Ce document est un brouillon, en cours de rédaction et destiné à évoluer. Il est susceptible de contenir des oublis ou des erreurs factuelles, et de nombreux passages nécessitent certainement une reformulation ou une clarification, certains arguments pouvant être peu pertinents, ou formulés de manière maladroite.
Pour l’instant, seule la première partie (« Le système électoral n’est pas une démocratie ») est terminée. Les deux autres parties (« Comment organiser une véritable démocratie ? » et « Quels moyens pour y parvenir ? »), en cours de rédaction, aborderont respectivement les questions de l’organisation pratique d’institutions démocratiques, et celles de la transition vers ces institutions.
Nos démocraties représentatives traversent une crise profonde.
Les inégalités de revenus et de patrimoine sont de plus en plus importantes, avec une part toujours plus grande des richesses accaparée par un groupe toujours plus réduit d'individus. En France, les 1% les plus riches possèdent à eux-seuls 24% des richesses, soit six fois plus à eux seuls que les 50% les plus démunis de la population, qui se partagent, à eux tous, à peine 4% des richesses totales. À l'échelle du monde, la situation est encore plus inégalitaire, puisque soixante-sept personnes seulement possèdent autant que trois milliards et demi d'individus, et que les 1% les plus fortunés posséderont bientôt la moitié de la richesse mondiale. Et cette situation va en s'aggravant, à mesure que les mécanismes du capitalisme aggravent les inégalités, permettant les revenus les plus élevés à ceux qui possèdent déjà le patrimoine le plus élevé (revenus du capital), et laissant des salaires faibles ou misérables à ceux qui ne vivent que de leur force de travail, l’écrasante majorité de la population.
Face à cette situation de plus en plus intenable, les élites au pouvoir semblent être impuissantes à agir, semblent avoir jeté l'éponge et abandonné l'idée même de combattre les inégalités de richesse et de revenus, sinon à la marge. Pire, ils s'en satisfont, éludant systématiquement le sujet, pourtant central, de la répartition des richesses, le reportant et le repoussant toujours à plus tard, protégeant les intérêts des détenteurs de capitaux. Toute redistribution des richesses est exclue : le poids de l’impôt, qui devrait reposer principalement sur les hauts revenus et les hauts patrimoines, est au contraire de plus en plus supporté par les classes populaires et les classes moyennes. Toute régulation du capitalisme, telles que le droit du travail, est systématiquement présentée comme un frein à la compétitivité, et attaquée. Les services publics ne sont plus perçus comme un moyen de mettre en commun les ressources communes pour le bénéfice de tous, mais un simple coût sur lequel il faudrait faire des économies. Enfin la protection sociale, mécanisme de la solidarité pourtant la plus élémentaire, qui préserve contre les aléas de la vie, n'est plus ressentie que comme une machine à fabriquer des fainéants et des « assistés ».
Pour éviter de parler de répartition des richesses, on cherche à détourner l'attention. On divise, on monte les individus les uns contre les autres, on désigne de supposés profiteurs parmi les pauvres, pour mieux masquer les véritables privilégiés, on désigne des boucs-émissaires : l'immigré, le fonctionnaire, le chômeur, le pauvre en général, rendu responsable de sa propre misère et de celle des autres. On met en concurrence les travailleurs les uns avec les autres, au nom de la compétitivité, érigée en but à atteindre, et qui ne s'encombre pas des acquis sociaux ou du droit du travail, obstacles à la performance économique. Les droits humains sont piétinés, la chasse est faite aux étrangers en « situation irrégulière », l'aide aux pauvres et aux personnes en difficulté devient un délit. Tout est fait pour favoriser un individualisme toujours croissant, un égoïsme toujours plus décomplexé, le repli sur soi.
Quand aux enjeux écologiques, de long terme, ils sont ignorés devant les intérêts économiques immédiats. Les pays riches consomment déjà plus de ressources que ce que produit la planète, et polluent plus que ce que peut absorber l'environnement, deux phénomènes qui vont en s'amplifiant année après année, tout comme le réchauffement climatique que les activités humaines génèrent. D'un sommet mondial de protection de l'environnement à l'autre, malgré les déclarations de bonnes intentions des gouvernants et les envolées lyriques sur l'urgence de préserver la planète pour préserver l'Humanité, aucune avancée concrète n'est faite, aucune réglementation contraignante n'est mise en place, aucune sanction dissuasive pour les pollueurs n'est décidée. Chacun considérant que des mesures concrètes et effectives de protection de l'environnement freineraient sa compétitivité sans lui rapporter quoi que ce soit, l'environnement devient alors une simple variable d'ajustement, dont la destruction croissante met en danger des populations entières.
Pire encore, la corruption, le clientélisme et les conflits d'intérêts, ainsi que la déception due au décalage systématique entre les promesses des candidats et leurs actes une fois parvenus au pouvoir, créent une véritable défiance envers les élus, les institutions, et le système politique lui-même. L’austérité imposée aux peuples, en totale opposition avec sa volonté exprimée, par le pouvoir économique et les créanciers au nom de la lutte contre la dette publique, aggrave encore la crise de la légitimité démocratique. Partout la désillusion mène à l'abstention, et le sentiment d'impuissance crée de la frustration et de la colère, qui s'expriment dans les urnes par une montée des partis populistes. La montée en puissance de ces partis crée un appel d'air et entraîne le reste de la classe politique vers une surenchère démagogique mortifère, sapant petit à petit les libertés publiques en des dérives autoritaires de plus en plus inquiétantes. La possibilité que ces dérives se poursuivent jusqu’à aboutir à de véritables dictatures à grande échelle n’est plus à écarter, que ce soit par l’accession au pouvoir d’une extrême-droite officielle, ou par la mue totalitaire d’autres partis précédemment considérés comme modérés.
Nos systèmes politiques sont à l’agonie. Il est urgent de repenser la démocratie. Pour cela, il faut d'abord comprendre pourquoi les élections ne sont pas réellement démocratiques, pourquoi elles nous conduisent irrémédiablement à l'impasse, et pourquoi et comment elles doivent être remplacées par un autre système politique : une véritable démocratie.
Ce texte en trois parties tente de donner des éléments de réponse à ces questions, et de proposer des pistes pour améliorer les choses. La première partie est consacrée à l’analyse des systèmes politiques actuels, basés sur l’élection et la délégation de pouvoir, et vise à démontrer leur caractère foncièrement antidémocratique, derrière les apparences de la démocratie. Elle consiste en une analyse aussi exhaustive que possible des mécanismes du système électoral, qui entraînent la soumission du pouvoir politique au pouvoir économique.
La deuxième partie de ce texte étudie les outils pouvant permettre l’organisation des institutions de manière véritablement démocratique, et analyse les outils existants pouvant être utilisés à cette fin, tel que le vote direct des lois par le peuple, ou le tirage au sort pour désigner des représentants, sous certaines conditions. Des pistes pour l’organisation concrète d’une démocratie à grande échelle y seront proposées.
Enfin, la troisième partie aborde la question de la transition vers cette démocratie à partir des systèmes non-démocratiques actuels, et des moyens dont le peuple dispose pour s’organiser en vue d’obtenir cette transition, en tenant compte des dérives autoritaires à l’œuvre dans de nombreux pays actuellement, dont la France, et de l’hostilité des pouvoirs établis face à la possibilité d’une véritable démocratie.
Aujourd’hui, l’élection est universellement considérée comme l’outil démocratique par excellence, voire comme le seul outil démocratique valable, à tel point que les termes d’élection et de démocratie sont devenus largement synonymes. Le système électoral, improprement appelé « démocratie indirecte » ou « démocratie représentative », ou encore désignée sous le terme de « représentation », est la seule façon envisagée de faire de la démocratie à grande échelle. Ce système repose sur deux grands principes : la délégation du réel pouvoir de décision à un petit nombre de représentants (le peuple ne peut pas prendre lui-même les décisions) et le choix de ces représentants par l'élection, selon différents modes de scrutin.
Divers arguments sont souvent utilisés afin de justifier la délégation de pouvoir.
Le besoin supposé de professionnels de la politique pour prendre les décisions découle naturellement de la spécialisation des individus et de la division du travail : confier la politique à des professionnels permettrait de libérer le plus de temps libre possible pour les autres, temps qui pourrait être consacré aux loisirs, ou au travail salarié.
Le peuple n’aurait ainsi pas ou peu à se soucier de la conduite des affaires publiques, s’étant défaussé de cette responsabilité sur d’autres.
La complexité des affaires politiques serait en outre telle que leur compréhension se trouverait hors de portée de la masse de la population, qui devrait déléguer à des professionnels spécifiquement formés à cette discipline, et y consacrant tout leur temps, seuls aptes à prendre les décisions. La politique étant trop complexe pour être gérée par des amateurs, la majorité de la population en serait naturellement exclue, car obligée de travailler à plein temps pour assurer sa subsistance, elle ne disposerait pas du temps libre nécessaire1. C’était d’ailleurs le sens du suffrage censitaire : seuls les citoyens aisés étaient supposés disposer de suffisamment de temps libre pour s’intéresser assez à la politique pour pouvoir choisir de bons dirigeants, car libérés de la contrainte de devoir travailler. 1.
L’élection est censée être une méritocratie : le choix des dirigeants par ce moyen devrait permettre de sélectionner l’élite, les personnes les plus capables, et assurer ainsi que individus considérés comme les meilleurs par le reste de la population décident pour tous, afin que les décisions prises soient les meilleures possibles. Enfin, par l’élection, le peuple donnerait son assentiment au gouvernement choisi, assentiment qui serait indispensable pour assurer la légitimité de ce gouvernement à décider pour tous.
Le système électoral réduit le peuple à un rôle de juge des politiques proposées et menées par d’autres, car juger globalement d’une politique serait plus facile que de décider soi-même : le peuple fixerait les grandes orientations politiques en choisissant parmi les différentes offres politiques qui lui sont présentées, et sanctionnerait ses dirigeants en ne les réélisant pas s’ils ne tiennent pas leurs engagements.
À partir de là, un régime politique est généralement considéré comme démocratique si le suffrage est universel (toute la population peut voter pour la désignation des représentants), et si les élections se déroulent de manière équitable, c’est à dire sans fraude ni pression sur les électeurs, et avec une relative égalité (apparente) des armes pour les candidats.
Ce système repose sur l'hypothèse que le peuple serait capable de choisir avec discernement ses représentants, de porter ses meilleurs éléments, les plus sincères et les plus compétents, au pouvoir pour décider pour lui, et de choisir par là même l’orientation politique globale à suivre, parmi les différents programmes proposés par les prétendants. Ces représentants, une fois élus, seraient incités à mener une politique juste et dans le respect de leurs engagements pré-électoraux par la seule crainte de ne pas être réélus. Le peuple ne peut donc pas voter lui-même les lois, les seuls leviers de contrôle dont il dispose sur les lois qui sont votées sont des leviers indirects : le choix de ceux qui les votent, et la peur de la sanction électorale.
Pourtant, dans la pratique, le peuple est presque systématiquement déçu par ses représentants, élection après élection, bien qu’il les ait lui-même désignés, et les lois que ceux-ci votent sont rarement conformes à leurs engagements, et vont encore plus rarement dans l’intérêt de la majorité de la population, mais servent au contraire des intérêts privés. Mais si le constat de cet échec répété est largement partagé, le diagnostic effectué est souvent timide, se contentant d’en attribuer la responsabilité à quelques élus, voire à la classe politique dans son ensemble, et proposant, au mieux, des modifications du mode de scrutin : jamais le principe de l’élection ou de la délégation de pouvoir à une élite ne sont remis en cause.
Or, comme on va le voir, c’est bien ce principe en lui-même qui pose problème. En premier lieu, car le choix des représentants n’est qu’illusoire, et porte invariablement au pouvoir des élus ayant des intérêts incompatibles avec ceux du peuple. Ensuite, car la délégation de pouvoir prive en réalité le peuple de tout réel contrôle sur le processus politique, et contribue par là à dépolitiser la masse de la population. Enfin, car la représentation de l’ensemble du peuple par un petit nombre de personnes expose ces décideurs aux pressions de toutes sortes et à la corruption. Tout système politique basé sur les élections ne peut alors plus servir l’intérêt général et le bien commun, mais seulement la défense d’intérêts particuliers, et dérive systématiquement vers une oligarchie de fait.
Le système électoral idéalisé est censé être une méritocratie : un système politique où les plus capables dirigent. Ceux qui gravissent les échelons et parviennent au sommet sont censés être les plus sincères et les plus compétents, filtrés par le choix des militants politiques et des citoyens qui, à chaque étape de la carrière des politiques, désigneraient les meilleurs selon ces deux critères de sincérité et de compétence, et excluraient les autres. Cette sélection a priori est un prérequis au bon fonctionnement des institutions, sous peine de confier les responsabilités pour des mandats entiers à des personnes incapables de les exercer dans l’intérêt général.
Pourtant on constate que les élus ne sont pas majoritairement plus sincères que le reste de la population, ni toujours compétents pour les tâches qui leur sont confiées, et que les mêmes personnes qui ont déjà échoué par le passé parviennent souvent à se maintenir au pouvoir déraisonnablement longtemps, en regard de l’ampleur de leurs échecs. La sélection par la sincérité et la compétence lors des élections échoue donc, et ce régulièrement.
Le premier problème est qu’il est impossible au public d’évaluer correctement la sincérité et la compétence des candidats.
Dans la plupart des élections, du fait du nombre important de votants pour chaque circonscription, la majorité des électeurs ne connaissent pas personnellement les candidats, ou pas assez pour avoir une opinion à leur sujet (ce qui est systématiquement vrai pour les élections nationales). L’électorat doit donc juger de la bonne foi d’inconnus ou de quasi-inconnus, à partir d’informations forcément partielles, telles que les impressions laissées par le candidat lors d’une rencontre (pour les élections à échelle locale), lors de débats avec d’autres candidats, ou encore lors d’interviews, ou se fier aux informations obtenues dans les médias pour juger.
Or évaluer la sincérité d’une tierce personne est en soi un exercice difficile, du fait de l’impossibilité de savoir ce qu’une autre personne pense. Et si juger de la bonne foi de proches est déjà difficile, car même des personnes que l’on croit connaître peuvent parfois se révéler différentes de l’image que l’on en a, apprécier effectivement celle de quasi-inconnus est pratiquement impossible. Pour estimer la sincérité des différents candidats, l’électorat doit donc se fier à ce que ceux-ci laissent transparaître : leurs discours, le ton de leur voix et les convictions apparentes avec lesquelles ils s’expriment. Mais ces indices ne sont pas un reflet exact de ce que les candidats pensent véritablement et de la réalité de leurs convictions, mais dépendent tout autant (voire davantage) de leur jeu d’acteur et de leur charisme, comme en témoigne la capacité de certains politiques à tenir des discours contradictoires avec une apparente conviction, à très peu de temps d’intervalle.
De plus, la sincérité d’une personne n’est pas un paramètre fixe et immuable dans le temps, mais quelque chose qui peut évoluer avec les opportunités et lorsque la personne est exposée au pouvoir. À l’impossibilité d’évaluer la sincérité réelle des candidats, s’ajoute donc celle de prévoir leur comportement sur le long terme : quand bien même il serait possible de sélectionner les plus sincères au moment de l’élection, on ne peut garantir que ces personnes resteront sincères pendant toute la durée de leur mandat, une fois exposées au pouvoir. En réalité, il est plus fréquent de se rendre compte qu’une personne n’était pas sincère au moment où cette personne trahit ses promesses ou ses convictions affichées par des actes en contradiction, et révèle par là ses véritables intentions ; dans le cadre du système électoral, c’est donc lorsqu’une personne s’est déjà vu confier un mandat représentatif, et a donc eu l’occasion d’agir, que l’on peut le mieux se rendre compte de sa sincérité, donc lorsqu’il est déjà trop tard.
Enfin, les convictions et la sincérité ne favorisent en général pas l'ascension politique, c’est même le contraire : bien souvent, l'opportunisme et la capacité à adapter son discours à l'auditoire, à dire ce que chacun veut entendre, ainsi que les arrangements à l'amiable entre candidats partageant les mêmes intérêts à un instant donné, les mensonges et les trahisons au moment opportun, sont bien plus efficaces pour gravir les échelons du pouvoir que la bonne foi et l'honnêteté. À l'inverse, ceux qui sont mus par des idéaux seuls sont ceux qui souhaitent en général le moins le pouvoir, ceux les plus susceptibles d'être écœurés par les manœuvres d'appareil et les traîtrises, ceux les plus susceptibles d'abandonner avant de parvenir en position de pouvoir appliquer leurs idéaux.
La sélection par la sincérité est donc déjà en soi une exigence impossible, et l’on attend ici du peuple une forme de préscience, d’intuition qui lui permettrait de deviner à l’avance quels candidats sont les plus honnêtes, derrière les apparences et le jeu d’acteur.
Il en va de même de la compétence que de la sincérité : il est difficile d'évaluer objectivement la compétence de véritables inconnus, lors de simples débats, souvent techniques, où chacun avance de nombreux arguments qui ne sont que très peu contredits ou analysés. Le format du débat classique est bien trop court pour donner le temps nécessaire à l'analyse posée et à la compréhension de tous les enjeux de fond, ce qui serait pourtant un pré-requis pour se faire une opinion éclairée : en vérité, les arguments restent pour la plupart sans réponse, ce qui ne permet pas au public de se faire une idée précise de leur validité. La comparaison des débats pré-électoraux (télévisés ou non) aux débats portant sur les sujets de fond, par exemple les débats au sein des parlements élus, l’illustre bien : lors des débats portant sur le fond, la plupart des questions abordées nécessitent souvent des jours entiers, voire des semaines de débats, afin de faire le tour de tous les aspects du problème, et d'étudier chacun des arguments dans le détail, et ce pour chaque sujet débattu2. Même si une partie de ce temps est en réalité consacrée au spectacle politique plus qu’au débat d’idées. 2. Par comparaison, les quelques heures de débats entre candidats qui ont lieu avant une élection, et pendant lesquelles plusieurs dizaines de sujets sont abordés, paraissent bien dérisoires pour évaluer la compétence de chacun des participants.
Et cette difficulté est encore accentuée par la dépolitisation du peuple dans son ensemble, elle-même liée à la délégation de pouvoir : les citoyens, privés du réel pouvoir politique, se désintéressent des questions de fond, et ne disposent pas des connaissances pour juger efficacement. En réalité, lors d'un débat, ce n'est pas la compétence réelle, mais la compétence ressentie qui compte : c'est celui qui est le plus sûr de lui, qui donne le plus l'impression d'avoir raison, qui convainc le mieux, et la perception de qui a raison et qui a tort est plus influencée par le charisme des candidats que par leur maîtrise des sujets débattus.
De manière générale, les débats ont donc tendance à avantager l'orateur le plus charismatique, quelle que soit la valeur de ses propos: le simple fait de donner l'impression de croire en ce que l'on dit convaincra plus l'auditoire, même si l'on a tort, et douter donnera au public l'impression de ne pas maîtriser le sujet, que ce soit ou non le cas. Cet effet a été constaté, par exemple lors de l'expérience psychologique dite du Dr. Fox, où un comédien, se faisant passer pour un spécialiste d'une discipline scientifique, donne une fausse conférence sur un sujet donné, en récitant avec assurance un texte intentionnellement truffé d'erreurs et de contradictions : contre toute attente, l'évaluation de la conférence en question par le public fut très positive, et le canular passa inaperçu (et ce, malgré que le public soit principalement composé d'étudiants et de spécialistes de la discipline en question).
Or, s'il faut être sûr de soi pour convaincre, ceux qui sont le plus sûrs d'eux ne sont pas toujours les plus compétents, c'est même bien souvent le contraire : ceux qui sont le plus certains d'avoir raison se remettent plus rarement en cause et sont les plus prompts à affirmer des contrevérités sur un ton péremptoire, tout comme un orateur expérimenté sera capable de tenir n'importe quel discours avec une apparente conviction, alors que ceux qui tentent de suivre une approche scientifique doutent plus facilement.
Enfin, les considérations marketting et de stratégies médiatiques sont aussi primordiales : dans une situation de large dépolitisation du public, l’influence des commentateurs et des analystes d’après-débat est aggravée, et leur point de vue sur le débat qui a eu lieu contribue à influencer la perception de la compétence des candidats par le public. À titre d’exemple, lors de l’élection présidentielle américaine de 2012, la stratégie des équipes de « campagne numérique » de Mitt Romney et Barack Obama était d’utiliser le réseau social Twitter, non pour convaincre les électeurs, mais pour convaincre le personnel médiatique : l’idée était de saturer le réseau social d’informations favorables à leur candidat aux moments clés, via l’utilisation de nombreux comptes influents pour créer un effet de masse, afin d’influencer les journalistes, commentateurs, et autres arbitres politiques, et par là, de peser sur le consensus médiatique après chaque débat auquel leur candidat avait participé.
Convaincre le public est donc plus affaire de stratégie de communication efficace (et donc de moyens financiers…) que de compétence du candidat, comme l’illustrent la place primordiale des communicants dans les campagnes électorales, et à tous les niveaux de la politique, le nombre de publications disponibles consacrées au sujet et tentant de décrypter la communication politique, ainsi que le nombre d’études économiques tentant de déterminer ce qui convainc le mieux l’électorat.
Mais si la sélection par la sincérité et la compétence échoue, en arrière plan, une autre forme de sélection existe, bien en amont du moment des élections, et réduit le choix des électeurs.
Le premier critère de cette sélection est l’argent, qui crée inévitablement une première dépendance à l’égard du pouvoir économique.
Tout d’abord, il faut prendre en compte le coût exorbitant d'une campagne électorale. À titre d'exemple, pour l’élection présidentielle française de 2012, chacun des deux finalistes avait (officiellement) dépensé 21 millions d'euros. Pour les législatives, chaque candidate ou candidat peut engager de l’ordre de 40 000 euros, que l’État peut lui rembourser, mais seulement si son score dépasse le seuil de 5%. Or, si le budget d’une campagne ne suffit pas à faire la victoire, il donne un avantage certain en termes de moyens de communication : quantité et qualité de matériel de propagande disponible, opportunités d’organiser des événements de soutien (tels que des meetings), et autres moyens de faire connaître sa candidature et de convaincre. Il existe également des dépenses inévitables pour se présenter, qui sont autant de barrières à l’entrée : en premier lieu, le coût de l’impression des bulletins de votes et des professions de foi du candidat (ou de la liste) est à la charge des candidats eux-mêmes, un coût estimé à plusieurs milliers d’euros pour une élection législative.
Même si la plupart des candidatures n’atteignent pas les plafonds de dépenses autorisés, il est évident que ce type de limite de budgets défavorise les candidatures disposant de peu de moyens par rapport à celles plus favorisées ou disposant du soutien des détenteurs de capitaux, dont la contribution est pratiquement indispensable pour remporter une élection. Cela crée une dépendance des candidats envers le pouvoir économique, et déjà une sélection à priori de ceux qui défendent les intérêts de ce pouvoir, qui recueilleront plus de dons des contributeurs fortunés.
Le mode de financement public des campagnes électorales renforce cette inégalité des armes : le remboursement par l’État des frais de campagne ne s’effectue qu’a posteriori, et seulement si le candidat a atteint 5% des voix, mais les frais de campagne doivent être engagés par les candidats eux-mêmes (ou par leur parti), ce qui crée une insécurité et un risque économique important pour les candidats les plus pauvres, et contribue à dissuader ceux n’ayant pas le soutien d’un parti. Même les partis établis, mais n’étant pas certains de dépasser la limite des 5%, ou disposant d’un budget limité, sont amenés à faire des calculs de risques, et à consacrer leurs moyens en priorité dans les circonscriptions où leur score a de plus grandes chances de dépasser ledit seuil. Les partis sont eux-mêmes dépendants des capitaux pour leur existence et leurs succès électoraux, comme le prouvent les nombreuses difficultés économiques que rencontrent certains partis, au point de devoir s’endetter ou vendre une part de leur patrimoine immobilier.
Un autre aspect est la nécessité d'avoir le soutien des grands médias, et notamment des médias privés, pour gagner une élection, ce qui est particulièrement le cas pour les élections nationales, où l'information du public passe inévitablement par eux. Il est évident que des candidats à qui les médias donnent moins la parole, ou donnent la parole dans de mauvaises conditions, sont largement désavantagés par rapport aux autres. Des candidats dont les médias parlent peu, ou ne parlent pas du tout, ou qui sont explicitement présentés comme quantité négligeable ou moqués, n'ont aucune chance de remporter de grande élection. L'exemple du candidat ouvrier Philippe Poutou, reçu dans l'émission On n'est pas couchés en octobre 2011, et moqué, voire ridiculisé, tout au long de l'émission, illustre le mépris et la condescendance de certains médias et journalistes pour les candidats non-issus des partis de gouvernement classiques, et l'impact de ce type de traitement médiatique sur l'image du candidat dans le public est évidemment considérable.
