans la boite privée d’un ancien conseiller de Nicolas Sarkozy.
Dans toutes ces affaires, c’est difficile de ne pas penser que ces postes confortables et ces traitements de faveur viennent en récompense de leur période à la tête du syndicat, et où ils ont tous freiné autant qu’ils le pouvaient le mouvement social.
Je vais pas trop approfondir cette question maintenant vu que cet épisode est déjà trop long, mais je pense que je reparlerai dans le détail des syndicats dans un prochain épisode, et surtout du mal que nous font les élections et la délégation de pouvoir au sein de ces syndicats, parce que c’est un sujet important.
En résumé, on peut dire que la corruption et la délégation de pouvoir, ça va ensemble, et que dans un système électoral, qui est basé par définition sur la délégation de pouvoir, la corruption sera inévitablement massive, et c’est d’ailleurs pour ça que les élu·e·s prennent systématiquement des décisions en faveur des capitalistes.
Voilà, c’est la fin de cet épisode, beaucoup plus long que ce que j’avais prévu au départ mais tant pis, dans le prochain épisode on parlera de la prétendue « sanction électorale » et on verra qu’elle est complètement inefficace, que c’est fait exprès, et qu’en pratique, l’électorat n’a aucun réel moyen de contrôle sur ses élu·e·s.
À bientôt.