La façon dont les médias parlent des candidats est également déterminante : l'importance relative qui est accordée aux contradictions, voire aux compromissions, des uns et des autres influe évidemment sur la perception de ces candidats dans l'opinion : il est ainsi possible d’insister sur les défauts et les contradictions des uns, tout en ignorant ou en minimisant l’importance de compromissions d’autres. La possibilité existe aussi de choisir de révéler au public tout ce qui est su seulement des journalistes, comme les histoires personnelles ou problème de la vie privée, voire polémiques impliquant certaines personnalités, et donc porter de sérieux coups à la carrière des politiques concernés. S’il existe en théorie des règles tentant de favoriser un traitement équitable des candidatures par les médias, notamment au niveau du temps de parole, celles-ci sont trop vagues et peu appliquées, voire ouvertement contestées et qualifiées d’inapplicables par les représentants de certains médias, qui souhaitent pouvoir consacrer plus de temps d’antenne aux candidatures qu’ils considèrent comme les plus importantes.
Or la plupart des grands médias privés sont la propriété des hauts, ou très hauts patrimoines qui, par définition, ont intérêt à une politique conservatrice, préservant ou renforçant leur propre pouvoir. Mais ce phénomène ne se limite pas aux médias privés. Dans la plupart des grands médias, privés comme publics, celles et ceux qui disposent du pouvoir de décision sont souvent proches de l'élite économique, ou en font directement partie : les personnalités médiatiques connues, chroniqueurs, éditorialistes, présentateurs et animateurs, entre autres, bénéficient généralement de revenus confortables, et ont eu le temps de constituer un patrimoine important lors de leur carrière. Pour citer quelques chiffres, des présentateurs de journal télévisé de la chaîne publique France 2, tels que David Pujadas ou Laurent Delahousse, toucheraient chacun entre dix et quinze mille euros mensuels. Jean-Pierre Pernaut, présentateur vedette du journal de TF1, serait lui rémunéré 50 000 euros par mois.
De plus, ces personnalités médiatiques peuvent également être elles-mêmes en situations de conflits d’intérêts, par exemple en pratiquant des « ménages »3. Des prestations rémunérées de journalistes qui mettent leur notoriété au service d’entreprises privées. 3. Ainsi à titre d’exemple, François Lenglet, journaliste spécialisé en économie et directeur de service économie de la rédaction de France 2 depuis juin 2012, a donné des conférences économiques rémunérées par des acteurs privés pour plusieurs milliers d’euros de l’heure, et ce type de pratiques est largement répandu4. Documentaire « Les nouveaux chiens de garde », 2012. 4.
Dans ces conditions, ces personnalités ne peuvent pas souhaiter l'arrivée au pouvoir de progressistes qui remettraient réellement en cause la répartition actuelle des richesses et des revenus, et feront tout pour les combattre et les décrédibiliser, favoriseront un discours économique libéral, où le remboursement des dettes publiques est érigé en priorité et où les pauvres sont vus comme des profiteurs.
Enfin, il faut ajouter à cela une importante cooptation dans les lieux de pouvoir, tels que les partis politiques ou les institutions, qui favorise la reproduction des élites, et surtout la convergence de leurs intérêts. Cette cooptation n'est pas nécessairement visible de l’extérieur de ces structures, mais elle est quasiment systématique, et participe à écarter les plus progressistes, à tous les niveaux : la plupart des responsables politiques en place à différents niveaux souhaitant eux-mêmes faire carrière, ou protéger leur place pour conserver les avantages qu'ils ont déjà acquis, feront tout pour empêcher la progression de ceux susceptibles de remettre en cause leurs intérêts, et utiliseront les pouvoirs dont ils disposent en tant que responsables à cette fin.
De par les jeux d'appareils politiques, seuls ceux qui défendent l'élite déjà en place et partagent ses intérêts obtiendront les investitures pour les élections, les places sur les listes lorsqu'il y a plusieurs noms, ou graviront les échelons en interne, cependant que ceux qui émettent le plus de critiques et remettent en cause le statu quo seront marginalisés et écartés. Dans les partis politiques, ce chantage aux investitures présente l'avantage supplémentaire de garder le contrôle sur les responsables en place, de les encourager à défendre sans réserves les choix politiques de ceux qui sont plus hauts placés qu'eux-mêmes ; il empêche le renouvellement, décourage la critique et finit par bâillonner la liberté d'expression interne.
Le résultat de ces différents mécanismes de présélection est que, lorsqu’arrivent les élections, le peuple ne peut en réalité plus se prononcer que sur des candidatures toutes semblables (hormis quelques considérations de forme et de marketting), et défendant toutes l’intérêt des élites économique et politique en place, car sélectionnées par ces élites : le « choix » lors de l’élection est donc largement illusoire, celles et ceux réellement susceptibles de remettre en cause le statu-quo ayant été écartés bien en amont.
De plus, on constate que globalement, le mécanisme de l'élection porte au pouvoir des dirigeants non représentatifs du peuple, selon un certain nombre de critères : certains groupes de la population (ouvriers, femmes, jeunes, personnes issues de l’immigration…) sont sous-représentés dans les lieux de pouvoir politique, alors que d'autres sont surreprésentés (cadres, hauts revenus et hauts patrimoines en général…).
Ainsi sont sous-représentées les femmes (environ un quart du parlement, contre plus de 51% de la population), les jeunes (seulement 28 députés sur 577, c'est à dire moins de 5%, ont moins de quarante ans, quand les moins de quarante ans représentent un tiers du corps électoral). De même, la représentativité sociale est extrêmement faible: les ouvriers et les employés représentent environ la moitié de la population active, mais seuls 3% des députés sont issus de ce milieu, quand les cadres et professions intellectuelles supérieures, qui représentent seulement 16.7% de la population, composent plus de 80% de l'Assemblée Nationale.
D'autres groupes de la population ou minorités sont sous-représentées (population issue de l'immigration, personnes en situation de handicap…), alors que l'écrasante majorité des élus aux postes à haute responsabilité font partie de l'élite économique : les hauts revenus et hauts patrimoines, qui sont très présents au sommet de l'État, et parmi les candidats à ces postes. Ainsi, en France, à titre d'exemple, les quatre derniers Présidents de la République depuis François Mitterrand étaient tous millionnaires à la fin de leur mandat5. Ou à son arrivée au pouvoir, en ce qui concerne François Hollande puisque son mandat n'est pas encore terminé. 5. Selon leurs déclarations de patrimoines, huit des 38 ministres du Premier gouvernement Ayrault étaient millionnaires, et neuf des 30 ministres du premier gouvernement Valls le sont, ce qui représente entre 21% et 30%, contre environ 3% de millionnaires dans la population générale. Le ministre de l’économie du gouvernement Valls II, Emmanuel Macron, avait quant à lui gagné 2.4 millions d’euros en un an et demi, avant sa nomination au gouvernement en mai 2012 Quand au Parlement, si on ne dispose pas d'une vision exhaustive du niveau de richesse des députés et sénateurs6. Notamment car les députés se sont opposés à toute avancée dans le sens de plus de transparence. 6, les informations dont on dispose, telles que certaines déclarations volontaires de patrimoine laissent entendre que les hauts patrimoines y sont tout de même largement surreprésentés.
Les chiffres cités ici sont valables pour la France actuelle, mais ces chiffres ne varient que très peu d'une législature sur l'autre, et des tendances semblables existent dans beaucoup d'autres systèmes électoraux et à tous les niveaux. Par exemple, aux États-Unis, le parlement élu le 4 novembre 2014, est composé à seulement 19% de femmes, et blanc à plus de 80%, et la moitié de ses membres sont millionnaires. Parmi les procureurs, qui sont élus aux États-Unis, les hommes blancs représentent 79%, contre 31% dans la population.
L’élection favorise donc les membres des groupes dominants par rapport aux autres. Les causes de ce résultat sont multiples, mais certaines sont faciles à identifier.
D’une part, la cooptation dans les lieux de pouvoir politique, médiatique, et économique, précédemment abordée, joue un rôle déterminant dans la préservation des rapports de domination de la société : ces lieux de pouvoir étant déjà largement accaparés par certains groupes (blancs, hommes, riches…) au détriment des autres, une forme de solidarité de groupe se forme, principalement dictée par la communauté des intérêts. Pour quelqu’un en position de pouvoir, il sera ainsi plus naturel de favoriser l’accès à d’autres postes de pouvoir en priorité à des personnes faisant partie du ou des mêmes groupes dominants que soi, car ces personnes seront plus susceptibles de défendre les intérêts de ces groupes (et donc, au final, de celui qui l’a favorisée), qu’une personne n’en faisant pas partie. Les membres des groupes dominants de la société s’entraident donc car la meilleure façon de défendre les intérêts de ces groupes est d’assurer leur hégémonie au sein des lieux de pouvoir.
De plus, lorsqu’on ne bénéficie pas de la protection d’une personnalité déjà établie, ni de l’avantage d’être soi-même déjà élu, s’investir suffisamment en politique pour pouvoir se faire élire une première fois demande beaucoup de temps libre, et surtout des horaires de disponibilités flexibles, ou du moins maîtrisés et non subis, afin de pouvoir être présent aux nombreuses réunions politiques et assemblées du parti politique que l’on souhaite représenter (où la présence est une mesure approximative de l’implication de chacun, donc un critère important pour la progression politique). Les horaires de ces réunions étant souvent fixés par des personnes déjà très impliquées et libres de toute obligation en dehors de la politique, ils excluent de fait toute personne ayant des contraintes horaires ou personnelles difficiles, notamment les personnes les plus précaires dont les emplois imposent des horaires décalés et/ou déterminés au dernier moment, et en particulier les femmes, qui sont les plus touchées, aussi bien au niveau des horaires de travail contraignants que des obligations personnelles. Les impératifs de ce type (contraintes horaires, mais aussi contraintes financières minimum que nécessite inévitablement tout engagement militant très impliqué…) sont autant de freins à une participation équitable, au bénéfice des plus favorisés, et surtout de ceux disposant déjà d’un mandat politique, et facilitent donc une concentration des mandats et de l’influence politique entre un petit nombre de personnes.
Ensuite, le choix qui est fait par les électeurs eux-mêmes est aussi orienté, plus ou moins consciemment, par les idées reçues selon les groupes auxquels appartiennent les candidats : on questionnera plus souvent la compétence d’une femme que celle d’un homme, par exemple, car les préjugés sexistes répandus dans la société vont dans ce sens, et il en va de même des autres groupes de population. Cet aspect est aggravé par l’impossibilité d’estimer correctement la sincérité et la compétence des candidats, abordée plus haut : faute de meilleurs critères, il est naturel de choisir pour occuper des postes de pouvoir des personnes dont on considère qu’elles correspondent le mieux à l’image du détenteur de pouvoir. Les personnes faisant partie des groupes dits « dominants » de la société correspondent naturellement plus à cette image, et sont donc avantagées dans l’inconscient collectif. D’ailleurs, la sincérité n’est que rarement mise en avant dans les sondages d’opinion ou dans les médias : d’autres qualités ou valeurs abstraites sont souvent mises en avant pour les candidats, telles que le courage, l’autorité, la stature, le volontarisme, etc., qualités qui sont plus ou moins consciemment associées aux groupes dominants (ces qualités sont de plus aussi difficiles à évaluer correctement que la sincérité, leur perception est donc plus affaire de suggestion que de réalité).
Un autre critère de choix proche, et qui apparaît plus ou moins consciemment, est celui de la réussite personnelle. Du point de vue du spectateur, toutes choses égales par ailleurs, il est en effet naturel de considérer que celui qui a le mieux « réussi » sa propre vie, et atteint une position sociale élevée, sera le plus à même de prendre les bonnes décisions. Le critère de la réussite économique et politique personnelle, la richesse ou l'appétit de richesse, le pouvoir ou l'appétit de pouvoir, devient donc un critère implicite de choix, et ainsi l'attrait pour le pouvoir ou l'appât du gain deviennent des qualités dans la course au pouvoir. L'on en vient même à reprocher à ceux ou celles qui n'auraient pas la volonté d'arriver au pouvoir leur manque d'entrain, comme si les convictions ne pouvaient être une motivation suffisante pour prendre des décisions, mais qu'il fallait aimer le pouvoir comme une fin en soi, et non plus un seul moyen de défendre des idées et des valeurs.
Les catégories populaires subissent une autre discrimination : ayant souvent un niveau d’études plus faible, disposant de moyens financiers moins importants, et maîtrisant souvent moins facilement la parole que des professionnels de la politique, car n’ayant pas eu la même quantité de temps à consacrer au perfectionnement de l’art oratoire, elles ne peuvent qu’être naturellement désavantagées dans la compétition électorale.
Ainsi, les mécanismes du système électoral dans leur ensemble, au lieu de mettre aux commandes les plus aptes et les plus désintéressés des citoyens, créent au contraire, à toutes les étapes de la carrière des politiques, les conditions d'une forme de sélection par le jeu d’acteur et le charisme, voire la capacité à tromper habilement, ainsi que par la capacité de stratégie et d’intrigue politique. Des talents à l’opposé de ceux que l’on pourrait espérer de bons dirigeants. L'argent et le pouvoir déjà acquis sont à tous les niveaux des avantages pour progresser, et la cooptation favorise systématiquement l'arrivée aux postes à responsabilité des plus intéressés, et globalement de ceux qui partagent l'intérêt particulier des élites déjà en place, écartant systématiquement les plus aptes à défendre l’intérêt général.
L’élection, en tant que mécanisme de sélection des personnes, reproduit largement les rapports de domination existants dans la société, tels que le patriarcat, le racisme, ou la discrimination des plus pauvres, et implique par là une inégalité structurelle des chances pour arriver aux postes de responsabilité entre les individus, selon ces mêmes rapports de domination. L’élection, et la cooptation qui lui est liée, favorisent donc par nature la concentration des pouvoirs, la reproduction des élites, et la convergence de leurs intérêts.
Les dirigeants élus, prenant les décisions au nom du peuple, sont censés être représentatifs de ce peuple, et capables de prendre ces décisions dans le sens de l’intérêt général. Pourtant tous les mécanismes du système électoral, depuis la méthode de sélection abordée précédemment, jusqu’aux conditions d’exercice du pouvoir, conduisent à ce que les décideurs aient systématiquement des intérêts différents de ceux de l’ensemble de la population.
Le premier facteur de divergence d’intérêts est la non-représentativité de l’élite par rapport à la population.
Comme on l’a vu, les mécanismes de l’élection portent inlassablement au pouvoir des dirigeants qui ne reflètent en rien la diversité de la population, et la composition des organes politiques élus, en particulier les plus importants et au sommet de la hiérarchie politique, reflète au contraire largement les rapports de domination de la société : patriarcat, racisme, sélection par l’argent… Or il est évident qu’une élite non-représentative du peuple n’aura pas les mêmes intérêts que celui-ci.
Pour reprendre quelques uns des chiffres cités ci-dessus : une assemblée composée aux trois quarts d’hommes défendra moins les droits des femmes qu’une assemblée paritaire et représentative de la population ; une assemblée comportant moins de 3% de députés issus du milieu ouvrier ou employé sera plus susceptible d’attaquer le droit du travail qu’une assemblée où les ouvriers et employés sont représentés à hauteur de leur proportion réelle. Une assemblée dont les catégories populaires sont largement exclues, et dont les membres disposent d’un patrimoine largement plus élevé que la moyenne de la population, défendra plus facilement les intérêts des classes supérieures, au détriment des plus pauvres, notamment en matière de fiscalité. Cela contribue à expliquer le tabou de la redistribution des richesses et de l'augmentation des impôts qui touchent les classes supérieures : la majorité des élus n'ont personnellement pas intérêt à ce que l'on s'engage sur cette voie.
Si les élus ont un patrimoine nettement plus élevé que la moyenne, ils ne peuvent pas avoir le même intérêt économique que le reste de la population ; s'ils ne sont pas représentatifs de la population dans son ensemble, ils ne peuvent pas avoir le même intérêt que celle-ci en général.
De plus le traitement de parlementaire, de ministre, ou de haut fonctionnaire en général, les place d'office parmi les plus hauts revenus, accentuant encore leur divergence d'intérêts avec le reste de la société.
Pour donner un exemple, en France, la seule indemnité parlementaire des députés et des sénateurs7. Sans compter donc tous les autres avantages liés à ces fonctions, dont deux indemnités supplémentaires dites « de frais de mandat » (5770€ pour les députés, 6037€ pour les sénateurs), et une enveloppe de plusieurs milliers d’euros supplémentaires destinée à la rémunération de leurs collaborateurs, deux indemnités peu contrôlées. 7 s'élève à 7100€ mensuels, dont une part non-imposable. Si ce type de sommes ne paraît en apparence pas démesuré en regard des rémunérations de dirigeants de multinationales, elles suffisent néanmoins à placer les parlementaires parmi les 3% les plus hauts revenus du pays, bien au delà du Français moyen, dont le revenu médian s’élevait à 1 730€ mensuels en 2012.
Le même ordre de grandeur des rémunérations s’observe pour les plus hautes fonctions nationales et supranationales : d’un peu plus de quatre mille euros pour les maires de communes de plus de 50 000 habitants (jusqu’à huit mille euros pour les maires de Paris, Lyon et Marseille), on passe à quatorze mille euros mensuels pour la présidence de la République, pour les membres du Conseil constitutionnel, ainsi que pour le ou la première ministre, puis plus de neuf mille euros pour chaque autre ministre et pour les secrétaires d’État, huit mille euros pour les députés européens, vingt-cinq mille pour la présidence de la Commission européenne ou celle du Conseil européen… la liste est longue, et les rémunérations augmentent lorsque l’on progresse dans la hiérarchie.
Il paraît évident que des rémunérations aussi élevées, et aussi éloignées du revenu médian éloignent largement l’intérêt des décideurs de l’intérêt de la majorité de la population.
Mais ce ne sont pas seulement les rémunérations à ce type de postes qui éloignent de l’intérêt général : les statuts et les règles de fonctionnement le font tout autant, voire plus encore.
Les statuts et les condition d’exercice du pouvoir éloignent de l’intérêt général car si tout électeur a intérêt à limiter les pouvoirs et les avantages des élus, les élus ont eux systématiquement intérêt à préserver et étendre ces pouvoirs et avantages. On peut ici encore citer de nombreux exemples.
Le peuple a par exemple intérêt à un non-cumul strict des mandats, afin que ses représentants se concentrent sur un seul mandat à temps plein pour être plus efficaces, mais aussi à une limitation du nombre de mandats qui peuvent être exercés à la suite, afin de favoriser le renouvellement de la classe politique (et une plus grande diversité de celle-ci) et d’éviter une trop grande concentration des pouvoirs. Les élus, quant à eux, ont à la fois un intérêt économique à exercer plusieurs mandats, pour cumuler les rémunérations et les avantages en nature, mais aussi un intérêt politique, car exercer plusieurs mandats leur permet d’augmenter leur pouvoir et d’asseoir leur influence, et de sécuriser ainsi leur place face à leurs compétiteurs. Les trois quarts des députés élus en 2012 et des sénateurs en fonction à ce moment étaient alors en situation de cumul de mandats. L’hostilité des parlementaires à la réforme du non-cumul des mandats proposée par l’exécutif (réforme pourtant peu ambitieuse sur le sujet) leur permit d’en retarder l’application de cinq ans, en contradiction directe avec les promesses du candidat François Hollande, sur lesquelles cette majorité avait été élue, d’appliquer le non-cumul des mandats dès 2012.
Le peuple a également intérêt au maximum de transparence et de contrôle quant à l’utilisation qui est faite de l’argent public, à des limites strictes aux sommes qui peuvent être engagés par les représentants dans le cadre de leur mandat, afin éviter le gaspillage, et aux sanctions les plus systématiques et sévères face aux manquements. L’intérêt des mandatés est au contraire à avoir le moins de règles et de contraintes possibles, et un maximum d’opacité, afin de pouvoir utiliser l’argent public de la manière qui les avantage le plus : lorsque la Cour des comptes dénonce l’utilisation clientéliste de la réserve parlementaire, les ministres concernés se défaussent de leur responsabilité et s’abstiennent de faire la moindre proposition pour réformer le système opaque, en renvoyant la responsabilité de légiférer sur le sujet au parlement lui-même, s’il le souhaite.
Le même manque d’enthousiasme pour améliorer la transparence a pu être observé par exemple sur la question de l’IRFM (Indemnité représentative de frais de mandat) précédemment évoquée, et largement critiquée, ou, sur un sujet voisin, la loi sur la transparence du patrimoine des parlementaires, où tout a été fait pour décourager une véritable transparence, jusqu’à la caricature, puisque dans la pratique seuls les électeurs inscrits dans une circonscription donnée peuvent consulter la déclaration de patrimoine de l’élu de cette circonscription, ne peuvent le faire qu’en se rendant physiquement à la préfecture, et qu’il leur est interdit de prendre des notes ou de divulguer ces informations à l’extérieur, sous peine d’une amende démesurée pouvant aller jusqu’à 45 000 euros.
Le statut d’élu éloigne immanquablement de l’intérêt général sur nombre d’autres sujets : la lutte contre la corruption, où le peuple a, une fois de plus, intérêt à la transparence et à l’intransigeance, quand ses représentants ont intérêt à l’opacité, à la lenteur de la justice, et à l’indulgence des sanctions ; le peuple a intérêt à une responsabilité des élus devant tous leurs actes, et à un statut de justiciable ordinaire pour tous, alors que les élus ont intérêt à l’immunité et à une justice d’exception plus indulgente, telle que la Cour de justice de la République. Les élus ont intérêt à préserver leurs régimes de retraite spécifiques et très avantageux (de même que les rémunérations très avantageuses précédemment abordées), quand le reste de la population considère ces régimes spécifiques comme des privilèges, et se voit imposer dans le même temps des économies drastiques. Le peuple a intérêt à une sanction de l’absentéisme dans l’exercice des mandats représentatifs (aussi bien au parlement que pour les autres types de mandats), à un système politique le plus démocratique et juste possible, où tous les courants politiques seraient représentées à hauteur de leur proportion dans la population, alors que ceux exerçant déjà un mandat ont intérêt à verrouiller le système en faveur des partis les plus importants et déjà représentés (par exemple avec des modes de scrutin favorisant le bipartisme, tel que le scrutin majoritaire), afin de rendre la plus difficile possible l’arrivée de nouveaux « concurrents »…
Il ne s’agit que d’exemples, et la liste pourrait certainement se prolonger, mais le fait que les élus votent eux-mêmes les règles de fonctionnement régissant leurs propres postes, ainsi que leurs propres avantages et leurs rémunérations, est en soi une immense faiblesse des systèmes représentatifs.
Enfin, au delà de la divergence d’intérêts avec l’électorat sur le fonctionnement des institutions, les statuts des élus (au plus haut de la hiérarchie) les éloignent aussi de l’intérêt général car ils permettent à ces élus de ne pas subir les mêmes lois et les mêmes contraintes que la masse de la population dans leur vie de tous les jours.
Ainsi du régime de retraite spécifique des parlementaires : en plus de pouvoir être considéré comme une forme de privilège, l’existence d’un régime spécifique fait surtout que ces élus ne partagent pas le régime de retraite général, et seront donc moins intéressés à le défendre que la masse de la population ne le souhaiterait, et plus susceptibles au contraire de l’attaquer, que ce soit en repoussant l’âge de départ à la retraite (soit directement, soit par une augmentation de la durée de cotisation), ou en réduisant les pensions (ouvertement ou via l’application de mesures telles qu’une décote). De la même manière, les parlementaires ne sont pas attachés au droit du travail, parce qu’ils n’en ont pas besoin : de par leur position et le fait qu’ils ne travaillent pas en tant que salariés, ils n’ont, contrairement au reste de la population, pas besoin de contrats de travail, d’un droit du travail protecteur, de conseils des Prud’Hommes appliquant ce droit de manière impartiale, ni d’une inspection du travail efficace et disposant des moyens de faire respecter les droits des salariés…
Au plus haut niveau de l’État, les règles de fonctionnement des institutions et les statuts des élus sont tels que ceux-ci n’ont absolument pas besoin des droits et des protections qui s’appliquent pourtant à la majorité de la population, et la majorité d’entre eux considèrent qu’ils n’en auront jamais besoin, envisageant pour la plupart de faire carrière en politique toute leur vie. D’une manière générale, la professionnalisation de la vie politique, c'est à dire la transformation de la politique en source de revenu pérenne, en métier à part entière, et la possibilité de vivre sa vie entière uniquement des revenus de ses activités politiques, implique d’ailleurs que l'intérêt des élus finisse par devenir un intérêt propre, distinct de celui du peuple : la plupart d’entre eux ne devront jamais effectuer de travail salarié pénible (et encore moins de travail manuel) pour vivre, ne subiront donc jamais les conditions de travail auxquelles la majorité de la population est confrontée, et ne subiront jamais ni le chômage, ni les bas salaires dont la masse de la population doit se contenter.
Le seul fait d'être représentatifs du peuple au départ n'impliquerait donc pas nécessairement pour les élus les mêmes intérêts que celui-ci une fois l’élection passée, car le statut d’élu en soi entraîne déjà une divergence d’intérêts avec la population.
Enfin, même lorsque des candidats (et donc également des élus candidats à leur propre réélection) sont en partie représentatifs de la population, les intérêts électoraux peuvent prendre le pas et compenser, voire devancer, certains des intérêts qu’ils ont pourtant en commun avec la population. La nécessité de tenir un discours et de défendre des positions qui plairont à son électorat et à la classe dominante, et assureront son élection ou sa réélection, peut pousser nombre de personnes à mettre de côté les intérêts de leur groupe. En particulier, il est fréquent que des personnes issues de minorités ou de groupes discriminés, n’aient pas intérêt à défendre les droits des groupes mêmes auxquelles elles appartiennent, voire aient intérêt à les attaquer eux-mêmes.
Par exemple, des personnalités issues directement ou indirectement de l’immigration, mais ne tentant pas de lutter contre le racisme, et ne défendant peu ou pas du tout les droits des migrants, voire tenant eux-mêmes des discours racistes et répressifs contre les immigrés (ou menant des politiques répressives, s’ils sont au pouvoir), afin de satisfaire la plus grande part de l’électorat. Un autre exemple est celui de femmes opposées aux droits des femmes et s’attaquant régulièrement à ces droits : Marine Le Pen, s’attaquant à l’IVG, critiquant les mesures faites pour lutter contre la sous-représentation des femmes en politique, telle que la parité8. Les lois sur la parité existantes n’étant pas exemptes de tout reproche, mais les critiques qui sont faites le sont ici pour de mauvaises raisons. 8, ou encore proposant des mesures allant contre l’émancipation des femmes, telles des allocations faites pour les encourager à rester chez elles.
Dans certains de ces cas, ces personnalités qui s’en prennent aux intérêts de leur propre groupe peuvent le faire car elles ne se sentent simplement pas solidaires du reste de leur groupe. Soit car elles pensent, du fait de leur situation personnelle, qu’elles n’auront jamais besoin elles-mêmes des droits qu’elles attaquent pour les autres ; soit car elles possèdent déjà (ou espèrent obtenir) des passe-droits qui les en dispenseront, de par leur statut d’élu par exemple. Mais bien souvent l’intérêt électoral sera plus important que l’intérêt du groupe auquel ces personnes appartiennent, d’autant plus s’il s’agit d’un groupe opprimé : dans ce type d’exemples, une personne issue de l’immigration justifiant par ses propos les discriminations que subissent les personnes d’origine étrangère, ou une femme qui attaque les droits des femmes, servent à légitimer la discriminations que subit le groupe cible. Si même un immigré reconnaît qu’il y aurait trop d’immigration, si même une femme dit que les droits des femmes seraient allés trop loin, cela donne du poids aux attaques contre ces groupes.
De par leur appartenance aux groupes auxquels elles s’en prennent, ces personnalités évitent les accusations de racisme ou de misogynie (par exemple) qui seraient pourtant légitimes, et qui pourraient être portées contre d’autres personnes tenant les mêmes propos ou appliquant les mêmes politiques, mais n’appartenant pas à ces groupes. Elles remplissent aussi une fonction d’alibi auprès des électeurs souhaitant préserver ou renforcer ces discriminations, mais éviter eux aussi ces accusations : ainsi les électeurs hommes opposés aux droits des femmes revendiqueront plus facilement de voter pour une femme opposée à ces mêmes droits, et ceux souhaitant réprimer l’immigration n’hésiteront pas à soutenir une personne issue de l’immigration pour ce faire. Lorsqu’on fait partie d’un groupe discriminé, s’en prendre à son propre groupe est un moyen de compenser, voire de transformer en avantage des caractéristiques qui normalement seraient discriminantes pour parvenir au pouvoir (genre, origine…), et plus particulièrement dans des milieux politiques où les rapports de domination sont très ancrés, comme l’extrême-droite.
L’autre avantage de cette approche est d’envoyer un message rassurant aux membres des groupes dominants, dans l’électorat, mais surtout dans les lieux de pouvoir : le message que l’on ne combat pas le rapport de domination existant (patriarcat, racisme…), que ce rapport de domination ne sera pas remis en cause dans son ensemble par son arrivée au pouvoir. Une façon de dire que l’on ne compte être qu’une exception à ce rapport de domination, et non pas un exemple entraînant l’arrivée au pouvoir de plus de personnes du groupe discriminé (et donc une brèche dans le rapport de domination). C’est un moyen de faire comprendre aux groupes dominants et à l’élite déjà en place, dont on a vu précédemment le pouvoir de nuisance pour s’opposer à la progression politique d’autres personnes, qu’on ne menace absolument pas leurs intérêts, voire au contraire, qu’on est prêt à leur servir d’alibi à eux également pour renforcer les discriminations et asseoir plus encore leur pouvoir.
Un exemple illustrant parfaitement cet aspect est celui des charges répétées de la présidente du Front National, Marine Le Pen, contre la « parité » et la « diversité » en politique, allant jusqu’à écrire dans son programme que « Les premières victimes en sont les hommes blancs hétérosexuels », en totale contradiction avec la réalité. Cette défense acharnée et inconditionnelle du patriarcat vise à rassurer à la fois l’électorat masculin de ce parti (les propositions rétrogrades étant souvent masquées par une formulation habile afin de ne pas effrayer l’électorat féminin), mais vise surtout à rassurer les hommes à tous les postes de pouvoir, dont dépend en partie sa progression électorale, sur le fait qu’elle ne menace absolument pas leurs intérêts, et que son éventuelle arrivée au pouvoir n’entraînera pas l’arrivée d’autres femmes, au détriment des hommes.
La cooptation précédemment évoquée et l’influence du pouvoir économique (notamment via les médias de masse), accentue encore la divergence d’intérêts des élus avec la masse de la population. D’une part car, comme on l’a vu, les politiques qui parviennent au pouvoir ont été très majoritairement sélectionnés en amont selon des critères de communauté d’intérêts avec le pouvoir économique, mais aussi car, une fois aux responsabilités, la poursuite de la carrière politique de ces élus, et notamment leur réélection, continue de dépendre de cette cooptation. Ces élus sont donc encouragés, pendant toute la durée de leur mandat, à défendre les intérêts du pouvoir économique, dont ils dépendent, et cela pousse parfois même les politiques des différents partis dans une surenchère pour mieux servir les intérêts du grand patronat et de l’actionnariat, comme on le verra plus loin.
Ensuite, la délégation de pouvoir de décision à un très petit nombre de personnes facilite largement la corruption, les pressions diverses, et les conflits d’intérêts : il est en effet bien plus facile, plus discret, et moins coûteux, de faire en sorte qu’un petit nombre de décideurs se trouvent en situation de conflit d’intérêts (ou de les corrompre franchement), que de corrompre une part importante de la population. Les candidats peuvent d’ailleurs également être présélectionnés selon ce critère, et les moins enclins à accepter des arrangements, écartés autant que possible.
Les mécanismes du système électoral et les règles de fonctionnement des institutions conduisent donc inévitablement à ce que les décideurs dans leur ensemble aient des intérêts systématiquement divergents du reste de la population. Mais cette divergence d’intérêts influe t-elle forcément sur leur comportement ?
On considère parfois que les intérêts personnels des élus n’influeraient pas sur leurs décisions en tant que représentants du peuple, car ceux-ci seraient capables de faire abstraction de ces intérêts personnels dans le cadre de l’exercice de leur mandat, afin de servir de manière neutre et impartiale l’intérêt général, déterminé par leurs seules convictions. Il s’agit d’ailleurs de la principale ligne de défense des élus dont une situation de conflit d’intérêts trop apparente a été dévoilée (par exemple dans la presse) : prétendre que cet intérêt particulier n’a jamais pesé dans leurs choix politiques d’élus…
D’une manière générale, les décisions des élus, quelles qu’elles soient, sont presque systématiquement attribuées à leurs convictions personnelles, qui seraient leur seule boussole, aussi bien par les commentateurs politiques que par la classe politique elle-même, y compris par les membres de l’opposition et les responsables des différents partis politiques critiquant ces mêmes décisions, jusqu’aux militants politiques les plus critiques du pouvoir en place. Lorsque des politiques se trouvent en situation de conflits d’intérêts trop évidente, ils sont présentés comme des exceptions (et souvent vilipendés par le reste de la classe politique, qui préfère prendre ses distances), mais la majorité des politiques continue d’être présentés comme motivés principalement par leurs valeurs et leurs idées. L’ensemble de la classe politique se satisfait ainsi de l’explication des décisions par la seule conviction, avec plus ou moins de bonne foi, car cette explication a l’avantage de ne pas remettre en cause le spectacle politique et l’apparente opposition entre les candidats des différents partis, et de préserver par là les illusions qui protègent le système électoral dans leur ensemble : les intérêts personnels des élus n’influeraient majoritairement pas sur leurs décisions.
Cet argument ne résiste pourtant pas à l’analyse. Bien sûr, il existe des sujets où les intérêts personnels des élus ne rentrent pas en contradiction avec l’intérêt général (cas de lois ne concernant pas les intérêts de l’élu ou de ceux dont il dépend), auquel cas l’impartialité de prise de décision de l’élu n’est pas impactée. Néanmoins sur nombre de sujets, et notamment à propos des questions économiques, ces intérêts personnels vont bien souvent se trouver en contradiction directe avec l’intérêt de la majorité de la population, qu’il s’agisse pour l’élu d’obtenir des avantages personnels immédiats, ou de défendre ceux de personnes dont dépend en partie sa réélection. Dans ces cas de figure, le choix n’est donc pas neutre du point de vue de l’élu : contrairement à ce qui est sous-entendu, prendre des décisions dans le sens de l’intérêt général entraîne alors inévitablement une forme de manque à gagner, ou une perte immédiate ou future pour l’élu.
En d’autres termes, pour chaque sujet où les intérêts personnels des élus contredisent l’intérêt de la population, voter dans l’intérêt général implique pour l’élu de voter explicitement contre son propre intérêt, ce qui demande une grande sincérité et des convictions très fortes. Or comme on l’a vu, les élus ne sont pas en moyenne plus sincères que la majorité de la population, car le mécanisme de l’élection ne favorise absolument pas l’ascension des personnes sincères, mais a plutôt tendance à la freiner au profit de ceux les plus disposés aux compromissions.
De plus, les convictions, censées être la seule boussole des décideurs, ne dépendent pas seulement d’idéaux de Justice déconnectés de toute question personnelle, mais sont en réalité souvent le reflet des intérêts personnels d’une personne, du moins en partie, car il est naturel de chercher des justifications morales à ce qui va dans son intérêt (dans une forme de rationalisation de son comportement). Ainsi, la majorité des ouvriers et employés considérera plus facilement que la richesse des riches est en grande partie imméritée, et le produit de l’exploitation du travail des autres, alors que les détenteurs de capitaux se convaincront eux facilement que leur richesse et leur pouvoir acquis seraient le résultat de leur mérite particulier, de leurs efforts (idéologie du mérite). Les riches seront plus enclins à minimiser le rôle de la chance et du hasard dans leur réussite personnelle, et ce d’autant plus facilement que les circonstances leur permettent de le faire : le fait pour certains d’avoir débuté leur carrière avec des patrimoines faibles sera mis en avant, ou pour les élus, d’avoir obtenu ce pouvoir par l’élection, qui les légitime (en apparence) comme meilleurs et plus aptes à exercer ce pouvoir que leurs concurrents.
C’est notamment ce qui explique parmi les élus l'omniprésence de l'idéologie du mérite, idéologie libérale qui nie l'importance de la chance et du hasard dans la réussite personnelle (et prône de ce fait une moindre redistribution des richesses pour ne pas décourager le mérite et l'entrepreneuriat). Si cette idéologie est très présente parmi les élus, et tout particulièrement aux postes à haute responsabilité, ce n'est pas un accident : c'est parce que tous ont dû gravir les échelons, à force de scrutins successifs, pour arriver au pouvoir, que ce soit dans les institutions ou au sein d'un parti politique. Ils sont donc, comme toute personne dans une position sociale élevée, plus naturellement enclins à justifier leur position par leur mérite, attesté par la confiance que les électeurs ou les militants leur ont témoigné, et à minimiser eux aussi l’impact de la chance et du hasard dans leur propre succès, et ce d'autant plus fort à mesure qu'ils progressent dans les hiérarchies. L'élection, méthode de choix élitiste des représentants, favorise l'arrivée au pouvoir de dirigeants économiquement libéraux : l'élection est sœur de l'idéologie libérale, et les deux sont indissociables.
De la même façon, la possibilité de servir ses intérêts personnels plutôt que l’intérêt général se rationalise également. L’ampleur supposée de l’effort fourni pour arriver aux responsabilités, et le poids des responsabilités elles-mêmes, sont autant de justifications apparentes pour les rémunérations et les avantages particuliers des élus, et ce d’autant plus que ces avantages peuvent facilement être relativisés par comparaison aux revenus de certaines célébrités, ou du grand patronat, plus démesurés encore. En dernière extrémité, ceux qui sont amenés à trahir la confiance que l’électorat leur a accordé, le justifieront en relativisant et en minimisant la gravité de leur propre déloyauté, son impact par rapport à l’ensemble de la corruption (la corruption étant généralisée, l’impact d’une personne de plus ou de moins est donc faible…), et en prétendant que n’importe qui ferait la même chose à leur place.
Le poids des convictions est d’autant plus faible par rapport aux intérêts personnels que la trahison est progressive, et que ces convictions ne sont pas immuables, mais peuvent évoluer avec le temps et les intérêts personnels des politiques au cours de leur carrière : même une personne sincère au départ aura bien du mal, exposée progressivement au pouvoir et à son fonctionnement l’éloignant de plus en plus du reste de la population, à ne jamais dévier. Il est aussi possible que certains politiques, en partie sincères, mais ayant vu leurs opinions économiques s’éloigner de l’intérêt général au gré de l’évolution de leurs propres intérêts et de la progression de leur carrière politique, n’aient pas la sensation de trahir leur électorat, mais simplement l’impression que leur vision des choses a évolué, sans vouloir voir le lien entre cette évolution et celle de leurs intérêts personnels… Même s’il peut exister quelques politiques ayant assez de recul et suffisamment sincères (ou restant suffisamment proches de leur classe de départ au cours de leur mandat) pour être capables de faire abstraction de leurs intérêts personnels, ce sont des exceptions, et la grande majorité des politiques agira conformément à ses intérêts, comme tend à le montrer la très grande proportion d’élus appliquant, une fois au pouvoir, des politiques semblables ou identiques à celles qu’ils avaient dénoncées dans l’opposition.
C’est inévitable car même si on est sincère, voter contre son propre intérêt demande nécessairement plus d’efforts que de voter conformément à celui-ci…
Des décisions prises par des politiques n’ayant globalement pas le même intérêt que le peuple n’iront donc majoritairement pas dans l’intérêt de ce peuple.
Comme on l’a vu, l’influence des médias, et plus particulièrement des médias de masse, sur le processus électoral, et sur le processus politique en général, ne saurait être sous-estimée. L'importance des grands médias commerciaux dans une démocratie ne saurait être sous-estimée : ils sont l'un des principaux moyens d'accès à l'information pour les citoyens, et façonnent donc en partie l'opinion publique. Pourtant, les grands médias sont en réalité soumis à diverses pressions (notamment politiques), ainsi qu'à des impératifs de rentabilité, qui s'opposent tous à l'exigence d'informer objectivement, et sont à la merci du pouvoir économique.
Loin d'être neutres, les médias sont au centre des batailles d’influence. Ils souffrent d'un nombre important de biais, à la fois dans le choix des sujets traités, et dans la façon dont ils sont traités.
Les médias ne sont absolument pas neutres, et subissent à la fois l’influence du pouvoir économique, et du pouvoir politique en place.
Les médias subissent en premier lieu l’influence du pouvoir politique, qui tente de les utiliser à son profit.
Les lois qui régentent les médias sont généralement favorables aux partis au pouvoir. En France, hors périodes d'élections (donc la majorité du temps), le temps de parole politique est explicitement défini en faveur des partis au pouvoir, par la règle dite des trois tiers : le gouvernement et la majorité parlementaire se partagent les deux tiers du temps de parole, l'opposition parlementaire, le dernier tiers, quelle que soit la proportion de parlementaires dans chacun de ces deux groupes. Cette règle largement favorable à la majorité politique au pouvoir, au détriment de l’opposition parlementaire, exclut aussi complètement du temps d’antenne les partis non représentés au Parlement, qui doivent se contenter de la promesse non chiffrée du CSA de « rester attaché » à ce qu'ils bénéficient d'un accès équitable à l'antenne.
Les pressions de tous les gouvernements sur l’audiovisuel public ont toujours été nombreuses, même si elles atteignent leur paroxysme (au moins en termes de visibilité) pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, puisque le Président de la République fait en 2010 le choix de nommer lui-même directement le président de France Télévision, mais cette nomination n’était que l’aboutissement visible d’une longue série de pressions qui l’étaient moins. Malgré la promesse de son successeur à l’Élysée, François Hollande, de laisser cette nomination au soin du seul CSA, les jeux d’influence ont continué de plus belle, cette fois au cœur du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel lui-même, résultant en la nomination d’une personne sans la moindre expérience de l’audiovisuel et dont l’indépendance vis-à-vis de l’Élysée est mise en doute, au cours d’une procédure de nomination opaque et critiquée.
Les pressions des politiques sont également facilitées par les relations que ceux-ci entretiennent avec les personnalités médiatiques, et ne viennent pas nécessairement du sommet de la hiérarchie, comme lorsque le député Michel Vauzelle fait censurer de France 2 une séquence le concernant d’un sujet portant sur les « préfets fantômes », et la fait remplacer par une séquence à son avantage, ici encore en contactant le président de France Télévision, qu’il connaît personnellement9. « Michel Vauzelle et les “fascistes” de France 2 », article du Canard enchaîné du 22 octobre 2014. 9.
Les cursus souvent similaires des politiques et des journalistes10. À titre d’exemple, Christine Ockrent, David Pujadas et Jean-Pierre Elkabbach, sont tous trois diplômés de l’Institut d'études politiques de Paris (Science Po), et Claire Chazal et Emmanuel Chain de l’École des hautes études commerciales de Paris (HEC). 10 facilitent les collusions entre ces deux milieux, qui sont nombreuses, et illustrées par exemple par la remise de la Légion d’honneur par le pouvoir élu à de nombreuses personnalités du monde médiatique, qui crée une relation de soumission symbolique (en premier lieu) au pouvoir politique.
Même dans les pays où les médias peuvent être en apparence plus libres vis-à-vis du pouvoir politique, rien n’empêche une nouvelle majorité au pouvoir de voter des lois visant à les mettre progressivement sous tutelle.
De plus, lorsque des médias libres ou indépendants existent et gênent le pouvoir en place, ceux-ci sont souvent victimes de procédures judiciaires, que ce soit de la part des pouvoirs publics ou des détenteurs de capitaux, comme le montrent un certain nombre de plaintes en diffamation, destinées à faire taire les journalistes concernés ou à intimider ceux qui seraient tentés de les imiter, par des demandes de dommages et intérêts souvent démesurés. Même lorsque le ou les plaignants sont en tort et savent à l’avance qu’ils seront déboutés à terme, ils peuvent disposer de moyens financiers suffisants pour ne pas craindre les conséquences d’un échec en justice, et utiliser la lourdeur de la procédure judiciaire, en pariant sur le coût que cette procédure représente pour les organes de presse indépendants, disposant souvent de très peu de ressources, pour les détruire ou leur porter des coups financiers considérables.
On peut citer également les sites d’information Mediapart et Arrêt sur images, subissant un redressement fiscal abusif, pour des sommes mettant en danger, si ce n’est leur existence, au minimum leur indépendance et leurs capacités à enquêter (respectivement 4.1 millions d’euros et 540 000€).
Si les pressions ou tentatives de pressions politiques sur les médias sont fréquentes, le contrôle du pouvoir économique sur ces mêmes médias est plus systématique encore. La mainmise du pouvoir économique sur les médias ne se limite pas aux seuls médias privés, mais touche aussi largement les services publics.
Les grandes chaînes de télévision ou stations de radio publiques sont saturées de personnalités aux mêmes intérêts que le pouvoir économique, ou dépendantes elles-mêmes du pouvoir économique, que ce soit du fait de leurs revenus confortables, ou des « ménages » qu’elles pratiquent pour le compte d’entreprises privées, notamment. Ce qui est également le cas des quelques « experts » inlassablement invités à commenter l’actualité économique ou politique, qui ne sont qu’une poignée mais sont omniprésents dans les médias de masse, et dont la légitimité artificielle et auto-entretenue vient principalement de leur propre présence médiatique.
De plus, les personnalités médiatiques sont amenées à changer de média de temps en temps, au gré des opportunités de carrière, passant par la radio, la télévision ou la presse écrite, et amenés à travailler pour des chaînes et stations publiques comme privées. Même les personnalités travaillant pour les services publics à un moment donné peuvent donc plus tard passer dans le privé, et sont donc encouragées à ne pas émettre de critiques sur de potentiels futurs employeurs11. « Les nouveaux chiens de garde », Serge Halimi, 1997. 11. De plus, certaines entreprises n’hésitent pas à menacer les journalistes qui feraient trop consciencieusement leur travail, comme le président d’Huawei France (fabricant de téléphones portables), menaçant publiquement la journaliste Élise Lucet de faire jouer ses relations pour lui fermer toutes les portes, après un reportage sur un des sous-traitants de l’entreprise en Chine faisant travailler des enfants.
Quant aux médias privés, la plus grande partie d’entre eux (en termes d’audience) sont la propriété de quelques hommes (principalement) d’affaires, et leur concentration croissante leur donne un impact et une influence toujours plus importante. Le nombre et l’apparente diversité des chaînes de télévision, des stations de radio, des titres de presse, et des sites d’information, masque en réalité des disparités d’audience importantes, et une très grande concentration des plus importants entre quelques groupes industriels et financiers (tels que Lagardère, Bouygues, Bolloré, Dassault…) : en France, à l’exception de quatre médias12. Le Canard enchaîné, Charlie Hebdo, Marianne et Mediapart. 12, l’ensemble des médias généralistes privés seraient ainsi la propriété de moins de vingt grands groupes. Et la concentration des médias est plus importante encore aux États-Unis, puisque en 2011, 6 corporations contrôlaient à elles seules 90% des médias américains. Un certain nombre de ces médias sont d’ailleurs déficitaires ou peu bénéficiaires, en particulier dans la presse écrite : ce n'est pas tant pour les bénéfices économiques immédiats qu'ils peuvent générer, que pour le contrôle de l'information qu'ils permettent que ces médias restent la propriété desdits groupes.
Les propriétaires de ces médias n’hésitent pas à influer directement sur la ligne éditoriale de leurs médias : ainsi en 2014, après le changement d’actionnaire au quotidien Libération, les journalistes se sont vus obligés (sous peine de licenciement) de signer un avenant à leur contrat de travail comprenant une « clause de non-dénigrement », leur interdisant d’écrire des critiques de leurs actionnaires. Les journalistes et présentateurs sont dans tous les cas soumis hiérarchiquement à leur employeur, et peuvent être licenciés ou leur programme supprimé ou réorganisé au gré des choix de leurs actionnaires, s’ils ne donnent pas entière satisfaction, comme le montre l’exemple du licenciement express de TF1 du présentateur Patrick Poivre d’Arvor (pourtant très conciliant), ou du passage en « crypté » de l’émission les Guignols de l’info, après le rachat de la chaîne Canal+ par Vincent Bolloré en 2015. Mais généralement, des pressions explicites sont superflues, et l’autocensure suffit : on peut ainsi citer les médias taisant volontairement des informations gênantes pour leurs propriétaires, comme le Figaro ignorant la mise en examen de son propriétaire Serge Dassault en 2014, ou encore la chaîne TF1 ne parlant pas du procès de sa maison mère, Bouygues, pour travail dissimulé lors de la construction de l’EPR de Flamanville (tout comme le traitement très partial de ce sujet sur la chaîne).
Le contrôle des médias par le pouvoir économique s’effectue également via la dépendance aux revenus de la publicité, qui est un véritable obstacle à leur indépendance en général, et une incitation naturelle à l'autocensure. Quelques exemples permettent ici encore d’illustrer le problème : le fournisseur d’électricité EDF, mécontent d'un article du journal La Tribune du 16 novembre 2011 sur le nucléaire, décide alors en sanction de retirer jusqu'à la fin de l'année ses publicités du journal, déjà en difficulté financière, pour un manque à gagner estimé à plusieurs dizaines de milliers d'euros pour le quotidien. En 2015, le milliardaire Vincent Bolloré, en colère suite à deux articles à son sujet dans le journal le Monde, retire en représailles 7 millions d’euros d’investissements publicitaires prévus dans les colonnes du journal. Le président de la chaîne M6, quant à lui, assure ne pas supporter « qu'on dise du mal sur sa chaîne des clients de la régie pub », et reconnaît même exercer des pressions au moment du montage des reportages, pressions confirmées par la censure d’un reportage défavorable à l’entreprise de téléphonie et internet Free Mobile dans l’émission Capital…
Ces exemples, loin d’être exhaustifs, illustrent bien l’influence du pouvoir économique sur les médias. Cette influence est parfois concurrente de celle du pouvoir politique, car les luttes d’influences se déroulent dans tous les lieux de pouvoir, et les médias n’y échappent pas. Mais bien souvent, les deux influences sont complémentaires, et contribuent ensemble à modeler des médias favorables à la classe dominante dans sa globalité, dont les intérêts se recoupent suffisamment pour assurer son unité.
La liberté d’expression, souvent revendiquée comme valeur démocratique, est en réalité illusoire, et largement inégale selon les personnes, leurs positions sociales, les divers facteurs discriminants tels que le sexe, la couleur de peau ou l’origine ethnique, et également la tonalité des discours tenus. Comme tout lieu de pouvoir, le pouvoir médiatique est dépendant du pouvoir économique, comme on l’a vu, et imprégné des différents rapports de domination de la société : sous-représentation des femmes ou des minorités, de même que des classes populaires. L’image que les médias donnent de ces groupes de population est souvent négative, car elle est le point de vue de personnes largement extérieures à ces groupes.
La parole médiatique est donnée principalement aux membres des groupes dominants, et le point de vue des dominants est donc le principal point de vue diffusé. Lorsque la colère des groupes opprimés s’exprime face à l’injustice, elle est souvent dénigrée : en 2015, la condamnation médiatique unanime des « violences » des salariés d’Air France13. Lors d’un comité central d’entreprise houleux, lors lequel un plan de licenciements de 2 900 personnes avaient été annoncé, des bousculades avaient eu lieu, et des salariés mécontents avaient notamment arraché la chemise de certains dirigeants. Une image qui fut reprise par quasiment tous les médias. 13 faisait écho à une absence totale de critique de la violence sociale venant du patronat, puisque ces débordements avaient eu lieu suite à l’annonce d’un plan de 2 900 licenciements dans l’entreprise. Un traitement qui rappelle celui, partial et accusateur, réservé par certaines chaînes (TF1 et France 2) aux violences des salariés de Continental six ans plus tôt, même si la condamnation était moins unanime à ce moment-là.
De la même manière, lors du drame de Clichy-sous-Bois en 200514. Où deux adolescents avaient trouvé la mort après s’être réfugiés dans un poste électrique, à cause d’une course poursuite avec la police. 14, le traitement médiatique du drame joua un rôle déterminant dans le déclenchement des émeutes qui l’ont suivi, la majorité des médias reprenant, pendant près d’une semaine, sans la questionner ni même la nuancer, la version officielle, qui s’est par la suite révélée mensongère15. La version officielle des faits d’après la police, reprise au plus haut niveau de l’État (jusqu’au ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, et au premier ministre, Dominique de Villepin), accusait à tort les deux victimes, Zyed Benna et Bouna Traoré, d’avoir commis un cambriolage avant l’intervention de la police, et niait la course-poursuite, et par là la responsabilité de la police dans leur mort. 15. L’image donnée des banlieues par les médias à cette époque, avec l’utilisation de termes extrêmement forts, tels « guerilla urbaine », et la reprise sans réserve de la thèse officielle malgré les éléments qui auraient dû poser question ou tout du moins appeler à la prudence, contraste avec l’attitude de prudence extrême des mêmes médias avant de diffuser des images défavorables aux forces de l’ordre, notamment la chaîne France 2, attendant trois jours pour diffuser la vidéo d’une « bavure » policière16. Deux policiers battent un homme au sol, devant six de leurs collègues immobiles. 16, et diffusant les images de cette bavure dans des conditions favorables au pouvoir, permettant au ministre de l’intérieur, présent sur le plateau de la chaîne, de désamorcer immédiatement la polémique17. Documentaire « Émeutes en banlieue : la mécanique infernale », 2013. 17.
Un autre cas similaire est celui des émeutes de la ville de Ferguson aux États-Unis, qui firent suite à la mort de Michael Brown, un jeune homme noir abattu par un policier blanc : ce n’est qu’après que des journalistes ont été arrêtés par la police que les médias les plus importants commencèrent à parler réellement du sujet. Le traitement médiatique de « l’affaire DSK » qui avait défrayé la chronique en 201118. Où l’homme politique français Dominique Strauss-Kahn fut accusé de viol. 18, fut aussi très critiqué, et les médias (notamment français) accusés de sexisme dans la façon dont ils abordèrent l’affaire, décrédibilisant presque systématiquement la parole de la victime, parfois à cause de son physique ou de son origine sociale, entre autres marques de mépris ouvert envers elle.
Ces exemples, loin d’être exhaustifs, illustrent la reprise systématique dans les médias du discours et du point de vue de la classe dominante, et de l’idéologie de cette classe, de même que des idéologies qui visent à justifier les rapports de domination de la société (sexisme, racisme, mépris de classe…). Les grands médias se font le porte-parole quasi-systématique de la classe dominante pour tout ce qui concerne les confrontations sociales, taisant ou atténuant la violence des oppresseurs et des dominants par des euphémismes, qui sont souvent une reprise des termes officiels du pouvoir (« bavure » pour qualifier des passages à tabac ou des homicides commis par la police, « frappe » pour parler de bombardements de civils, « reconduites à la frontière » au lieu d’expulsions forcées, « plan social » à la place de licenciements, « vidéoprotection » pour parler de surveillance…), et exagérant la violence des dominés par un vocabulaire tout aussi connoté (« prise d’otage » pour désigner des grèves, « clandestins » au lieu de sans-papiers, « censure » ou « politiquement correct » pour qualifier toute dénonciation de propos racistes ou sexistes, etc.).
D’une manière générale les médias diffusent les idéologies visant à justifier les inégalités (telle que l’idéologie du mérite précédemment abordée, ou le libéralisme économique), et éviteront de parler de luttes sociales ou de luttes des classes, ou décrédibiliseront ces idées, en les présentant comme dépassées ou illégitimes. Le discours médiatique reprend globalement les termes et les analyses de la classe possédante : les impôts seraient trop progressifs et accableraient les riches, générant de l’évasion fiscale et les dissuadant d’investir leur argent dans le fonctionnement de l’économie ; le code du travail serait trop rigide et trop complexe, étranglant les entreprises et les empêchant de créer de l’emploi, générant du chômage ; les syndicats trop contestataires, les régimes de retraite et de sécurité sociale trop favorables aux salariés… la liste est longue.
§ Certains pseudo « débats » dans les médias (entre gens qui sont en fait d’accord) servent à donner l’impression que les médias ne seraient pas unanimes. De même, certaines émissions où des journalistes, interviewers, etc. se montrent en apparence agressifs contre tel ou tel invité politique (ex de Bourdin, de certaines émissions de « divertissement politique », etc.), ou avec des questions pièges inutiles style « prix du pain ou du ticket de métro », pour donner l’impression que les médias ne sont pas soumis au pouvoir mais seraient critiques de ce pouvoir.
L’unanimisme médiatique et l’absence de contradiction et d’opposition visible face à son discours influe sur la perception même de l’opinion publique par le peuple lui-même, et donne l’apparence d’un point de vue très répandu, voire majoritaire, dans la population, alors que ce point de vue est surtout répandu dans les lieux de pouvoir. L’impression qui en résulte, celle d’un discours sans opposants et universellement admis, donne à ce point de vue une fausse légitimité.
À force de répétitions et de matraquage, ce discours finit par influencer l’opinion publique, et ce d'autant plus facilement que celle-ci est largement dépolitisée, donc plus malléable. Même si le discours ne convainc pas directement tout le public, il entretient la méfiance des différents groupes de la population les uns envers les autres et le repli sur soi.
Les sondages sont une composante du paysage médiatique, à tel point qu'il se passe rarement plusieurs jours sans que le contenu d'un nouveau sondage ne soit commenté ou analysé dans les colonnes des journaux, ou ne donne lieu à des débats. Des sondages sont faits sur tous les sujets : intentions de vote, popularité des politiques, degré d'approbation d'un type de discours politique ou d'une loi, voire commentaire de l’actualité ou de polémiques en cours. Les médias sont friands de sondages, car il s'agit d'un contenu facile à produire et à commenter, et qui semble en apparence d'une certaine légitimité, puisqu'il s'agit de transmettre l'opinion du peuple. Or, s'il est légitime dans une démocratie de donner la parole aux citoyens, et de chercher à savoir ce que souhaite le peuple, les sondages tels qu'ils sont effectués aujourd'hui sont la pire manière de le faire.
D'une part parce que la neutralité apparente des sondages n'est qu'une illusion. Le choix du timing et des sujets sur lesquels le sondage est fait en soi est déjà non neutre : les sondages sur la popularité mettent en avant des personnalités proposées, les sondages sur un sujet permettent de donner de l'importance à ce sujet, voire d'en faire un sujet central, quand bien même ce n'est pas toujours justifié. De nombreux sondages sont sans intérêt, et éloignent du débat de fond, en particulier les sondages sur la popularité des personnalités politiques. Un sondage à propos d'un fait divers violent juste après que celui-ci ait eu lieu et alors que l'émotion est la plus forte, appellera nécessairement des réponses répressives. Un sondage sur la volonté des immigrés à s'intégrer suggérera que les difficultés d’intégration existantes seraient de la responsabilité des seuls immigrés, et exagérera l’importance de ces difficultés ; des sondages répétés sur ce sujet ne peuvent que sous-entendre que l'immigration est un problème en soi.
De la même façon, la formulation des questions et l'éventail du choix de réponses disponibles oriente nécessairement les résultats, en limitant la perception des alternatives disponibles face à un sujet donné. Pour prendre un exemple tiré d'un véritable sondage, demander au public s’il est ou non favorable « au démantèlement de camps illégaux de Roms »19. Sondage Ifop pour Atlantico, Août 2012. La formulation exacte de la question était « Êtes-vous très favorable, plutôt favorable, plutôt opposé ou très opposé au démantèlement de camps illégaux de Roms actuellement réalisé par les forces de l’ordre ? ». 19 est particulièrement orienté : en mettant l'accent sur l'aspect illégal du campement, et sans proposer d'autre solution, la seule alternative qui apparaît implicitement alors est un choix entre le démantèlement des campements, ou l'inaction face à un comportement illégal, ce qui favorise bien sûr les réponses approbatives. Si l'on reformule la question autrement, par exemple « Le démantèlement de campements Roms résout-il le problème sur le long terme, ou ne fait-il que le déplacer, voire risque t-il de l'aggraver ? », nul doute que les taux d'approbation seraient fortement différents.
De même, des questions telles que « Êtes-vous prêt·e à travailler le dimanche pour gagner plus ? », avec le seul choix de répondre par l'affirmative ou la négative, fait l'impasse sur l'existence d'autres solutions et sous-entend une analyse extrêmement réductrice du sujet : si des personnes travaillant à temps plein ne gagnent malgré tout pas assez pour vivre correctement, le problème pourrait aussi être abordé sous l'angle des salaires trop faibles en général, et de la lutte contre l'exploitation des individus. Les sondés n'ont pas la possibilité d'ajouter des réponses différentes ou de reformuler les questions, ils doivent rester dans le cadre défini pour eux par ceux qui ont rédigé la question.
D’ailleurs, les médias ne font pas toujours preuve de neutralité lorsqu’ils présentent les résultats des sondages. Ils peuvent choisir, parmi la multitude de sondages réalisés, ceux qui les arrangent le plus et qu’ils souhaitent mettre en avant, et ne pas s’attarder sur les autres, voire ignorer complètement ceux dont les résultats les gênent. La présentation des résultats peut être aussi très diverse, et la malhonnêteté est parfois de mise. Pour un même sondage sur le travail dominical20. Sondage BVA pour La Dépêche du Midi, décembre 2014. 20, où 62% des personnes interrogées se disent favorables à l’ouverture des magasins le dimanche, mais 60% d’entre elles refuseraient de travailler le même jour, le journal commanditaire du sondage, La Dépêche du Midi, intitule son article « Notre sondage : le “oui mais...” des Français », quant au Figaro, il va jusqu’à titrer « Travail/dimanche : 62% des Français pour (sondage) », ce qui est à la limite de la manipulation et du mensonge21. À comparer par exemple avec le titre ironique mais plus honnête de L’Expansion, « Les Français favorables au travail le dimanche, sauf s'ils travaillent ». 21.
Si les sondages sont presque systématiquement orientés, et réalisés de manière favorable à la classe dominante, la principale raison en est le coût de chacun de ces sondages, environ un millier d’euros minimum par question posée. Ce coût est à la fois dérisoire pour les détenteurs de capitaux ou de leurs alliés (ou encore pour ceux qui peuvent les faire financer par l’argent public), qui peuvent en inonder le paysage médiatique, mais trop important par rapport au budget des structures réellement indépendantes.
La méthodologie opaque et approximative des instituts de sondages pose également problème. Chaque institut dispose de ses propres procédures de calcul, ou de correction des résultats, pour compenser par exemple la sous-déclaration du vote extrême-droite dans des sondages de vote, et de même, chaque institut définit la marge d'erreur affichée selon ses propres critères. Les échantillons prétendument représentatifs sont souvent en réalité assez faibles, constitués selon des quotas et des artifices statistiques visant à les rendre crédibles.
Le recours croissant, pour des raisons de coût, aux sondages réalisés exclusivement par internet, où les personnes interrogées ne sont jamais contactées que par courrier électronique, implique aussi une impossibilité de vérifier l'identité réelle des participants. Sans oublier que nombre de ces sondages sont rémunérés pour faire face au manque de participants : on ne peut pas considérer que ceux et celles qui choisissent de répondre à ce type de sondages par intérêt pécuniaire seraient représentatifs de la population et le feraient de manière tout à fait neutre (ils peuvent être tentés de répondre à des sondages sur lesquels ils n'ont pas d'avis, en inventant les réponses).
Enfin, du fait du mode d'interrogation qui implique une réponse rapide, et les sondés étant interrogés sur un sujet qu'ils connaissent souvent mal, les sondages sont la photographie d’une opinion irréfléchie, de l’expression des préjugés. Lorsqu'on les interroge, les sondés n'ont en effet pas le temps d’étudier le sujet du sondage, de se documenter. Ils ne peuvent pas prendre le temps de confronter les points de vue ni de peser soigneusement le pour et le contre avant de répondre, et du reste ce n'est pas ce qui leur est demandé : c'est leur idée du moment que l'on sonde. À mille lieux de la décision pesée en toute connaissance de cause, les sondages, dans la manière dont ils sont conduits, favorisent les réponses instinctives, et ne font donc que mettre en lumière les idées reçues du moment, largement influencées par le discours médiatique ambiant et les préjugés répandus, le public ne disposant pas d’argumentaires construits et impartiaux, mais étant au contraire en permanence exposé à une propagande, dont on a entrevu à quel point elle était orientée.
Pire, les sondages donnent à ces idées reçues, à cette opinion non réfléchie et influencée, une très forte légitimité. Ils présentent en effet une apparence de neutralité et d'objectivité, et sont systématiquement présentés par tous comme la représentation fidèle de la parole du peuple, de ses opinions et de sa volonté22. Notamment par des tournures de phrase généralisant au peuple en entier des pourcentages qui ne se rapportent au final qu’à une petite minorité de personnes interrogées (« La majorité des Français considèrent que… » au lieu de « La majorité des personnes interrogées… »). 22. Les sondages apparaissent légitimes car ils bénéficient d'une bienveillance de principe à la fois de la part de la majorité des médias, qui les utilisent comme contenu facile à produire, mais aussi de la part des politiques, qui les brandissent comme arguments d'autorité pour appuyer leurs démonstrations. Si parfois, il arrive à certains de critiquer la méthodologie d'un sondage en particulier qui ne les arrange pas, jamais ils ne remettront en cause le principe, et dans cette unanimité, celui qui les remettrait en cause se verrait accuser de mépriser la parole du peuple.
Dans la pratique, les sondages doivent être considérés comme des médias à part entière. Ils sont le prolongement des médias classiques et de la stratégie médiatique de la classe dominante, et leur principale fonction est la validation et la légitimation des préjugés de la population, et par là du discours médiatique prédominant, en donnant l’illusion que ce discours émanerait du peuple, quand il n’est que le résultat d’une manipulation.
Mais l’influence des médias ne se fait pas que sur le peuple, et les rapports d’influence avec le pouvoir politique ne se font pas que dans un sens, au contraire : les politiques sont eux-mêmes largement soumis à l’influence des médias.
L’un des premiers facteurs d’influence sur les politiques est indirect, par le biais de l’influence qu’ont les médias sur l’opinion publique.
Le discours de la classe dominante, très répandu dans les médias et rarement contredit, influence comme on l’a vu l’opinion, mais donne aussi une image biaisée de cette opinion : l’unanimisme médiatique et la légitimation de ce discours par la manipulation que sont les sondages donne une fausse image de ce que le public souhaite réellement, donnant l’image d’une population qui adhérerait largement au point de vue des dominants. Cela ne permet pas d’avoir une vision pertinente de ce que le peuple pourrait souhaiter dans de bonnes conditions. Le but des politiques est de plaire à l’électorat, qu’ils soient ou non directement candidats. Ils souhaitent s’approcher au plus près (du moins en apparence) des attentes du public, ou de l’image qu’ils en ont ; ils peuvent donc être tentés de calquer leur discours sur celui de la classe dominante, ou du moins de reprendre la part de ce discours qui leur semble avoir le plus d’impact dans l’électorat.
Surtout, le discours dominant est si universellement répandu dans les médias, et parait faire un tel consensus que, même s’il ne convainc pas totalement le public, il fixe inconsciemment les limites de l’acceptable, les limites de ce qui sera ressenti comme raisonnable, et donc les limites implicites du débat : les politiques qui s'éloigneraient trop du discours prédominant s'excluent eux-mêmes, et seraient immanquablement perçus par une partie du public comme trop radicaux, et décrédibilisés.
On peut prendre le cas de l’immigration : le discours politique sur le sujet, systématiquement anxiogène, va au mieux d’une acceptation timide de l’immigration, à condition de la limiter (discours le plus « modéré »), au refus de toute immigration et à l’expulsion systématique des personnes n’ayant pas la nationalité (discours de plus droitier), sous-entendant donc dans tous les cas que l’immigration serait un problème économique, le seul point en débat en étant l’ampleur. Sur ce sujet, toute personnalité politique qui tiendrait un discours trop éloigné de ces bornes, en particulier un discours plus modéré, par exemple en affirmant que l’immigration n’est pas un problème économique, se décrédibiliserait, et se verrait accusée de naïveté. Un autre exemple est le cas des prestations sociales, et notamment des retraites : toute personne qui proposerait, contre le consensus médiatique, des solutions autres que le recul de l’âge de départ à la retraite (invariablement présenté comme inévitable), serait perçue comme irréaliste, et serait accusée de démagogie, le seul débat autorisé concernant la manière et la vitesse à laquelle ce recul doit avoir lieu… Le même unanimisme est visible sur nombre d’autres sujets, tels que le coût du travail (trop élevé), le droit du travail (trop protecteur), la supposée impossibilité à réformer (à cause du conservatisme des syndicats), le supposé laxisme dans la lutte contre l’insécurité, etc.
L’effet de cet unanimisme sur les politiques est d’autant plus fort que l’émotion est forte, et a pu être particulièrement visible lors d’un événement récent, les attaques terroristes contre le journal Charlie Hebdo, lors desquelles l’émotion extrême suscitée a pris le pas sur la raison, et permis d’étouffer toute critique ou toute analyse rationnelle derrière l’appel à l’unité nationale. Toute personne qui émettait alors des réserves ou un point de vue n’allant pas strictement dans le sens du consensus médiatique était clouée au pilori, la défense (apparente) de la liberté d’expression s’étant alors muée en une injonction à aimer inconditionnellement le journal.
Les médias de masse sont la première source d’information du public. Comme on l’a vu précédemment, ils jouent un grand rôle dans le processus électoral, et des candidatures n’ayant pas leur soutien, ou devant affronter leur hostilité, sont largement désavantagées. Le pouvoir médiatique peut choisir de mettre des personnalités politiques en difficulté, par exemple en montant en épingle et en insistant sur des affaires concernant la vie privée de ces personnes, ou en les dénigrant.
L’exemple déjà cité du candidat ouvrier Philippe Poutou, moqué lors de ses interventions télévisées, est loin d’être un cas unique. La mise sur le même plan systématique de la gauche radicale et de l’extrême-droite, renvoyées dos à dos, sert avant tout à décrédibiliser les initiatives progressistes en les comparant à des partis traditionnellement rejetés, et à présenter leurs discours économiques alternatifs comme irréalistes.
Le pouvoir médiatique peut aussi choisir de protéger la carrière de certaines personnalités : lorsque le journal en ligne Mediapart accuse l’ancien président de la République, Nicolas Sarkozy, d’avoir fait financer sa campagne électorale de 2007 par le dictateur libyen Kadhafi, une part des médias choisit de contester de manière systématique les accusations, et de semer le doute sur leur sérieux, appuyant par là la stratégie de défense médiatique de l’ancien président. Puis, lorsque plusieurs experts mandatés par l’institution judiciaire valident « sans réserve » l’authenticité d’une preuve fournie par le journal sur cette même affaire, une partie des médias choisit d’ignorer l’information, pourtant de première importance d’un point de vue démocratique.
L'influence des grands médias sur la politique est de plus aggravée par une forme d'effet boule de neige : les candidats les plus médiatiques, donc les plus connus, sont (mécaniquement) les seuls pouvant se démarquer dans les sondages d'intentions de vote, et le résultat de ces sondages leur garantit ensuite une plus grande présence médiatique, car la course à l'audience pousse naturellement chaque média à s'intéresser plus aux candidats déjà connus et déjà populaires, et à ignorer massivement les autres. Ce mécanisme démultiplie l'influence des médias les plus importants (en termes d’audience), et fait que quelques médias influents ou instituts de sondages peuvent suffire à orienter une campagne entière, et ce d'autant plus que l'élection est compétitive : plus l'écart entre les principaux candidats est faible, plus l'influence que les médias peuvent avoir est susceptible d'être décisive.
Cette influence des médias sur l’élection participe donc à la sélection en amont des candidatures, au profit de celles défendant le mieux l’intérêt de la classe dominante, mais elle ne se limite pas à la période de l’élection, et se poursuit durant le mandat. La plupart des politiques étant candidats à leur propre succession (ou ayant l’intention de poursuivre leur carrière politique, mais à d’autres postes), restent donc dépendants du pouvoir médiatique pendant la durée de leur mandat, puisque leur réélection dépend alors en grande partie de l’image que ces médias donneront de leur action politique pendant leur mandat. Même s’ils ne souhaitent pas se représenter, un scandale peut suffire à interrompre leur mandat en cours, et à les forcer à démissionner, ce qui n’est d’ailleurs pas systématique : lorsqu’un scandale éclate, son effet sur la carrière politique des personnalités concernées dépend grandement, une fois encore, de l’attitude des médias, et de l’importance que le pouvoir médiatique accorde à ces scandales.
Les médias peuvent donc faire et défaire les carrières des personnalités politiques, ou du moins y porter de sérieux coups, et cette possibilité est comme une arme pointée en permanence sur les politiques.
Au delà de la seule divergence structurelle d’intérêts avec le peuple, les élus sont également à bien des égards dépendants, et donc soumis, au pouvoir économique, pendant leur mandat. Les facteurs de dépendance sont multiples, et certains ont déjà été abordés plus haut dans les grandes lignes, mais il n’est pas inutile d’y revenir afin d’en approfondir certains aspects, et d’en mesurer l’ampleur véritable.
Le premier facteur de dépendance est direct, dû au coût des campagnes électorales et au besoin de financement des partis politiques. La forme de ce financement dépend des lois en vigueur, mais il est très fréquent. En France, une limite légale théorique des dons des particuliers aux partis politiques existe : un parti peut recevoir des dons des très hauts revenus jusqu'à 7 500€ par personne, mais cette limite est restée jusqu’en 2012 facilement contournable par la création de micro-partis et d’associations de financement pouvant transférer leurs fonds entre eux, notamment. Des possibilités de contournement connues et dénoncées pendant longtemps, mais ce n’est qu’en octobre 2012 que la limite a été portée à 7 500€ par personne au total, tous partis confondus23. Cette limite n’a pu être votée que parce que le parti au pouvoir ne bénéficiait alors que peu des micro-partis. 23. Mais certains moyens de contournement subsistent, tels que la possibilité de faire transiter l’argent par d’autres personnes, comme des membres de sa famille, ce qui se pratique par exemple parmi certains donateurs fortunés de l’UMP. De plus, ces dons privés sont en réalité financés à 66% par un avantage fiscal, donc en grande partie par l'argent public, mais cet avantage bénéficie principalement à ceux qui paient l’impôt, donc aux plus hauts revenus.
Comme on l’a vu, les plafonds de dépenses autorisées lors des campagnes électorales sont sans commune mesure avec les budgets de la plupart des candidats ou partis et pourraient difficilement être approchés sans le soutien des détenteurs de capitaux. Ces plafonds de dépense pour les campagnes n'empêchent d’ailleurs pas des affaires de financement illégal d'éclater régulièrement au grand jour. De plus, le financement public de ces campagnes par l’État se fait par un remboursement partiel a posteriori, et seulement pour les candidatures dépassant le seuil de 5% des suffrages exprimés, ce qui ne peut que décourager ceux ne disposant pas d’un budget important.
Mais c’est aux États-Unis que l’ampleur du phénomène est la plus facilement mesurable. La loi n’y limite que très peu le financement privé, et les entreprises privées peuvent, depuis 2010, y financer des actions en faveur ou en défaveur d'un candidat. Pour la seule élection présidentielle de 2012, les campagnes des deux principaux candidats à la présidence, Barack Obama et Mitt Romney, ont coûté 2.6 milliards de dollars au total, une somme qui atteint 6 milliards si l’on ajoute le coût de élections au Congrès, la même année, certains hommes d'affaires ou entreprises ayant versé à eux seuls plusieurs millions de dollars. Même sans aller jusqu'à des montants aussi extrêmes, il est difficile d'imaginer que des individus, et surtout des entreprises, dont le principal but est le profit, puissent verser des centaines de milliers ou des millions de dollars sans en attendre un retour sur investissement, et ce d’autant plus que nombre de ces contributeurs font le choix de financer à la fois les deux principaux partis en concurrence électorale, le Parti démocrate et le Parti républicain (même si dans des proportions souvent différentes).
Étant donné l’ampleur des sommes en jeu et l’importance du financement dans la course électorale, les candidats et partis ne peuvent qu'être dépendants de ces contributeurs.
Le contrôle des médias, abordé précédemment, est l’une des pierres angulaires de l’emprise du pouvoir économique sur le politique. La possibilité d’insister ou non sur les scandales et les contradictions des uns et des autres, et sur les aspects positifs ou négatifs des bilans de chacun d’eux, est une arme pointée en permanence sur les politiques, et le choix de leur donner ou non la parole, ainsi que des conditions de cette prise de parole, permettent au pouvoir économique de soutenir les candidats qui lui sont le plus favorables, et d’écarter les autres.
Comme on l’a vu, l’influence du pouvoir économique et celle du pouvoir politique sur les médias sont plus souvent complémentaires que concurrentes : la classe dominante s’entraide dans l’ensemble, et le pouvoir politique n’essaye pas de limiter par des lois le contrôle du capital sur les médias, ce qu’il n’aurait d’une part pas de raisons de faire, puisqu’il lui doit souvent en grande partie son accession au pouvoir, mais aussi car ce serait difficile, ce contrôle étant le fait de nombreux mécanismes sur lesquels il est difficile d’avoir une prise, et également car ce serait risqué, impliquant un important retour de bâton qui serait très préjudiciable à la majorité qui s’y attaquerait.
Au sens large, le lobbying est le fait de tenter d’influencer les décisions prises par les élus afin que celles-ci aillent dans son intérêt. Dans une démocratie, il est logique que chacun tente de défendre son intérêt, et tente d’obtenir les décisions politiques qui lui semblent les plus profitables ou légitimes. Ainsi le lobbying n’est pas seulement le fait des entreprises, mais aussi de particuliers ou d’associations, qui tentent régulièrement d’interpeller les décideurs, et de les convaincre de la justesse de leur point de vue, par exemple par le biais de courriers ou de pétitions.
À première vue le lobbying pourrait donc paraître raisonnable. Pourtant, les moyens diffèrent considérablement entre les divers groupes d’intérêts, et là où les citoyens, agissant individuellement ou regroupés en associations, disposent de moyens très limités, les puissances économiques, telles que de grandes entreprises ou des conglomérats, disposent de ressources sans commune mesure, leur permettant de diversifier leurs stratégies. Le lobbying, au sens large, peut prendre de nombreuses formes, et s’insinue à tous les niveaux, comme par exemple via le financement par des entreprises privées des think tanks (laboratoires d’idées proches de différents partis politiques), le financement d’études économiques allant dans le sens souhaité, ou encore indirectement, par le noyautage de nombreux milieux, en particulier dans le monde universitaire où s’enseigne la théorie économique, et parmi les économistes et experts conseillant les décideurs politiques, souvent financés directement ou indirectement par des intérêts privés, ou dont la carrière dépend de ces intérêts.
Mais la principale forme du lobbying, ou en tout cas la plus connue du public, car elle est la moins facile à dissimuler, est celle qui se pratique au plus près des lieux de pouvoir politique, où les groupes d’intérêts disposent de ressources suffisantes pour engager du personnel qui se consacre à la tâche à plein temps. Ces professionnels ont ainsi tout le temps nécessaire pour suivre le détail de l’activité législative, repérer les projets de lois qui concernent les intérêts de leurs employeurs, et solliciter les élus pour les inciter à modifier ou rejeter les articles qui menaceraient ces intérêts. Les lobbyistes ne se contentent pas d’une approche défensive, mais sont au contraire offensifs, entretenant des relations constantes avec les décideurs pour les encourager en permanence à faire des choix dans le sens de l’intérêt de leurs employeurs, allant même souvent jusqu’à proposer directement des textes législatifs pré-rédigés, tels que des amendements, que les élus n’ont qu’à reprendre et à valider. Le lobbying professionnel est souvent présenté comme une simple activité de conseil aux élus : ceux-ci ne pouvant pas être experts de tous les domaines, auraient besoin d’interlocuteurs spécialistes pouvant éclairer leurs choix, et leur faisant gagner un temps précieux dans leur travail de législation.
Et s’il est vrai que le temps gagné pour les élus est important, ceux-ci reprenant souvent tels quels les textes proposés par les lobbyistes, ce travail de conseil ne peut évidemment pas être neutre, et ne peut donner lieu à des politiques allant dans le sens de l’intérêt général. Si l’opacité qui entoure le lobbying empêche d’avoir une vue globale du phénomène, certains chiffres connus ou faits divers donnent une idée de son ampleur : ainsi, d’après l’ONG Corporate Europe Observatory, la ville de Bruxelles, où se situent les principales instances législatives européennes (dont la Commission européenne et le Parlement européen), serait le deuxième pôle mondial de lobbying après Washington, et abriterait entre 15 000 et 30 000 lobbyistes à plein temps (pour une population d’environ 168 000 personnes), l’industrie du lobbying y pesant plusieurs milliards d’euros.
Mais l’Europe est loin d’être la seule concernée, et les institutions européennes les seules responsables : le lobbying se fait naturellement au plus près des lieux de pouvoir, là où il sera le plus efficace, et tous les lieux de prise de décision politiques sont touchés, en proportion de leur importance politique plus que de tout autre facteur. Ainsi en France, entre 2007 et 2010, 4 600 organisations différentes, représentées par plus de 15 000 personnes au total, auraient été auditionnées au Parlement. Il arrive aussi par exemple que, par manque de prudence (ou de subtilité), de nombreux parlementaires se fassent (involontairement) remarquer en présentant tous en même temps le même texte de loi ou amendement, issu directement du travail des lobbyistes, comme lorsque le même amendement en faveur des notaires est présenté par 32 députés différents, ou lorsque quarante députés présentent tous un amendement identique pour limiter la hausse des prix du tabac.
Le procédé est aussi massif et très fréquent, comme en témoigne par exemple en 2015 la proportion d’amendements au projet de loi Macron issus du lobbying (plus des deux tiers des 3 194 amendements présentés étaient issus des suggestions du Conseil supérieur du notariat), et le nombre de députés ayant porté ces amendements (174 députés, sur un total de 577). Avec efficacité, puisqu’il a permis de faire retirer de la loi l’encadrement des tarifs des professions du droit, première préoccupation des notaires.
L’opacité dans laquelle se déroule le lobbying ne peut que nuire à la poursuite de l’intérêt général et favoriser la duplicité, la manipulation et le mensonge. Les lobbyistes n’hésitent d’ailleurs pas à se faire passer pour des organisations à but non lucratif, comme l’organisation Campaign for Creativity, en 2005, un lobby professionnel tentant de se faire passer pour une association de particuliers et de petits entrepreneurs ou professionnels (« artistes, musiciens, designers, techniciens, développeurs de logiciels, et tous ceux dont le gagne-pain dépend de leur créativité »), mais financé en réalité par des multinationales du logiciel, afin de défendre les brevets logiciels. Un autre exemple de manipulation (organisée par la même firme de relations publiques) fut l’organisation, en juillet 1997, d’une manifestation de personnes en fauteuil roulant devant le parlement européen, scandant des slogans du type « Sans brevets, pas de remèdes ! », dans une tentative de chantage émotionnel aux décideurs, action qui était en réalité financée par l’industrie pharmaceutique (les personnes en fauteuil roulant ayant notamment été cooptées, souvent mal informées, et certaines ayant par la suite retiré leur soutien à l’initiative).
En réalité, le lobbying est si généralisé et systématique, les moyens employés si considérables, et les intérêts en jeu si importants, que tous les procédés sont employés pour obtenir des résultats, y compris la corruption et les conflits d’intérêts.
Plus encore que pour le lobbying, l’opacité qui entoure la corruption ne permet pas de connaître l’ampleur du phénomène. Contrairement au lobbying, qui peut exister au grand jour (même s’il bénéficie grandement de l’opacité), la corruption ne peut exister que si elle reste cachée, et ceux qui y cèdent, tout comme leurs corrupteurs, en sont pleinement conscients. Si certaines affaires de corruption finissent par apparaître au grand jour, elles ne représentent en réalité qu’une petite partie de l’ensemble. Certaines initiatives, telles que le site visualiserlacorruption.fr, de l’ONG Transparency International, tentent d’établir des statistiques sur les affaires de corruption connues, afin d’en donner une vision plus globale (en l’occurrence, celles ayant donné lieu à une condamnation judiciaire), mais, malgré le nombre impressionnant d’affaires recensées, seules celles qui ont été découvertes peuvent être listées, et on peut supposer que la plus grande part des affaires reste ignorée du public.
Des tentatives de démontrer la corruptibilité des politiques ont parfois lieu, comme lorsque des journalistes du Sunday Times se font passer pour des lobbyistes, et réussissent à piéger trois eurodéputés, les convaincant de déposer des amendements contre de l’argent, ou que plusieurs parlementaires britanniques se font piéger de la même manière, mais ces tentatives ne permettent pas non plus d’avoir une vision globale : elles ne peuvent piéger que les élus les moins prudents, ou les moins au fait des usages. Aucune tentative de ce genre ne peut imiter les conditions réelles de la corruption (ni même s’en approcher suffisamment pour en donner une vision globale) : il faudrait pour cela des moyens comparables à ceux des véritables corrupteurs, aussi bien au niveau du budget que des leviers de pression, et des moyens humains. Or on peut supposer que l’essentiel de la corruption ne se pratique qu’entre des personnes ayant déjà établi une relation de confiance : il faut des lobbyistes connus, dont il est facile de vérifier qu’ils travaillent véritablement pour les entreprises qu’ils prétendent représenter, et fréquentant régulièrement les élus concernés, avant que ceux-ci ne se risquent à accepter le versement de sommes (ou d’autres avantages) qui pourraient les trahir.
Il serait donc difficile de piéger la plupart des élus prêts à accepter la corruption (ou déjà corrompus), et le lobbying, qui peut se permettre d’exister au grand jour, est aussi (voire principalement) un moyen d’établir une relation de confiance entre corrupteurs et corrompus.
Tout comme l’élite médiatique, certains élus peuvent également être en situation de conflits d’intérêts pendant leur mandat, c’est à dire toucher une rémunération (ou d’autres avantages) de la part d’acteurs privés, en plus de leur rémunération d’élu. L’opacité relative empêche ici encore d’avoir une vision globale, mais le procédé est souvent légal, contre toute attente, car il est impossible de prouver qu’une situation de conflit d’intérêts influe sur le jugement : ici encore, la ligne de défense des individus concernés sera systématiquement de prétendre qu’ils sont capables de séparer leur rôle de décideur de leur situation personnelle, et de faire abstraction de leurs intérêts personnels lorsqu’ils prennent des décisions en tant qu’élus.
Ainsi, les déclarations d’intérêt des parlementaires (publiées suite à l’affaire Cahuzac) font apparaître nombre de députés ou sénateurs exerçant des activités annexes rémunératrices pendant leur mandat, dont certaines sont très profitables. Des activités d’avocat d’affaires ou de « conseil en stratégie » pour des sociétés privées, ou encore de conférencier (principalement), voire des dividendes pour certains, qui peuvent rapporter parfois plusieurs dizaines de milliers d’euros annuels, en plus des revenus de leur activité parlementaire, somme qui atteint ou dépasse les cent mille euros annuels pour une vingtaine de parlementaires. Même si tous ceux qui déclarent ce type de somme ne sont pas pour autant corrompus, de telles ordres de grandeur peuvent difficilement être considérées comme neutres, ou ne risquant pas d’impacter à leur jugement24. Et ce d’autant plus que les déclarations d’intérêts en question sont imprécises et certainement non exhaustives, faisant largement appel à la bonne volonté du déclarant. 24. Surtout, il est difficile de penser que beaucoup d’entreprises privées seraient prêtes à rétribuer des politiques à ce niveau de rémunération sans en attendre de contrepartie, et continueraient de le faire si elles n’obtiennent rien en retour.
D’autres conflits d’intérêts potentiels surviennent lorsque les bénéficiaires sont les membres de la famille d’une personnalité politique, comme en 2010, lorsque l’épouse du ministre du travail Éric Woerth est embauchée par Clymène, la société chargée de la gestion de la fortune de la milliardaire Liliane Bettencourt.
Le conflit d’intérêts peut être plus difficile encore à prouver lorsqu’une rétribution est différée, et intervient après la fin du mandat politique, comme lorsque d’ex-politiques sont embauchés, à la suite de leur mandat, par des groupes privés, et notamment des groupes avec lesquels ils étaient en contact dans le cadre de leur mandat.
Ici encore les exemples ne manquent pas : l’ancien ministre de l’économie Arnaud Montebourg, rejoignant quelques mois après sa démission du gouvernement les deux sociétés Habitat (mobilier) et Talan (informatique), à une semaine d’intervalle. On peut citer également de nombreux ex-ministres de Jacques Chirac ou de Nicolas Sarkozy (dont Jean-Louis Borloo, Dominique Perben, Yamina Benguigui…) reconvertis dans le lobbying en Afrique, ou, antérieurement, les ex-ministres Dominique Strauss-Kahn, Édith Cresson (ex-ministre des Affaires européennes, prenant en 1990 la direction d’une filiale du groupe Schneider), Élisabeth Hubert (ministre de la Santé entre mai et novembre 1995, entrant aux laboratoires Fournier en 1997). À l’international, l’ex-chancelier allemand Helmut Kohl (devenant conseiller de la banque Crédit suisse), l’ancien haut responsable du fisc britannique, David Anthony Hartnett, rejoignant le cabinet d’audits financiers Deloitte (l’un des leaders mondiaux du conseil en optimisation fiscale), ou l’ex-Premier ministre britannique Tony Blair, entré au service de plusieurs multinationales, ou encore au Québec, trois ex-ministres de la Santé se recyclant dans le secteur privé de la santé… Si cette liste permet de se faire une idée de la diversité des profils et des milieux concernés, elle est loin d’être exhaustive, et les reconversions d’anciens politiques dans le privé sont nombreuses.
Une autre pratique très répandue une fois les responsabilités politiques terminées est l’animation de conférences généreusement rétribuées, pour le compte d’acteurs privés. D’anciennes personnalités de premier plan, telles que Ronald Reagan, Bill Clinton (présidents des États-Unis), Margaret Thatcher, Tony Blair (Premiers ministres britanniques), Helmut Schmidt (chancelier allemand), Valéry Giscard d’Estaing, Nicolas Sarkozy (Présidents de la République française), José-Maria Aznar (Premier ministre espagnol), José Manuel Barroso (Premier ministre portugais, et président de la Commission européenne), Giórgos Papandréou (Premier ministre grec), et même Mikhaïl Gorbatchev, donnent ainsi (ou ont donné) des conférences, pour des sommes conséquentes25. « Les recasés de la République », Roger LENGLET et Jean-Luc TOULY (2015). 25. Mais le phénomène touche également de nombreuses personnalités de second plan, tels des ex-ministres ou secrétaires d’État Rama Yade, Luc Ferry, Erik Orsenna, Dominique de Villepin, François Fillon, Frédéric Mitterrand, Éric Besson, Éric Woerth, David Douillet, Jacques Delors, Bernard Kouchner, Lionel Jospin…
Pour les plus en vue de ces personnalités, le prix d’une seule de ces conférences peut atteindre des centaines de milliers d’euros ou de dollars, ce qui leur permet un enrichissement rapide. Ces ordres de grandeur s’expliquent notamment par le fait que la seule présence de ces personnalités suffise à attirer un large public fortuné, et prêt à payer des sommes considérables (plusieurs centaines d’euros la place) pour approcher des figures du pouvoir. Mais ce type d’opportunités est aussi conditionné à leur politique lorsqu’ils étaient au pouvoir : on peut imaginer que si ces personnes avaient mené une politique de redistribution des richesses et de lutte contre les inégalités, donc une politique hostile à la classe dominante, aucune conférence de ce type ne trouverait d’organisateur, et encore moins de public…
Dans tous ces cas pourtant, il est impossible d’affirmer ou de prouver que la politique de l’élu au pouvoir ait été influencée par la perspective d’une reconversion ultérieure, ou que cette reconversion était préparée durant le mandat, et c’est bien cette impossibilité qui importe légalement pour les concernés.
Un autre levier de pression du pouvoir économique sur le politique est le pouvoir du capital pour nuire à l'économie d’une région ou d'un pays, qui peut être agité comme menace contre les élus. Il est ainsi possible de menacer de fuite des capitaux, ou de délocalisations en cas de politique défavorable, comme il est possible de planifier des licenciements selon le calendrier électoral.
En 2012, l’année des élections présidentielle et législatives française, le groupe automobile PSA a ainsi retardé l’annonce d’un plan de licenciements massif (8 000 postes concernés) à l’après élection, à la demande de Nicolas Sarkozy26. Scènes de la vie quotidienne à l'Elysée, Camille Pascal, 2012. 26. Le chantage économique peut prendre la forme d’un chantage à l’emploi (au niveau national comme au niveau local, avec la menace de fermeture d’usines ou d’antennes locales de l’entreprise, et la perte des emplois associés), mais aussi par exemple la menace d’arrêt des subventions que les entreprises versent à des associations locales, lorsque ces entreprises en financent (tels que des clubs de sport), ou l’arrêt du financement des événements culturels, comme ce fut le cas par exemple lors du passage de certaines villes d’une gestion privée à une régie municipale des eaux.
Le chantage à l’emploi peut également se faire à plus grande échelle : l’ERT (« European Round Table of Industrialists », Table ronde des Industriels européens), créé en 1983, un des plus importants lobbys européens, et rassemblant aujourd’hui cinquante des plus grandes multinationales européennes, est connu pour avoir, entre autres, pratiqué un lobbying très agressif en faveur de la création d’un marché unique européen, notamment en menaçant de délocaliser les activités desdites entreprises dans d’autres pays s’il n’obtenait pas les conditions économiques qu’il souhaitait27. « The Brussels business », documentaire, 2012 27. Ce lobbying fut couronné de succès, puisque les préconisations économiques du groupe furent largement reprises dans les textes européens.
D’une manière générale, la même logique de mise en concurrence qui est celle du capitalisme, est appliquée aux États et aux pouvoirs politiques : là où les individus sont mis en concurrence par les employeurs pour réduire les salaires et les conditions de travail, les États sont eux mis en concurrence par l’ensemble du pouvoir économique pour réduire la protection sociale ou le code du travail (dumping social), obtenir des politiques fiscales avantageuses (dumping fiscal), ou encore attaquer les normes de santé ou environnementales qui limitent les profits.
Les liens de dépendance entre le capital et le pouvoir politique peuvent aussi être indirects, par exemple du fait de la cooptation dans les milieux politiques. L’interdépendance des élus entre eux donne une prise supplémentaire au pouvoir économique, et beaucoup d’élus sont incités à servir les intérêts de la classe possédante dans son ensemble, même s’ils n’en voient pas forcément, eux-mêmes, toute l’étendue, ou s’ils ne sont pas tous directement impliqués dans la corruption ou en situation de conflits d’intérêts : il peut y avoir plusieurs intermédiaires politiques, et les exécutants n’ont pas forcément de contacts directs avec les corrupteurs. Un responsable de premier plan peut par exemple être corrompu par une entreprise privée, et utiliser ses relations et ses propres moyens de pression (tel qu’un chantage aux investitures dans le parti politique sur lequel il a une prise) pour obtenir d’autres responsables politiques des décisions qui, au final, bénéficieront à l’entreprise, sans que ces autres politiques aient eux-même négocié avec ladite entreprise.
Plusieurs facteurs font que l’influence du pouvoir économique sur le pouvoir politique se renforce avec le temps, en une forme de cercle vicieux : l'influence du capital a été acquise et renforcée grâce aux lois votées par les élus, et ces lois ont elles-mêmes été votées du fait de la dépendance existante des politiques au pouvoir de l’argent… La concentration croissante du pouvoir économique, qui est dans la nature même du capitalisme, aggrave encore l'influence qu'ont ses membres. À mesure que le temps passe, l’argent et le pouvoir accumulés renforcent l’emprise, et permettent à la bourgeoisie d’accumuler encore plus d’argent et de pouvoir.
Cela n'implique d’ailleurs pas que tous les choix politiques contenteront tous les acteurs économiques : il y a des luttes d'influence au sein même de la classe dominante. Cependant, même si tous les membres de la classe dominante n'ont pas exactement les mêmes intérêts, ces intérêts se recoupent suffisamment pour assurer une relative unité de classe : les luttes de pouvoir internes au pouvoir économique ne mettront pas en danger l'existence même de la classe dominante, et la solidarité (intéressée) de ses membres entre eux est suffisante pour préserver la domination globale de cette classe sur le reste de la population.
Si les réseaux d’influence ont pu s’étendre et se diversifier dans de nombreux lieux de pouvoir politique ou administrations, la dépendance du politique au pouvoir économique reste difficilement identifiable, et est d'autant moins visible qu'en apparence, l'État paraît indépendant : formellement, ce sont ses lois qui régissent l'activité économique ; formellement, la volonté politique est censée s'appliquer au monde économique, et non l’inverse. Pourtant l'idée d'un État parfait travaillant en parfaite indépendance de tout autre pouvoir est un mirage : même si juridiquement l'État est censé être indépendant, et si ses structures le sont en théorie et en apparence, les hommes et femmes qui constituent ces structures et les commandent sont, eux, corruptibles, influençables, soumis aux pressions et aux conflits d’intérêts.
Mais du fait qu'il est impossible d'avoir une vision exhaustive de ces liens, ni même d’estimer raisonnablement l’ampleur du phénomène, il est impossible de prouver leur caractère systématique, d’une part car les transactions économiques ne laissent pas de trace, et que seule une petite partie des affaires de corruptions donne lieu à des scandales (le reste demeurant inconnu du public), et d’autre part, car la dépendance ne peut être forcément prouvée, même lorsque des liens sont publics ou connus. La plupart des médias ont tendance à taire largement ces liens, qu'ils soient légaux ou illégaux (ou à ne pas les questionner et à les faire passer pour naturels). Bien sûr, c'est l'intérêt de la classe dominante dans son ensemble de dissimuler ces liens de dépendance le plus possible : même si les liens entre élite politique et économique sont parfois impossibles à cacher, il est impératif que la dépendance qui en résulte ne soit pas visible, et n’apparaisse pas comme systématique, sous peine de faire tomber l'illusion de démocratie qu'est le système électoral. Même lorsque des affaires de corruption sont révélées au grand jour, il est impératif que ces affaires passent pour des exceptions n’engageant pas le système dans son ensemble.
Cependant, malgré l’impossibilité d’avoir une vision exhaustive de cette dépendance, plusieurs éléments laissent à penser que l’emprise du pouvoir économique sur le politique est généralisée.
D’une part, car la corruption et les conflits d’intérêts (au sens large), et tous les moyens de pression évoqués ici, sont le prolongement direct et naturel du lobbying, et la raison de son efficacité. Le lobbying est largement systématique, et sans moyens de pression ou d’influence sur les élus, il ne serait qu’une tentative de les convaincre par la répétition et le matraquage d’un même message, à la manière de la publicité, mais avec des moyens plus importants : une forme de marketting hyper ciblé et personnalisé. Il serait largement moins efficace, et il ne justifierait jamais l’ampleur des moyens employés : c’est parce que l’efficacité du lobbying est en quelque sorte assurée par la corruption et les autres moyens d’influence existants que le lobbying est rentable.
De plus, si les élus n’avaient pas un intérêt à suivre les préconisations des groupes d’intérêts, ils n’auraient aucune raison de le faire bénévolement. Ceux-ci sont donc naturellement incités à demander des contreparties pour les services qu’ils rendent, ou à ne rendre ces services que s’ils craignent des conséquences négatives pour leur carrière, et les groupes d’intérêts privés sont eux incités à tout faire pour assurer leur emprise.
Bien sûr, les lobbyistes ne veulent pas se contenter de corrompre une petite partie des élus : pour être efficaces, ils doivent nécessairement obtenir l’accord d’au moins la majorité des membres de chaque assemblée représentative (50% plus une voix), afin que les lois qu’ils souhaitent passent. Sans cela, tout l’argent investi dans le lobbying le serait en pure perte. On peut donc affirmer que la majorité des politiques de chaque assemblée sont concernés par la corruption ou les réseaux d’influence, d’une manière ou d’une autre.
Ensuite, derrière l’apparente intransigeance des politiques face à la corruption, l’absence de réelle volonté politique de lutter contre la corruption et les conflits d’intérêts confirme que la majorité des politiques y ont intérêt.
La grande tolérance des élus pour le retour d’anciens corrompus dans leurs rangs, ou pour les situations de conflits d’intérêts ouverts, est un premier élément qui témoigne du problème. Ainsi, lorsque le banquier François Villeroy de Galhau, haut responsable pour la banque privée BNP Paribas entre 2003 et 2015, est nommé en septembre 2015 à la tête de la Banque de France par François Hollande, les commissions des finances de l’Assemblée Nationale et du Sénat approuvent toutes deux sa nomination, à plus de 80% des voix chacune, alors que la situation de conflit d’intérêts est pourtant patente et dénoncée. Même chose pour l’Espagnol Miguel Arias Cañete, dont les liens avec l’industrie pétrolière n’ont pas empêché, au niveau européen, la nomination en tant que commissaire à l’énergie et à l’action climatique, nomination validée par le Parlement Européen. On pourrait également citer nombre de condamnés pour des affaires de corruption devant qui les portes se sont spontanément ouvertes lorsqu’ils sont revenus en politique : rien qu’en France, ces dernières années, c’est le cas par exemple des Gaston Flosse, Patrick Balkany, Harlem Désir, Henri Emmanuelli, Alain Juppé… pour ne citer que certains des plus célèbres, parmi de nombreux autres. Un autre exemple est celui de Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne personnellement mis en cause dans le scandale financier des LuxLeaks, mais ménagé et protégé par les principaux groupes au Parlement européen lors de son audition à ce propos28. « Juncker set to avoid tough grilling on Luxembourg tax deals » (article du Financial Times, le 16/09/2015). 28.
Comme on l’a vu précédemment, les lois visant officiellement à encourager la transparence sont largement insuffisantes, faisant souvent appel à la bonne volonté des élus et des personnes concernées. Le registre européen des lobbies, existant depuis 2011 mais facultatif, a été critiqué pour ne donner qu’une vision très partielle des groupes d’intérêts présents, mais aussi de l’importance réelle de leur influence. En France, sur plus de 15 000 personnes auditionnées au Parlement en trois ans et répertoriées par l’association Regards Citoyens, le registre officiel des représentants d’intérêts de l’Assemblée Nationale comporte à peine plus d’une centaine de noms. Un autre exemple est celui des déclarations d’intérêts des parlementaires qui, bien qu’elles aient finalement été rendues accessibles au public, furent initialement publiées dans un format manuscrit peu exploitable en tant que tel et ne permettant pas d’étude statistique, et ce n’est que grâce à un travail collaboratif de milliers de particuliers coordonné par l’association Regards Citoyens que ces déclarations ont pu être numérisées.
Quant aux sanctions de la corruption, si les peines de prison prévues dans la loi sont souvent conséquentes en apparence, les amendes, malgré l’importance de leur montant dans l’absolu, peuvent être dérisoires par rapport aux sommes en jeu et au bénéfice que peut apporter la corruption aux personnes impliquées. La répression de la corruption est dans la pratique limitée par d’autres facteurs, comme par exemple la difficulté dans les affaires de corruption d’engager une action civile en justice (seule permettant d’obtenir le versement de dommages et intérêts), ou le délai de prescription très court, de 3 ans seulement en France, du délit de corruption, et qui empêche nombre de poursuites d’aboutir (ce délai étant calculé à partir de la commission du délit, et non de sa découverte). La justice fait également souvent preuve de clémence dans les condamnations, prononçant rarement des peines de prison ferme, et le manque d’indépendance de l’institution judiciaire par rapport au pouvoir politique29. En France, le parquet, responsable des poursuites, est hiérarchiquement soumis au ministère de la Justice. 29, de même que la lenteur et le manque de moyens chronique de cette institution, sont autant de freins supplémentaires à une lutte efficace contre la corruption.
Pire, à côté de l’inertie contre les personnes impliquées dans des affaires de corruption, ce sont au contraire les lanceurs d’alerte ou les journalistes qui révèlent les scandales qui sont victimes de poursuites judiciaires, souvent sous prétexte de vol de données ou de violation du secret professionnel, comme les deux ex-employés du cabinet d’audit PwC, soupçonnés d’avoir fourni les documents qui ont déclenché le scandale LuxLeaks au journaliste Édouard Perrin, ainsi que le journaliste lui-même, tous trois inculpés par la justice luxembourgeoise entre fin 2014 et début 2015. Les tentatives d’identification des sources des journalistes sont également courantes, et des lois visant à intimider et dissuader les lanceurs d’alerte et les journalistes sont même parfois étudiées (sous la pression, ici encore, des lobbys), telles que la directive européenne protégeant le secret des affaires (discutée courant 2015), ou la disposition de la proposition de loi Macron sur le même sujet, abandonnée suite aux protestations, mais qui prévoyait de punir les contrevenant de trois ans de prison et de 375 000 euros d’amende. Même lorsque l’État ne poursuit pas lui-même les lanceurs d’alerte, il peut se contenter de l’inaction, laissant ces personnes isolées face aux représailles des entreprises et autres acteurs privés, en tant qu’ex-salariés se retrouvant au chômage, parfois devenus indésirables et inemployables dans leur secteur d’activité.
Tous ces exemples dépendent directement ou indirectement des lois votées par les politiques, et montrent que la lutte contre la corruption ou les conflits d’intérêts n’est absolument pas une priorité pour la majorité des politiques. Quelques avancées occasionnelles peuvent avoir lieu, dues aux circonstances, mais ces avancées sont bien souvent limitées dans la pratique au strict minimum nécessaire pour faire illusion, et si elles peuvent parfois gêner quelque peu les pratiques les plus visibles, elles ne mettent pas en danger le cœur du système corrupteur. Ces lois étant votées à la majorité, elles sont le reflet de l’intérêt de la majorité des élus. Si la plupart des parlementaires ne souhaitent pas lutter contre la corruption, et ce de manière répétée, législature après législature, on ne peut qu’en conclure que la majorité d’entre eux en bénéficient, ou en sont dépendants, de manière directe ou indirecte.
Il peut certes arriver que la justice condamne des personnes à des peines assez lourdes pour corruption, mais il s’agit généralement d’exécutants prenant pour les autres, pour préserver autant que possible l’illusion de justice. Ce ne sont que des exceptions à un système globalement favorable à la corruption.
Le caractère dissimulé, voire (en apparence) insaisissable, de la corruption, et plus généralement de l’emprise du pouvoir économique sur le politique, alimente d’ailleurs de nombreux fantasmes de complots, auxquels une importance déraisonnable est donnée pour expliquer la marche du monde (complotisme). L’interprétation des faits par le complot est intimidante, et à la fois séduisante de par son aspect mystique, car elle accorde à quelques acteurs un pouvoir insaisissable, presque surnaturel, au delà de la compréhension de la majorité des gens, et qui en serait difficile à combattre de ce fait.
Or, même si les nombreuses affaires de corruption ou de conflits d’intérêts pourraient techniquement être qualifiées individuellement de « complots », elles ne sont en réalité qu’un prolongement logique du lobbying, et un symptôme de la nature antidémocratique et oligarchique du système électoral. Au contraire du complot, qui implique des conditions exceptionnelles et une intelligence manipulatrice particulière de la part des conspirateurs, ainsi que des moyens extraordinaires pour parvenir aux fins recherchées, la corruption et les conflits d’intérêts ne sont qu’un problème systémique, comme en témoigne le fait que ceux-ci soient si répandus, au point d’en être généralisés : loin d’être l’œuvre de génies du crime, la corruption et les conflits d’intérêts existent car ils sont possibles, et sont pratiqués par des hommes et femmes d’affaire ordinaires, des politiques et des fonctionnaires ordinaires, des représentants d’intérêts et petites-mains, et d’innombrables autres acteurs qui s’insèrent où ils le peuvent dans le système corrupteur déjà en place.
Comme tout système, le système corrupteur ne s’est pas construit par la volonté d’une poignée de personnes, mais progressivement. Chacun des rouages de ce système n’a pas une importance particulière en soi, car c’est le mécanisme global qui détermine le comportement de la masse des acteurs. C’est ce mécanisme global qui fait que tous les acteurs de ce système participent, car ils en ont la possibilité et y ont intérêt : en d’autres termes, les conditions et l’environnement favorisent un comportement similaire de toutes les personnes impliquées. Tous ces acteurs sont donc remplaçables, et d’autres personnes à leur place se comporteraient en moyenne de la manière semblable, car la majorité des gens sont prédisposés à servir leur intérêt avant toute chose, et à se trouver des excuses pour ces comportements. Plutôt qu’un gigantesque complot, la mainmise du capital sur le pouvoir politique est donc le résultat de mécanismes globaux : un problème systémique, qui bénéficie certes à une petite minorité, et dont une partie du fonctionnement se déroule effectivement dans l’ombre, mais dont les mécanismes globaux sont parfaitement compréhensibles et identifiables, et ne nécessitent pas de personnes exceptionnelles pour fonctionner.
Ces mécanismes globaux sont liés à la nature même du système électoral, et à deux aspects principalement : le choix des représentants par l’élection, et la délégation de pouvoir à un petit nombre de personnes.
Le choix des représentants par l’élection donne une prise au pouvoir économique sur la désignation des décideurs, et est la raison du pouvoir des médias de masse, eux-mêmes soumis au pouvoir économique, car ces médias sont le principal moyen d’information du public. Étant donné le nombre de candidats potentiels pour les élections à grande échelle, l’élection nécessite inévitablement une sélection a priori, qui se fait par la cooptation dans les lieux de pouvoir politique, et favorise donc l’apparition de réseaux d’influence. De plus, les compétitions électorales avantagent naturellement ceux disposant de moyens financiers importants, donnant un levier de contrôle supplémentaire aux détenteurs de capitaux.
La délégation de pouvoir à un petit nombre de représentants rend quant à elle le lobbying, la corruption et les conflits d’intérêts viables et efficaces. Étant donné le relativement faible nombre de personnes prenant les décisions par rapport à la population globale, la corruption en est plus facile à dissimuler, d’une part grâce au faible nombre de personnes impliquées (ce qui limite le risque de fuites), mais aussi du fait de l’environnement globalement favorable à l’opacité, car globalement impliqué dans cette corruption, ce qui n’est possible qu’à petite échelle. La durée assez longue des mandats permet aux corrupteurs et corrompus d’établir des relations de confiance, favorisant la discrétion et le secret, et le fait que les règles de transparence, les lois régissant les lobbys, et les peines sanctionnant la corruption, de même que les conditions de fonctionnement de l’institution judiciaire, soient votées par ceux qui sont concernés, garantit une relative impunité globale. Enfin et surtout, le petit nombre de personnes à corrompre rend tout simplement la corruption bien moins coûteuse, et donc rentable.
Dans un certain nombre de pays, pour des raisons tenant surtout aux circonstances locales, des mesures plus efficaces pour lutter contre la corruption sont parfois mises en place à un moment donné, mesures qui freinent ensuite pour un temps cette corruption, les conflits d’intérêts, et la dépendance au pouvoir économique en général. Mais, comme on le verra, ce n’est pas dû à une meilleure forme des institutions électorales, mais plutôt à des éléments externes, comme d’autres organisations plus démocratiques existant en parallèle des institutions élues, et servant de véritable contre-pouvoir, ou à des circonstances locales à un moment donné, comme le rapport de force avec le peuple : face à l’exaspération et à la colère de la population, les élus ne peuvent parfois faire autrement que de voter de réelles avancées.
Au delà de ces aspects, le principe de la délégation du réel pouvoir de décision pose un autre problème : celui de l’absence de véritable levier de contrôle du peuple sur les lois votées et les décisions prises en son nom.
Une des thèses de l’élection est que le peuple pourrait décider indirectement de la politique menée, en choisissant parmi les différentes offres politiques qui lui sont présentées celle qui lui paraît la meilleure. Pourtant, le choix parmi les différentes offres proposées n’a en réalité que peu d’impact sur les politiques menées.
D’une part, le peuple doit choisir entre les propositions de programme disponibles, qui sont peu nombreuses et, comme on l’a vu, souvent semblables entre elles, d’une part car elles sont le résultat d’une présélection réalisée pour lui en amont par la classe dominante (notamment via les médias et la cooptation), mais aussi du fait des intérêts de l’ensemble de la classe politique, qui se recoupent largement et recoupent ceux du pouvoir économique en général. Étant donné le nombre de questions sur lesquelles les élus auront à se prononcer, ces offres politiques sont (au mieux) des grands programmes abordant des dizaines de sujets différents, ne permettant pas des choix précis et détaillés, mesure par mesure, mais obligeant souvent les électeurs à faire un compromis et à choisir, non pas un programme qui les satisfasse pleinement, mais parmi ceux disponible, le programme qui est le plus proche de leurs idées (à moins d’être à 100% en accord avec l’intégralité des mesures d’un programme, ce qui arrive rarement).
D’autres compromis lors du choix sont d’ailleurs souvent nécessaires, par exemple lorsque le mode de scrutin favorise le bipartisme, ce qui nécessite souvent un vote stratégique (vote dit « utile »). Dans ce cas, le choix du programme est restreint par la nécessité supplémentaire de choisir celui dont on suppose qu’il aura le plus de chances de passer l’étape de l’élection, ce qui oblige l’électeur à s’éloigner davantage de ce que pourrait être son choix idéal (vote pour le « moins pire »), et favorise les programmes les plus consensuels30. Cette situation crée aussi une incertitude, où le vote de chacun peut dépendre de ce qu’il estime que la majorité des autres vont faire, par exemple via les sondages. 30.
Dans la pratique, le manque de contrôle est tel qu’on observe parfois des votes stratégiques destinés à influer sur la politique d’un autre candidat, comme les votes pour des candidats de gauche au premier tour d’un scrutin à deux tours pour « tirer vers la gauche » le candidat de centre gauche que l’on pense le mieux placé pour l’emporter réellement, avec tous les risques que ça comporte31. L’exemple le plus célèbre étant l’échec de Lionel Jospin à parvenir au deuxième tour en 2002. 31.
Ensuite, la durée importante des mandats, de quatre ou cinq ans en général, ne donne au peuple qu’un contrôle très épisodique sur la politique menée : même en cas de respect strict par les élus du mandat qui leur a été donné, le peuple ne peut changer d’avis en cours de mandat (s’il considère par exemple rétrospectivement que valider leur programme était une erreur), et doit attendre la fin du mandat. Une durée si longue est peu propice à l’établissement à l’avance de programmes complets pouvant s’appliquer sur toute la période, car la situation (notamment économique, géopolitique…) peut évoluer largement entre le moment de l’élection et la fin du mandat, ce qui légitimerait de toute façon inévitablement de dévier des engagements initialement pris si ceux-ci avaient été trop précis ou trop spécifiques. La durée des mandats et la quantité de sujets abordés favorisent donc des projets politiques vagues et constitués de grandes orientations relativement floues, plutôt que des listes de propositions clairement définies à l’avance et chiffrées.
Dans tout système basé sur les élections, le choix du programme politique se fait donc inévitablement entre des grands projets vagues. Le vote est imprécis à cause de la nature même de l’élection et de la délégation de pouvoir : le peuple ne peut pas décider loi par loi et amendement par amendement, mais doit se contenter de voter pour des programmes globaux et de grandes orientations. L’expressivité du vote est donc limitée, et avec elle le contrôle.
Dans l’impossibilité de choisir réellement la politique qui est menée, le peuple en est donc réduit à la possibilité de choisir ses dirigeants parmi ceux proposés, sans assurance aucune que ceux-ci agiront dans son intérêt.
Une fois l’élection passée, le seul levier de contrôle du peuple sur ses élus prévu par les institutions est un levier indirect : la sanction électorale. Les élus ne sont incités à mener une politique dans le sens de l'intérêt général, à ne pas tricher, et à tenir leurs engagements, que par la seule menace de non-réélection : le peuple ne dispose pas d'autre moyen de sanctionner ceux qui ne respectent pas leurs engagements que d’attendre la fin de leur mandat et de ne pas les reconduire dans leur fonction. Pourtant on constate, mandats après mandats, l'inefficacité de cette seule méthode. Les élus ne respectent globalement pas leurs engagements les plus importants, ou se permettent d'en dévier en cours de mandat sous divers prétextes, et servent presque systématiquement leur intérêt (et ceux du pouvoir économique) avant l’intérêt général. Les avertissements envoyés par le peuple à une majorité au pouvoir, lors de scrutins intermédiaires, ne sont quasiment jamais suivis d'un changement de politique de ladite majorité : une fois élu, le parti au pouvoir fait ce qu'il souhaite sans chercher réellement à tenir compte de la volonté du peuple, ni réellement craindre la future sanction électorale.
En vérité, cette sanction est largement inefficace et non dissuasive.
L’inefficacité de la sanction électorale tient d’abord à son imprécision : la sanction ne permet pas d’envoyer de message, et est donc soumise à interprétation. En effet, que ce soit lors d'élections intermédiaires ou des échéances nationales, la seule possibilité pour le peuple de reconduire une majorité ou de la sanctionner ne lui permet pas d'envoyer un message explicite et détaillé. Il lui est impossible de préciser par exemple les lois avec lesquelles il est en accord et celles qu'il désapprouve, ou de spécifier pourquoi, et dans quel sens ces lois devraient être modifiées32. En théorie, il serait possible de déduire un message selon la nouvelle majorité pour laquelle le peuple vote : par exemple s’il vote plus à droite ou plus à gauche, le message n’est pas le même. Dans la pratique cette possibilité est largement inefficace pour les mêmes raisons que le choix du programme est illusoire, telles que la nécessité du vote stratégique. 32. La variété des messages possibles est extrêmement limitée par le choix du vote, et dans la pratique une même sanction électorale peut être interprétée différemment selon le point de vue et les buts de celui qui les interprète.
En France, le rejet du Traité Constitutionnel Européen en 2005 est un bon exemple33. Même s’il ne s’agit pas à proprement parler d’une sanction électorale. 33. Au moins trois interprétations ont été avancées pour ce refus : pour les uns, il s'agissait d'un rejet de l'Europe en soi, qui participait d'un repli nationaliste ; pour d'autres c'était surtout une sanction de la politique nationale française menée sous la présidence de Jacques Chirac ; alors que d'autres encore y voyaient un refus du libéralisme économique que le traité constitutionnalisait. Il en va de même en ce qui concerne l'interprétation de la défaite de Lionel Jospin au premier tour lors de l'élection présidentielle de 2002 : pour certains il n'aurait pas été assez ferme et martial sur les questions d'immigration et de sécurité ; pour d'autres au contraire, la démobilisation et la dispersion de son électorat était plutôt due à une politique économique jugée trop libérale et pas assez redistributive.
Bien sûr, ces interprétations différentes dépendaient largement des intérêts de ceux qui les émettaient.
La difficulté d'interprétation est encore aggravée par le fait que la sanction électorale arrive toujours tardivement, par définition, à la fin d'un mandat de cinq ans ou plus (en moyenne), et rend l'identification des causes d'une défaite ou d'une victoire très aléatoire, nécessitant beaucoup de suppositions, le nombre de lois votées et de décisions prises par la majorité au pouvoir pendant une telle période étant très élevé. Et chacun, selon sa propre vision des choses, son propre intérêt, et selon la direction vers laquelle il veut faire évoluer les choix politiques, pourra faire des résultats des différents scrutins l'interprétation qui l'arrange.
Le caractère tardif de la sanction fait que les dernières années ou même les derniers mois d'un mandat pèsent naturellement plus que les autres dans le choix des électeurs, car elles sont plus proches du scrutin et encore vives dans la mémoire collective, alors que les souvenirs du début de mandat s'estompent. Nombre d’élus basent d'ailleurs une partie de leur stratégie électorale sur cet aspect : prendre les décisions les moins populaires en début de mandat, et des décisions qui plaisent à l'approche des nouvelles échéances, en espérant réduire le risque de la sanction. Cette contrainte temporelle favorise donc la mise en place de politiques court-termistes.
Enfin, ce caractère tardif fait que, lorsqu’un pouvoir élu trahit ses engagements, le peuple ne peut le sanctionner immédiatement, mais doit laisser ce pouvoir devenu illégitime mener une politique contraire à sa volonté pendant des années. La sanction électorale, tout comme le choix de la politique menée, ne donne donc au peuple aucun contrôle en dehors des périodes d'élection : entre deux grandes élections, les élus sont libres de faire ce qu'ils souhaitent et ne rendent pas réellement de compte.
De plus, quand bien même le pouvoir en place déçoit, la sanction électorale n'est pas toujours garantie pour autant, car il peut y avoir des raisons rationnelles de voter à nouveau pour une personne ou un parti qui a déçu.
L’un des problèmes est que, lors d'un scrutin, le choix de sanctionner ou de valider le pouvoir en place n'est pas un choix distinct et indépendant des autres choix du scrutin, mais est lié au choix de la politique à mener, et à la nécessité du vote stratégique qui y est associée. Par exemple, lorsque le nombre d'alternatives est limité, ce qui est le cas dans tout système électoral, et plus particulièrement des systèmes favorisant le bipartisme, il peut être rationnel de voter à nouveau pour celui ou celle qui a déçu si l'électeur considère que les autres choix disponibles (et susceptibles d’arriver au pouvoir) sont plus éloignés encore de son point de vue.
Ces aspects diminuent encore l'intérêt, donc l'efficacité, de la sanction électorale, notamment du point de vue d'une population spécifique : les électeurs qui ont porté au pouvoir une majorité lors des précédentes échéances. Or ce sont ces électeurs-ci qui seraient le plus susceptible d'utiliser ce levier de la sanction électorale.
Ces paramètres sont bien connus des responsables les plus haut-placés, qui tentent d’en tirer parti pour réduire l’impact du vote sanction. Convaincus de leur propre talent oratoire et de leur capacité à plaire, les responsables nationaux sont souvent persuadés de pouvoir remporter l’échéance les concernant, malgré des désaveux cinglants dans les urnes pour leur camp lors d’élections intermédiaires. Ils peuvent parfois penser que leur politique convaincra seulement à l’approche des élections, ou que la nécessité stratégique pour leur camp politique de se rassembler éclipsera les enjeux de fond.
Cela n’implique pas nécessairement que les dirigeants soient convaincus du bien fondé de leur politique : ils peuvent tout simplement penser que le peuple finira par accepter celle-ci et la valider, pour diverses raisons. Par exemple, le pouvoir peut choisir de sacrifier le droit du travail et les salaires dans l’espoir que les entreprises embauchent davantage à court terme, et de réduire ainsi les chiffres du chômage au moment de l’élection (argument électoral central, à l’importance souvent surestimée), au détriment des conditions de travail et de la qualité de vie de la majorité de la population. Cela peut être aussi tenter de faire oublier des politiques globalement contraires à l’intérêt général par quelques petites avancées de moindre importance mais symboliques, en pariant sur la dépolitisation de l’électorat pour faire de ces sujets secondaires des arguments électoraux solides.
La sanction n’étant pas certaine à l’avance, et étant de toute façon lointaine, celle-ci n’est pas réellement dissuasive, et les dirigeants font montre d’un optimisme déraisonnable, se persuadant qu’ils pourront y échapper par leur habileté, et sous-estimant systématiquement la probabilité de ladite sanction. Le fait que cette sanction ne puisse se faire qu’à échéance fixe, et non dès que le peuple le souhaite, encourage les calculs du pouvoir en place : il faut plaire au peuple (ou être le choix le moins pire) au moment du vote, et à ce seul moment.
De plus, comme on l’a vu, si le peuple est en théorie juge, l’issue de l’élection dépend en grande partie de paramètres tels que le comportement des médias de masse, et donc de l’attitude du pouvoir économique. Pour assurer leur réélection, les dirigeants élus considèrent donc naturellement qu’ils ont autant besoin, voire plus, du soutien du pouvoir économique (dont dépend le pouvoir médiatique) que de mener une politique véritablement dans l’intérêt de la population, ce qui n’est pas infondé : une politique correcte mais dénigrée par les médias ne garantit pas forcément une meilleure chance d’être réélu qu’une politique égoïste, mais défendue par le pouvoir médiatique.
Enfin et surtout, même lorsqu'elle a lieu, la prétendue sanction électorale est en réalité une « sanction » dérisoire, bien trop faible pour intimider réellement les élus : il ne s'agit ni d'une peine de prison, ni d'une amende ou d'une exigence de réparation pour les politiques contraires à l'intérêt du peuple menées pendant le mandat, mais seulement un non-renouvellement du mandat.
Concrètement, les élus ne prennent donc aucun risque réel à mener des politiques contraires à l'intérêt du peuple : de leur point de vue, le pire qui peut leur arriver est donc de ne pas être réélu. Or, le principal avantage de la position d'élu est bien de pouvoir servir ses intérêts personnels (en profitant des traitements avantageux, en menant des politiques dans son propre intérêt et dans celui de ses bailleurs de fonds, etc.). Il y a alors une contradiction : on croit dissuader des élus de mener des politiques qui servent leur propre intérêt dans l'immédiat par la menace d'une (hypothétique) sanction future, dont la principale conséquence concrète est qu'ils ne seront alors plus en position de servir leur propre intérêt. Il est donc facile de comprendre pourquoi le choix est systématiquement fait de profiter au maximum de son mandat pour s'enrichir et servir son intérêt immédiat (ce qui est certain), plutôt que de mener une politique dans l'intérêt du peuple pour viser un intérêt lointain et par nature incertain (sa réélection).
On ne peut évidemment dissuader les élus d’abuser de leurs privilèges par la seule menace de ne pas renouveler ces privilèges.
Enfin, comme on l’a vu, même lorsque la « sanction » a finalement lieu, les candidats malheureux peuvent souvent se reconvertir dans des entreprises privées ou animer des conférences pour des sommes confortables, mais ce n’est possible que s’ils ont servi les intérêts du pouvoir économique lorsqu’ils étaient aux responsabilités. Ces promesses de reconversions dans le privé après une carrière politique pèsent bien plus lourd que la peur de la sanction électorale, et en contrebalancent donc largement l’effet. Dans ces conditions, il est évident que l'intérêt immédiat de l'élu ne peut que primer sur son intérêt de long terme, et en réalité, les élus ont systématiquement intérêt à servir le pouvoir économique, et à espérer échapper par leur habileté à la sanction électorale le plus longtemps possible, plutôt que de tenter de servir le peuple.
Le seul moyen de contrôle du peuple sur ses élus prévu par les institutions, la sanction électorale, est donc globalement inefficace. Le terme même de « sanction » électorale est trompeur, et vise ici encore à maintenir l’illusion de la démocratie, l’illusion du pouvoir que le peuple aurait.
Cette absence de réel moyen de contrôle institutionnel n'empêche pas des citoyens de tenter d'influer sur le vote des lois et sur les décisions prises par leurs représentants, par exemple par le biais de pétitions, ou de courriers adressés aux élus pour leur demander de voter dans un sens ou dans l'autre. Néanmoins ces tentatives sont, globalement, vouées à l'échec, car elles ne sont pas légalement contraignantes et ne permettent pas de forcer une politique dans le sens demandé, mais ne peuvent que faire appel à la bonne volonté des élus. Or si l'on considère, comme avancé précédemment, que les élus prennent en considération en priorité leur intérêt personnel, alors leur envoyer des courriers ou signer des pétitions revient à leur demander poliment de voter contre leur intérêt : cela ne peut pas fonctionner.
Il existe enfin un dernier levier de contrôle, qui lui fonctionne dans une certaine mesure, même s'il n'est pas prévu ou considéré comme tel dans les institutions, bien au contraire : le rapport de force et l’affrontement avec le pouvoir politique.
Cet affrontement prend le plus souvent la forme de mouvements sociaux et de grèves. C'est en effet à force de grèves que la plupart des avancées sociales ont pu être obtenues par le passé : limitations de la durée quotidienne et hebdomadaire de travail, congés payés, interdiction du travail des enfants, repos dominical, droit du travail protecteur, augmentations des salaires… et c’est aussi grâce à des grèves que de nombreux reculs et attaques contre le droit du travail ont été empêchés ou repoussés. Si la valeur de ces avancées sociales est primordiale (et souvent sous-estimée), car elles bénéficient à la masse de la population, et en particulier aux plus vulnérables (ceux et celles qui subissent le plus les conséquences du capitalisme), les avancées sociales ne sont pas les seules conquêtes, et c’est aussi par des luttes, au sens le plus large, qu’ont pu être obtenues diverses avancées démocratiques, telles que le droit de vote, puis le suffrage universel (masculin, en premier lieu), ou la fin de la ségrégation raciale aux États-Unis (entre autres).
Ce rapport de force avec le pouvoir politique est nécessaire parce que celui-ci ne défend pas spontanément l’intérêt du peuple, car il a, comme on l’a vu, d’autres intérêts. Dans un système politique avec délégation de pouvoir, et plus encore dans un système électoral, le pouvoir politique est soumis au pouvoir économique, et l’absence de réel pouvoir de sanction du peuple sur ses élus renforce encore cette emprise : le pouvoir politique défend donc spontanément les intérêts de la classe dominante.
En réalité la manifestation et la grève, le rapport de force avec le pouvoir en général, ne sont rien d'autre que des leviers de contrôle pour le peuple : des moyens de forcer un gouvernement et une majorité politique à mener une politique qu'ils n'auraient pas menée autrement, qu'ils ne mèneraient pas naturellement par eux-mêmes, car elle n'était pas dans leur intérêt. Et si ce moyen fonctionne et a pu fonctionner par le passé, si les grèves ont débouché sur des conquêtes, c'est parce qu'elles impliquent deux choses : d'abord une sanction économique immédiate pour le patronat de la part du peuple (par l'arrêt de la production de richesses, voire la paralysie partielle ou totale de l'activité économique), mais également une menace pour le pouvoir en place, celle de révoltes, ou même d'une révolution. Ce sont ces craintes qui ont par le passé permis aux combats syndicaux d'aboutir, forcé les politiques au pouvoir à céder et à défendre autre chose que leur seul intérêt, et forcé le patronat à accepter des compromis sociaux.
C’est ce rapport de force qui détermine l’orientation des politiques menées. C’est le maintien d’un rapport de force permanent avec le pouvoir qui oblige celui-ci à admettre diverses avancées démocratiques et sociales afin d’acheter la paix sociale, et le dissuade d’attaquer les libertés fondamentales. D’une manière générale, la liste des acquis attribuables aux luttes sociales (au sens large) ne se limite donc pas aux principales avancées citées ici, et à celles obtenues suite aux grandes grèves les plus connues, mais on pourrait y inclure en réalité l’intégralité des lois et mesures défavorables au pouvoir économique et favorables à l’ensemble de la population, toutes directement ou indirectement le résultat du rapport de force, même si celui-ci n’est pas forcément perceptible à première vue.
Ce rapport de force n’est pas forcément visible, car il faut tenir compte non seulement des grèves et mouvements sociaux existants (partie visible), mais aussi du risque de grèves et de révoltes, voire de révolution. Le pouvoir accepte des compromis pour acheter la paix sociale, et éviter les grèves et les révoltes, qui pourraient lui coûter cher.
L’écart de qualité entre les législations des différents pays, plus ou moins favorables aux peuples ou à la classe dominante, peut également être interprété sous cet angle : en l’absence de différence fondamentale entre les systèmes électoraux, l’une des explications qui peut être avancée serait la différence de rapports de force entre le peuple et les pouvoirs centralisés, selon les pays.
L’exemple des pays scandinaves le confirme : souvent cités comme références et modèles à suivre, à la fois d’un point de vue démocratique (meilleur respect des droits humains et des libertés fondamentales, liberté de la presse, plus faible niveau de corruption…) et d’un point de vue social (bon niveau de vie global, conditions de travail correctes, inégalités relativement faibles, moindre reproduction sociale…), les pays scandinaves se trouvent être parmi les pays aux taux de syndicalisation les plus élevés. Les syndicats y sont historiquement puissants pour plusieurs raisons34. Entre autres du fait que les chômeurs restent membres des syndicats pendant leur période de chômage, et car ce sont les syndicats qui ont la responsabilité du versement des prestations sociales dans ces pays (à l’exception de la Norvège, mais le taux de syndicalisme y reste pourtant très élevé et la culture syndicale très présente). 34, et n’hésitent pas à user de leur pouvoir de blocage. Ceux-ci ont joué (et jouent encore) un rôle clé pour éviter le démantèlement de l’État social, même si leurs moyens n’ont pas seulement été la grève.
Ces dernières décennies, les manifestations et mouvements sociaux ont de plus en plus rarement porté leurs fruits. Non seulement les grèves ne permettent plus d'obtenir de nouveaux droits ou de nouvelles conquêtes sociales, mais elles permettent de moins en moins d'empêcher les reculs progressifs, les attaques systématiques contre les acquis sociaux, contre le droit du travail et la protection sociale, menées par les diverses majorités politiques et le patronat.
L’efficacité des grèves dépend de leur ampleur et de leur durée potentielle, et de la détermination des grévistes à aller jusqu’au bout pour obtenir satisfaction. Les grèves de faible ampleur ou mobilisant trop peu de personnel représentent généralement un coût trop faible pour gêner véritablement le patronat ou le pouvoir politique. Les grèves ponctuelles (telles que des journées d’action encouragées par certains syndicats) sont aussi par nature inefficaces, car le coût est ici aussi faible pour le patronat, et ce coût est de plus prévisible (et peut être estimé à l’avance), mais surtout, limité dans le temps : une fois la grève passée, l’employeur n’a plus de raison de céder aux revendications, car il sait qu’il ne perdra plus rien à ne pas céder, au contraire des grèves qui se font dans la durée. Le type de grève qui a le plus de chances d’obtenir satisfaction est la grève reconductible ou illimitée, à condition que les grévistes sont suffisamment déterminés et prêts à faire grève jusqu’à obtenir satisfaction : dans ce cas l’employeur continue de perdre de l’argent tant qu’il ne cède pas aux revendications, l’incitation à accepter les conditions des salariés devient donc permanente.
Or, en période de précarité et de chômage généralisés, faire grève représente un coût et un risque importants pour les employés. Un coût, parce qu'ils ne sont pas payés pour les heures ou les jours non travaillés, ce qui représente un manque important, en particulier pour les salariés les plus précaires, qui ne peuvent que rarement se permettre de faire grève, ou des grèves prolongées. Un risque, parce que la crainte de perdre son emploi ou de ne pas voir son contrat renouvelé en représailles des mouvements sociaux est d'autant plus forte en période de chômage fort et de mise en concurrence élevée entre les individus, et ce alors que le droit du travail est de moins en moins protecteur et dissuasif de licencier. Ceux qui peuvent se mobiliser dans la durée sont donc de moins en moins nombreux avec la précarisation massive, et le faible coût de la main d’œuvre peut permettre au patronat d’embaucher temporairement d’autres salariés pour remplacer les grévistes et amortir encore les effets de la grève.
L’automatisation croissante et inévitable de la production retire progressivement aux travailleurs la maîtrise de leur outil de travail, et les rend de plus en plus facilement remplaçables. De plus, la concentration croissante du capital donne à l’actionnariat le contrôle sur un grand nombre d’entreprises diversifiées, lui permettant d’éponger les pertes subies dans une entreprise ou dans un secteur d’activité en grève grâce aux bénéfices générés par les autres entreprises qu’il contrôle, sauf en cas de grève générale touchant tous les secteurs (mais celle-ci est plus difficile encore à organiser). Pour réduire le risque de grèves générales, le pouvoir choisit de diviser les luttes et d’étaler dans le temps les attaques contre les travailleurs, en attaquant tour à tour différents secteurs d’activités, plutôt que de faire des attaques généralisées contre tous les travailleurs en une seule fois.
Divers stratagèmes sont également utilisés par le pouvoir en place pour détruire les solidarités entre les travailleurs, et diviser autant que possible les luttes sociales, comme les campagnes de dénigrement médiatiques, afin de décrédibiliser les grèves par le biais de médias ne montrant qu'un seul point de vue, celui des non-grévistes et des usagers subissant les conséquences de la grève (lorsqu’il s’agit de services publics par exemple). La stratégie de la division est d'autant plus facile dans le contexte de mise en concurrence permanent des individus face au chômage qui caractérise le capitalisme : il est possible de céder de légers acquis, présentés comme des avantages, à une partie seulement des grévistes, notamment les plus déterminés, ou ceux qui peuvent faire le plus facilement grève (comme les fonctionnaires), à la fois pour encourager ceux-ci à stopper le mouvement (ce qui permet souvent de briser du même coup l'élan de la grève entière), mais aussi afin d’encourager le ressentiment d'une partie des travailleurs vis-à-vis des autres, et tuer la solidarité entre les différentes composantes de la classe ouvrière. Lorsque les syndicats sont assez naïfs pour accepter ces compromis et ces petits avantages sur le court-terme, et appellent leurs syndiqués à stopper la grève, ils sacrifient en réalité l’efficacité du mouvement social sur le long terme.
La classe dirigeante est également avantagée par la lourdeur des grèves, et la difficulté pour les grévistes de coordonner des mobilisations de grande ampleur sur le long terme et de garantir leur durée. Elle peut jouer sur le calendrier des négociations pour temporiser et promettre des avancées pour plus tard afin de gagner du temps, avancées sur lesquelles il sera toujours possible de revenir lorsque le mouvement de grève se sera essoufflé, ou que les conditions y seront moins favorables. Le cadre légal contraint également l’efficacité des grèves, et certains types de grèves ou certaines pratiques peuvent être rendues illégales, ce qui est d'autant plus facile face à une classe ouvrière dépolitisée et précarisée : formellement, le droit de grève existe toujours, mais dans la pratique, les lois qui l'encadrent sont telles qu'il est vidé de sa substance et de son efficacité.
La naïveté ou les compromissions des principales organisations syndicales nuisent également à l’efficacité des mouvements sociaux. Ces organisations entraînent les travailleurs, non-seulement à faire des grèves inefficaces (journées de mobilisation ponctuelles), voire dissuadent de faire grève en encourageant des manifestations sans grèves, ou en défendant l’illusoire « dialogue » social. Les syndicats n’entretiennent pas une solidarité de tous les salariés entre eux, mais divisent au contraire les travailleurs en différentes branches selon le secteur d’activité (ce qui en soi ne serait pas un problème si les différentes branches restaient solidaires entre elles). Chaque secteur est encouragé à se mobiliser seulement lorsque ses propres conditions de travail sont attaquées, jouant par là le jeu du pouvoir, de la division et de l’opposition des grévistes contre les non-grévistes, contribuant à irriter les usagers (lorsqu’il s’agit de services publics) et à rendre les grèves impopulaires…
§ Ex de la CGT cheminots essayant de faire en sorte que les cheminots se mobilisent pas en même temps que le reste des travailleurs contre le loi travail https://npa2009.org/actualite/entreprises/sncf-il-faut-la-convergence-des-luttes
§ Les directions syndicales qui freinent la grève « Une courte réflexion sur la gymnastique politique de directions syndicales pendant le mouvement contre la loi « travaille ! » » https://paris-luttes.info/une-courte-reflexion-sur-la-7476?lang=fr https://twitter.com/RedandRude/status/827253298226982912
Enfin, un autre aspect ayant pu jouer dans l’évolution du rapport de forces est que la menace de révoltes et de révolution était plus crédible dans les pays occidentaux du temps de l'existence de l'URSS, qui apparaissait (à tort) comme une alternative aux systèmes capitalistes : en cas de manifestation qui dégénère, les autorités pouvaient réellement craindre que le peuple, excédé par les sacrifices et les injustices, préfère essayer la méthode soviétique et, avec le soutien de Moscou, qui cherchait alors à étendre son influence, parvienne à renverser le pouvoir en place. L'incitation était donc bien plus forte pour le pouvoir à faire des compromis économiques et sociaux sur nombre de sujets pour éviter que la colère sociale ne gronde trop. Depuis la disparition du bloc soviétique, et la décrédibilisation du mouvement ouvrier et des partis communistes qui s'en est suivie, cette menace de révolution s'est éloignée. Il ne s'agit pas de regretter la chute d'une dictature comme l'URSS, mais simplement de comprendre que ce régime était alors perçu comme une alternative, quand bien même il s'agissait d'une illusion, et quand bien même il ne défendait absolument pas les précaires ou le prolétariat, son existence donnait paradoxalement du poids à leurs luttes.
La grève est donc insuffisamment efficace en tant que levier de contrôle sur la politique.
Mais c’est aussi un levier de contrôle non satisfaisant, car il n'est que partiellement démocratique. Son efficacité ne dépend pas seulement du rapport entre le nombre de personnes souhaitant une politique et le nombre de personnes en souhaitant une autre (rapport de force démocratique, basé uniquement sur le nombre de personnes), mais dépend également d'autres facteurs, en particulier du contexte économique, et donc du rapport de force économique entre employés et employeurs, au désavantage des employés. La grève est de ce fait inégalitaire par nature, car son efficacité varie selon la capacité de nuisance des grévistes, et donc selon leur position et leur secteur d’activité, entre autres paramètres.
La grève nécessite systématiquement un sacrifice (de salaire) pour les employés, ce qui est inacceptable pour un levier de contrôle sur la politique. De plus l’efficacité de la grève n’est pas garantie, ce qui crée une incertitude et décourage les participants, qui doivent estimer à l’avance le succès ou l’échec de la grève pour décider si le sacrifice de salaire en vaut ou non la peine. La lourdeur des grèves avantage systématiquement le pouvoir centralisé, qui peut utiliser nombre de stratégies pour les décourager.
Enfin, la grève ne gêne pas seulement le pouvoir en place, mais a d’autres conséquences néfastes, que ce soit sur l’économie globale d’une zone géographique (ville, région, pays), ou en gênant ceux qui ne souhaitent pas (ou ne peuvent pas) faire grève à un moment donné. Les grèves dans les services publics impliquent par exemple inévitablement une gêne (au minimum) pour les usagers, dont le pouvoir centralisé joue pour attiser les divisions. Les grèves divisent donc nécessairement la population entre grévistes et non-grévistes, et leurs inévitables dégâts collatéraux nuisent à leur efficacité et à leur popularité. Dans certains secteurs, tels que la santé, une grève prolongée et de grande ampleur peut avoir des conséquences dramatiques, et est donc de fait pratiquement impossible.
La grève n’est donc pas un levier de contrôle satisfaisant sur la politique. Si des grèves correctement organisées et très suivies peuvent être redoutables, elles impliquent alors bien souvent de bloquer complètement les usines afin d’empêcher la production des richesses, ce qui est de plus en plus difficile, et rendu illégal par le pouvoir politique, de même que la plupart des stratégies de grèves efficaces. La grève peut, et doit, être utilisée dans le cadre des systèmes électoraux actuels, non-démocratiques, car elle est le seul moyen de pression efficace du peuple sur ses représentants, mais son efficacité ne peut que diminuer avec le temps, la concentration croissante du capital, et le perfectionnement des stratégies de la classe dominante.
Elle ne peut être considérée comme une perspective de long terme, mais seulement comme une solution temporaire, et comme un moyen dans l’objectif d’une transition vers une véritable démocratie.
Les mécanismes de l’élection précédemment évoqués et l’absence totale de contrôle du peuple sur ses représentants transforment la politique en une simple compétition pour les postes. Alors que les candidats les plus sincères et désintéressés sont écartés à toutes les étapes du processus électoral, et que les intérêts des élus s’alignent progressivement les uns sur les autres, les mandats deviennent de plus en plus attrayants d’un point de vue personnel. La politique devenue une source de revenus et un plan de carrière à part entière, le premier, voire l’unique but de la plupart des politiques, devient l’arrivée et le maintien au pouvoir, à n’importe quel prix. Tous les moyens deviennent alors bons, et les candidats et élus n’hésitent pas à mentir et à user de démagogie35. La démagogie désigne le fait, pour des dirigeants, de mener le peuple par la manipulation, pour s’attirer ses faveurs, notamment en utilisant un discours flatteur ou appelant aux passions. 35 et à s’adresser aux émotions de l’électorat, plutôt qu’à sa raison.
L'absence de tout réel moyen de contrôle ou de sanction du peuple sur ses représentants fait que les candidats ne se sentent pas engagés par leur programmes et leurs promesses, et considèrent qu’ils n’auront pas réellement de comptes à rendre. La plupart des candidats savent aussi, avant même d’être élus, qu’une fois au pouvoir, ils serviront leurs propres intérêts et ceux de la classe dominante, au détriment du peuple. Comme ils ne peuvent évidemment pas l’avouer publiquement, ils sont naturellement amenés à mentir quant à leurs véritables buts. Dès le départ, les candidats savent donc qu’ils ne tiendront pas leurs engagements, et n’accordent à ceux-ci aucune importance.
Leurs programmes et leurs discours ne sont alors plus le reflet de leurs convictions, ni d’une quelconque volonté de cohérence politique, mais seulement de ce qu’ils pensent que le peuple veut entendre, et ne sont plus motivés que par la seule volonté de maximiser leurs chances dans la compétition électorale : le contenu des programmes est dicté par des considérations marketting et de communication politique, et les politiques s’inquiètent plus de plaire que de faire des propositions valables et constructives. La volonté des politiques d'être pour chaque sujet d'importance (électoralement) en conformité avec le point de vue majoritaire dans la population les conduit à scruter les sondages d'opinion et à adapter leurs discours au gré de l'évolution de l'image qu'ils se font de l'opinion, et conduit à une uniformisation progressive des programmes et des discours politiques.
Les politiques savent également que les électeurs ne peuvent pas se prononcer de manière précise, mesure par mesure, mais sont obligés de faire des compromis, et doivent choisir entre plusieurs grands programmes complets, composés de nombreuses propositions (ce qui est particulièrement vrai dans un système politique qui favorise le bipartisme et le vote dit « utile »). Les candidats peuvent en profiter pour essayer de maximiser leur base électorale, par exemple en pratiquant la stratégie de la triangulation : reprendre des propositions du camp adverse, ou proposer des mesures qui empiètent sur le terrain adverse, au risque de mécontenter en partie son électorat fidèle, mais sans le mécontenter suffisamment pour perdre son vote.
À ceci s’ajoute l’impossibilité de prévoir lors de l’élection les évolutions économiques sur les 5 ans à venir, tout comme les éventuelles crises, qui oblige les politiques à chiffrer leurs projets économiques en aveugle, se basant souvent sur des prévisions optimistes qui seront démenties dans la réalité.
N’ayant pas l’intention de tenir leurs engagements, les candidats et partis peuvent promettre des mesures qu’ils ne prévoient pas de mettre réellement en œuvre, y compris des mesures qui iraient contre leur propre intérêt. Les partis qui sont dans l’opposition se montrent systématiquement critiques du comportement de la majorité au pouvoir, parfois avec des arguments valables, et presque toutes les décisions d’une majorité en place peuvent servir de prétexte pour émettre des critiques. L’opposition dénonce les abus de cette majorité, promettant de ne pas commettre les mêmes lorsqu’ils seront au pouvoir (et ce, même lorsqu’ils ont fait la même chose lors d’un précédent mandat). La dénonciation de la politique menée par le pouvoir en place est d’ailleurs souvent l’un des principaux arguments électoraux agités par l’opposition, quelle que soit les couleurs politiques en présence, comptant plus sur le rejet du pouvoir en place que sur l’adhésion à un programme, avec des slogans tournant bien souvent autour de la seule idée de changement36. « Change We Can Believe In (Le changement auquel on peut croire) » (Barack Obama, 2008), « Real Change on Day One (Le vrai changement dès le premier jour) » (Mitt Romney, 2012, États-Unis), « Le président du vrai changement » (Lionel Jospin, 1995), « La relève, le changement » (François Bayrou, 2002), « Pour que ça change fort » (Ségolène Royal, 2007), « Changer l’Europe maintenant » (PS, 2009), « Le changement, c'est maintenant » (François Hollande, 2012), « Ensemble pour le changement » (NPD, 2015, Canada), « Il est temps de changer ensemble » (Parti libéral, 2015, Canada), etc. 36.
Pourtant, ces partis ne sont pas nécessairement plus vertueux : c’est bien parce qu’ils sont dans l’opposition qu’ils peuvent se permettre de faire une critique radicale, et rien ne garantit qu’une fois au pouvoir ils appliqueraient la politique qu’ils prétendent vouloir, bien au contraire, puisque beaucoup de partis au pouvoir appliquent une politique similaire à celle qu’ils avaient dénoncé dans l’opposition37. L’exemple du Front National, dénonçant avec force le cumul des mandats des autres partis tant qu’il restait dans l’opposition, puis s’autorisant sous divers prétextes à le pratiquer également dès qu’il en eût la possibilité, n’est qu’un exemple parmi d’autres. 37. Pour les élus qui se trouvent dans l’opposition, la duplicité va jusqu’à proposer des lois ou des amendements allant contre leurs intérêts d’élus, mais correspondant à ce que souhaite leur électorat (par exemple des lois améliorant la transparence de la vie politique), en comptant sur le fait que ces textes seront rejetés par la majorité en place car ils sont également contraires aux intérêts de cette majorité. Les partis dans l’opposition peuvent ainsi apparaître courageux à moindre frais, et feindre la frustration lorsque la majorité au pouvoir rejettera (inévitablement) ses propositions, mais il ne s'agit que de mensonges. Ensuite, si le parti qui a proposé ces textes parvient au pouvoir, il trouvera toujours de bonnes raisons de ne pas mettre en œuvre ces mêmes propositions, ou de les appliquer à minima.
Il n’existe en vérité pas de limites au mensonge ou aux manipulations, tant qu’on se fait pas prendre. Si les politiques évitent de mentir ouvertement ou de manière trop visible, ce n’est pas par franchise, mais surtout parce que des mensonges trop évidents donnent des arguments aux adversaires.
Mais la démagogie ne s’arrête pas une fois l’élection passée. La politique des élus une fois au pouvoir est elle aussi principalement orientée vers leur intérêt électoral et les intérêts économiques qu'ils servent, et sans aucune considération de l'intérêt général : pour tous les sujets où les élus n'ont pas d'intérêt personnel particulier (s'ils ne sont pas concernés directement ou indirectement par une loi, et que cette loi ne concerne pas les acteurs économiques dont ils dépendent), les élus vont orienter leur politique et leurs discours avec la seule préoccupation de servir au mieux leur réélection, souvent par des calculs stratégiques très éloignés de l'intérêt général.
Le caractère épisodique et basé sur des échéances du contrôle par le peuple (à date fixe, et non dès que le peuple le souhaite) encourage les élus à mener des politiques court-termistes, par exemple prendre les mesures les plus impopulaires en début de mandat, réservant les mesures qui plaisent pour la fin. Le système électoral est de ce fait particulièrement inadapté aux prises de décisions sur le long terme, comme par exemple en ce qui concerne des investissements qui se font sur plusieurs décennies, ou des décisions telles qu’une éventuelle sortie du nucléaire : les politiciens s’inquiètent peu de ce qui se passera plusieurs années ou plusieurs décennies après la fin de leur mandat, mais seulement de leurs intérêts immédiats. C'est probablement une des raisons principales pour lesquelles beaucoup de partenariats public-privé sont conclus entre des collectivités publiques et des entreprises. Si ces partenariats sont en règle générale largement désavantageux financièrement pour les collectivités publiques sur le leng terme, ils permettent de réduire les coûts sur le court terme, et de transférer la charge financière sur les mandats ultérieurs, ce qui est le plus intéressant d’une perspective électoraliste court-termiste.
Dans de nombreux domaines, les décisions des élus sont principalement basées sur la nécessité de sécuriser une majorité lors les prochaines échéances électorales. Pour tout ce qui concerne les institutions, les lois sont souvent votées pour assurer le maintien de la majorité en place, par exemple grâce à des redécoupages électoraux arbitraires, ou via la promotion ou le maintien de systèmes électoraux favorisant le bipartisme et l’inertie électorale en faveur des partis établis, ou encore pour faire taire la critique ou avantager le pouvoir politique face aux médias (un exemple est la loi fixant le temps de parole dans les médias, largement en faveur du pouvoir en place). Les élus peuvent abuser de leur pouvoir d’élus pour favoriser leur réélection, par exemple pour s’assurer de la docilité des médias, ou en utilisant les moyens des services de renseignement pour espionner leurs concurrents politiques.
Pour se maintenir aux responsabilités malgré une politique qui déçoit presque systématiquement (car invariablement dans l’intérêt de la classe dominante, quelle que soit la couleur politique de la majorité), les partis au pouvoir usent de toutes sortes d’artifices rhétoriques pour détourner l’attention et la colère du peuple, et se dédouaner de leur responsabilité. Ils cherchent des causes extérieures à leurs échecs, des causes sur lesquelles ils n’auraient pas de contrôle : la conjoncture économique, les institutions supranationales, l’immigration… Très souvent le discours tenu vise à diviser et à monter la majorité de la population contre une ou plusieurs minorités (souvent ethniques ou religieuses), servant d’exutoire et de boucs émissaires. Le discours accusant les chômeurs de fainéantise est symptomatique : en attribuant aux chômeurs, de manière sous-entendue, une part de responsabilité pour le chômage, les dirigeants se réduisent implicitement leur propre responsabilité. Attribuer aux pauvres et aux opprimés la responsabilité de leur propre pauvreté et de l’oppression subie, permet de protéger ceux au bénéfice de qui ces politiques sont menées, et de dédouaner le système économique tout entier.
Les immigrés aussi sont fréquemment rendus responsables de nombreux problèmes, tels que délinquance, pauvreté (et chômage, également). Les politiques au pouvoir montent en épingle des sujets secondaires, jusqu’à en faire des sujets centraux (tenues et pratiques religieuses, identité nationale, polémiques diverses), au détriment des problèmes de fond, et insistent sur des sujets qui favorisent leur camp, et gênent politiquement leurs principaux adversaires, encourageant tant que possible la division de l’opposition.
La duplicité va parfois très loin, et le pouvoir élu peut utiliser toutes sortes de moyens afin de maximiser ses chances lors des prochaines élections. Ainsi, nombres de majorités politiques utilisent par exemple les moyens à leur disposition pour diviser leur opposition, quitte à alimenter volontairement le vote d’extrême-droite.
Un exemple qui mérite d’être détaillé, car il illustre parfaitement le cynisme et l’absence de scrupules des politiques dans leurs calculs électoralistes, est l’attitude du Parti Socialiste, au pouvoir en France depuis 2012, vis-à-vis du Front National : bien que prétendant combattre ce parti d’extrême-droite, le gouvernement et la majorité PS ont en réalité fait tout ce qui était en leur pouvoir pour faire progresser électoralement ce parti, afin de l’installer comme premier opposant, par calcul.
D’abord en reprenant leur rhétorique xénophobe, et en menant une politique qui l’était tout autant, ce qui contribue à banaliser et légitimer dans l’électorat ces thèses.
Ensuite et surtout, à chaque élection, sous prétexte de combattre ce parti et de mettre en garde contre sa montée, les responsables socialistes ont mis ce parti au centre des débats, plutôt que de parler de fond, ce qui ne pouvait que favoriser sa progression. C’est le cas notamment de Manuel Valls, le Premier ministre, qui avait fait montre d’un zèle particulier dans sa dénonciation de ce parti d’extrême-droite, au point d’en faire l’un des thèmes centraux des campagnes, aux élections municipales de 2014, comme aux départementales et aux régionales de l’année suivante. Le Premier Ministre avait même envisagé pour le deuxième tour des élections régionales, une fusion des listes PS avec celles de la droite classique dans une forme d’alliance des « républicains » face au FN, proposition qui avait opportunément « fuité » dans la presse avant le premier tour.
Or cette prétendue « crainte » de la montée du Front National n’est en réalité qu’une manipulation, en particulier venant de Manuel Valls : en vérité, le premier ministre n’aurait eu aucune réelle raison de craindre le FN. D’abord d’un point de vue idéologique, Manuel Valls est connu pour avoir repris et banalisé le discours anti-immigration du FN et de la droite extrême, les amalgames islamophobes, et avait été accusé de racisme pour un certain nombre de propos qu’il avait tenus. Il est également connu pour avoir, notamment, mené une politique anti-immigration plus violente encore que celle de la droite très dure qui l’avait précédé. On ne peut donc que difficilement imaginer de sa part une véritable empathie pour les personnes issues de l’immigration et une sincère préoccupation pour leurs droits, ou un souci particulier de protéger les libertés publiques en général de la menace que représente l’extrême-droite, puisqu’il est l’un des principaux artisans de la surenchère sécuritaire et de la dérive autoritaire du quinquennat de François Hollande. Ensuite, d’un point de vue électoral, il n’aurait pas pu réellement craindre le Front National, car il sait que ce parti fait peur et suscite un large rejet dans l’électorat : en vérité ce parti est bien moins dangereux électoralement du point de vue du PS que la droite classique.
En feignant de craindre de FN, le ministre poursuit donc un autre objectif. Il s’agit d’un simple calcul électoral, car il sait que la montée de ce parti se fait au détriment de ses véritables adversaires électoraux : le reste de la gauche, et surtout la droite classique.
Les responsables socialistes nationaux connaissent l’impopularité de leur politique, et savent (par le biais des sondages et d’élections intermédiaires) que celle-ci donnera lieu à un important vote sanction. Ils laissent donc entendre que le Front National serait le parti qui leur fait le plus peur, afin de faire croire aux électeurs qui voudraient sanctionner leur politique que la meilleure façon de le faire serait de voter FN. L’objectif est de transférer le maximum de voix possibles des partis de droite classique, qui devraient être le choix naturel de l’électorat en cas de vote sanction, vers le FN, en faisant passer celui-ci pour un vote sanction plus efficace. Il existe d’ailleurs de nombreuses raisons de penser que la prétendue « fuite » quand au projet de fusion des listes avait été organisée afin de renforcer encore l’idée que voter pour la droite classique ne gênait pas le PS38. Notamment la publication de l’information dans plusieurs journaux en même temps, mais surtout l’insistance de Manuel Valls lui-même sur le sujet qui, avant le premier tour, ne pouvait que porter préjudice aux candidats de son parti. 38. Le but inavoué est d’installer ce parti comme premier parti d’opposition (avec d’ailleurs un certain succès), car il est en réalité moins dangereux électoralement du point de vue du PS.
Cette stratégie présente électoralement deux avantages pour le Parti Socialiste : d’une part mobiliser son électorat et favoriser le rassemblement à gauche dans un vote dit « utile » en sa faveur, par l’agitation de la menace FN, mais aussi réduire les chances de son adversaire le plus dangereux du moment (la droite classique, c’est à dire l’UMP / Les Républicains). Mais l’élection visée par les responsables nationaux est la présidentielle de 2017, avec l’espoir de réussir à y obtenir un deuxième tour contre le FN (c’est d’ailleurs une stratégie que le président Hollande avait lui-même ouvertement évoquée). Dans ce cas particulier, l’intérêt des élites les plus haut placées s’oppose à celui des candidats locaux : les membres du gouvernement peuvent avoir leurs propres stratégies électorales, qui dépendent du calendrier des élections qu’ils ont en vue, et être prêts à sacrifier des pions sur leur passage39. Une interprétation partagée par des membres des équipes de campagne locales. Ainsi dans le Nord-Pas-de-Calais-Picardie, un proche de la liste PS de cette région dénonce le gouvernement en ces termes : « Ils veulent qu’on perde cette région. Ils font tout pour. », et Martine Aubry, la maire PS de Lille, avait également accusé le gouvernement de « vouloir faire gagner le FN ». 39.
Il faut noter que, si Manuel Valls et François Hollande sont les premiers instigateurs de cette stratégie, la plupart des responsables politiques nationaux du Parti Socialistes en sont probablement parfaitement conscients, et n’ont pas plus de scrupules que leurs supérieurs hiérarchiques à faire ainsi monter un parti d’extrême-droite par calcul. C’est d’ailleurs une tactique qui avait été reprochée à d’autres responsables socialistes en leur temps, tels que François Mitterrand40. Une accusation qui avait été confirmée par la suite. 40. Le PS n’est pas non plus le seul parti à être prêt à tout pour le pouvoir, c’est le cas également de tous les autres partis : les stratégies changent seulement selon la situation des partis, leur électorat, et le contexte politique à un instant donné. Lors des émeutes de 2005, le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy n’avait par exemple pas hésité à verser de l’huile sur le feu et à adopter une attitude provocatrice pour en retirer les bénéfices électoraux41. Documentaire « Émeutes en banlieue : la mécanique infernale ». 41, ni à reprendre à son compte les mots et le programme de l’extrême-droite.
Dans la pratique, les choix politiques des élus en général sont donc largement le résultat, non de la prise en considération de l'intérêt général, mais de simple calculs électoraux à plus ou moins long terme, sans véritable conviction, et quelles qu’en soient souvent les conséquences.
Dans les systèmes favorisant le bipartisme, les scores des principaux candidats tendent à se rapprocher l'un de l'autre et à s'équilibrer, et l'élection devient naturellement compétitive (la victoire y est très disputée). À titre d'exemple, pour les élections présidentielles françaises, depuis des décennies, le score au deuxième tour de chacun des deux candidats s'éloigne rarement beaucoup de 50% (en exceptant le cas particulier des 82% de Jacques Chirac en 2002)42. En arrondissant à l’entier : 56% contre 44 en 1965, 58 contre 42 en 1969, 51-49 (1974), 52-48 (1981), 54-46 (1988), 53-47 (1995), 53-47 (2007), et enfin 52% contre 48 en 2012. 42. On constate un phénomène similaire lors des élections présidentielles américaines, où les scores des deux principaux candidats restent souvent relativement proches.
Cette convergence des scores des deux principaux partis semble contre-intuitive, car il parait peu probable que deux programmes concurrents satisfassent la même quantité de personnes, et il paraîtrait plus naturel que la balance penche fortement vers l’un des deux.
Dans la pratique, cette situation se produit car les partis en question sont similaires, fonctionnent de la même manière, et mènent les mêmes politiques une fois au pouvoir. La seule chose qui les différencie un tant soit peu sont leurs programmes, mais même ceux-ci sont se rapprochent, car ils sont de manière croissante le résultat d’un processus marketting similaire : observation permanente des sondages et adaptation des programmes en conséquence, reprise des éléments de l’adversaire dans une logique de triangulation, course au centre afin de maximiser sa base électorale et gêner l’adversaire…
Le résultat de cette uniformisation de fait est qu'il devient difficile aux candidats et aux partis de se différencier, donnant l'impression aux électeurs que leurs représentants sont interchangeables. Cette logique est encouragée dans les systèmes encourageant le bipartisme, car la règle est celle où « le gagnant emporte tout » : si le candidat en tête obtient 50.01% des voix et le second 49.99%, le premier est élu pour un mandat entier, et l’autre n’obtient rien du tout. Essayer d’obtenir beaucoup plus que 50% ne présente donc aucun intérêt, et mieux vaut garantir une courte majorité, plutôt que de prendre des risques pour essayer de satisfaire une plus large majorité de la population. Ici encore, les sondages aident à estimer ce qu’il est nécessaire de faire comme compromis.
Même lorsque le scrutin se fait à la proportionnelle, l’intérêt des têtes de liste est d’obtenir une majorité, nécessaire pour gouverner (et donc obtenir pour eux les places convoitées au gouvernement), plus que de maximiser le nombre d’élus, et donc le score. Ces têtes de liste étant ceux qui organisent les campagnes électorales, la même logique marketting y est à l’œuvre, avec une surveillance des sondages et une adaptation des programmes au fur et à mesure de leur évolution.
La compétitivité des élections arrange également les médias, qui feront plus d'audience s'il y a du suspense que si la compétition semble jouée d'avance. Les médias ont donc naturellement intérêt à mettre en avant le principal « challenger », pour maintenir le suspense, ce qui crée un phénomène naturel d’équilibrage.
Mais la compétitivité des élections arrange aussi le pouvoir économique, parce qu'elle lui permet de peser plus facilement sur l'élection, par tous les moyens vus précédemment : plus l’écart entre les candidats est serré, plus ceux-ci auront besoin de tous les soutiens qu’ils pourront trouver (médias et financement), et plus ceux-ci seront donc dépendants du pouvoir économique.
L’uniformisation des programmes et le manque de réelle différence des partis et des candidats entre eux entraîne pour eux une nécessité de se différencier de leurs concurrents. En l’absence de différence de fond, ce sont la personnalité et les qualités personnelles supposées qui sont mises en avant. Une grave conséquence de cette personnification de la vie politique est qu'elle masque les questions politiques de fond, pourtant les plus importantes.
Les débats d'idées sont occultés par les enjeux personnels, on débat sur la popularité des uns ou des autres, sur la capacité ressentie de telle ou tel à occuper un poste, sur les chances de réussite des uns et des autres à la prochaine élection, plutôt que sur les idées politiques ou les convictions de fond. Les médias ne font preuve d'aucun esprit critique, aucun recul face à la communication politique, reprenant le storytelling des politiques sans réserve. Les questions les plus importantes sont de savoir si telle personnalité politique va ou non se présenter ou se représenter, l'annonce de la candidature d'untel est attendue avec un véritable suspense, la vie privée des politiques est étalée, les champions se font désirer et on finit par leur accorder un statut fou de sauveur potentiel de leur propre camp en difficulté. Toutes ces mises en scène nourrissent l'attente illusoire de femmes ou d'hommes providentiels, de héros politiques, et de moins en moins de temps est consacré aux débats d'idées.
Cette personnification est particulièrement visible à l'Assemblée Nationale : contrairement au Sénat, où l'élection se fait au suffrage indirect et où le vote est une simple conséquence mécanique de la représentation des différents camps politiques parmi les grands électeurs, et ne nécessite donc pas de campagne, les députés sont eux élus au suffrage direct par la population. Ils ont donc un intérêt immédiat à faire parler d'eux, en créant s'il le faut des oppositions artificielles, des polémiques inutiles, en surjouant l'indignation et la colère, et se posant comme héros ou portes-drapeaux de leur propre camp. Ainsi l'on voit des députés plutôt d'accord sur le fond s'invectiver pour des détails, pour des questions secondaires, exciter les débats à l'excès, cliver au maximum pour polariser et mobiliser leur propre électorat et obtenir l'attention des médias, à la manière des polémistes. Étant donné le nombre de députés, tous ne peuvent pas obtenir du temps d’antenne : les médias ne parleront que de ceux qui se font remarquer d’une manière ou d’une autre.
Au lieu d'apaiser, tout concourt à attiser les tensions et les frustrations. Ce contexte de polarisation des débats exacerbe le sentiment d'appartenance à un camp chez les militants et sympathisants, et au sein de l'électorat en général, sentiment qui n'est pas propice au raisonnement objectif. La nécessaire défense des responsables de son propre camp accentue encore l'attention portée aux personnes au détriment des idées, et les tensions dans la société, favorisant les réflexes de clan lors des élections. Dans ces conditions, dépassionner le débat pour permettre des choix rationnels devient chaque jour plus difficile.
Les choses sont encore aggravées par les egos des uns et des autres, et la difficulté de se remettre en cause pour ne pas donner prise aux critiques adverses. Dans le cadre de ce spectacle politique et de la concurrence électorale pour les postes, admettre publiquement ses erreurs de jugements et ses échecs revient à se déjuger et à se condamner à des attaques de la part de ses adversaires et concurrents politiques, à s'affaiblir médiatiquement. D'un point de vue stratégique et personnel, du point de vue d'élus ou de candidats souhaitant assurer leur avenir politique, se remettre en cause publiquement ne présente en général que des inconvénients. Les élus sont donc également encouragés à s’entêter dans leurs erreurs et découragés de se remettre en cause. Le spectacle médiatique et les enjeux électoraux découragent les politiques de porter un regard objectif sur leur propre action, et contribuent au contraire à les enfermer dans leur ego, les incitant parfois à s'entêter dans l'erreur plutôt que de reconnaître leurs manquements pour avancer et s'améliorer.
Cette personnification de la politique est liée naturellement à la forme de l’élection, car ce sont pour des personnes ou des groupes de personnes que l’électorat est amené à voter, et c’est d’ailleurs comme cela que l’élection est presque systématiquement présentée avant tout : un choix de personnes.
La politique devient alors un spectacle, où il est nécessaire de faire parler de soi par tous les moyens. Les candidats s’attaquent et se répondent à coups de propositions « chocs » : par exemple, la proposition de François Hollande de taxer à 75% les revenus de plus d’un million d’euros annuels pendant la campagne présidentielle de 2012, a été largement pensée comme un coup marketting visant à faire parler en créant une polémique, plus que dans une véritable logique de recherche d’efficacité ou de cohérence fiscale.
La même préoccupation du spectacle politique transparaît dans tous les actes des politiques, car le spectacle permanent est nécessaire pour obtenir l’attention des médias. Les meetings politiques rassemblant un nombre très important de personnes (plusieurs dizaines, voire centaines de milliers), afin de donner l’impression d’un soutien massif à un candidat ou un parti, mais dont l’organisation dépend plus du budget dudit parti que d’un réel soutien populaire, font aussi partie de ce spectacle.
La dépolitisation du peuple, souvent déplorée, est en réalité la conséquence directe du système électoral et de la délégation de pouvoir.
Le désintérêt pour la politique est d’abord dû à la médiocrité de la classe politique en général, aux déceptions liées aux trahisons systématiques, et à la limitation du choix des électeurs à des offres politiques toutes similaires dans la pratique. La défiance envers la classe politique entraîne une défiance envers la politique en soi.
Ensuite, la personnification de la politique qui est le fait de toute élection, et le spectacle politique qui en découle, détournent l’attention du fond des sujets, pour la focaliser sur la forme. Le temps passé dans les médias à débattre des polémiques stériles et des mesures destinées à générer de l’audience, n’est pas consacré à débattre du fond. Cette personnification tire le niveau des débats politiques vers le bas, et l’uniformisation des médias conduit à des débats creux, non informatifs, et qui contribuent à désintéresser le public. Le discours politique étant uniformisé, et la parole n’étant que très rarement donnée aux points de vue réellement discordants ou critiques, le public baigne dans une forme de pensée unique, jamais contredite, qui n’est pas propice à la réflexion, ne lui permet pas de se faire une opinion éclairée, et ne permet pas une pensée politique au delà des bornes implicites fixées par le discours médiatique dominant.
D’autre part, et surtout, la délégation du pouvoir relègue le peuple à un rôle de spectateur de la politique, c’est à dire un rôle inactif. Les décisions sont prises par d’autres, et le peuple n’a aucun réel moyen de contrôle sur la façon dont ces décisions sont prises la plupart du temps, en dehors des périodes d’élections. Ce contrôle est donc très rare et ponctuel (et comme on l’a vu, dans la pratique il n’est qu’illusoire) : si sa seule façon de peser sur les décisions qui seront prises est de choisir tous les cinq ans parmi une poignée de personnes qui mèneront une politique similaire, pourquoi le citoyen s'intéresserait-il à la politique en dehors de ces périodes d’élections ? Quand bien même l'offre politique serait véritablement diverse, le caractère ponctuel des leviers de contrôle, une fois tous les cinq ans, n'est absolument pas suffisant pour intéresser le citoyen aux enjeux politiques.
Privé de tout moyen de décision, le peuple n’a pas de raisons de s’intéresser à la politique : pourquoi passer du temps à s’informer et à étudier de manière rationnelle un sujet, à peser le pour et le contre, si les décisions sont prises par d’autres ? S'il ne peut pas voter lui-même les lois, et s'il n'a que très peu d'espoir d'avoir la moindre influence sur ceux qui les votent pour lui en dehors des périodes d'élection, le peuple n’a pas de raisons de suivre les débats au Parlement, ni de passer du temps à s’intéresser aux questions de fond.
La délégation de pouvoir s’accompagne d’ailleurs d’une déresponsabilisation et d’une infantilisation du peuple, systématiquement présenté comme incapable de prendre des décisions, et d’une injonction sous-entendue à laisser la prise de décision sérieuse aux professionnels.
Mais ce désintérêt pour la politique n'est pas quelque chose de naturel. Il est bien dû à l'absence de contrôle du peuple sur les décisions prises en son nom. Pourquoi d'ailleurs le peuple se désintéresserait-il de la politique, qui dirige sa vie ? En réalité, peu de choses devraient susciter naturellement plus d’intérêt chez un individu moyen que la discussion et le vote des lois qui s'appliqueront à tous et à lui-même, car ses droits et devoirs, et sa vie même, en dépendent. La politique est une discipline qui touche à tous les sujets qui déchaînent la passion : la justice, la morale, la solidarité, la fraternité, les libertés fondamentales, l'égalité, la lutte contre les discriminations. Dans de bonnes conditions, rien ne pourrait déchaîner naturellement plus d'intérêt ou d'audience que la politique.
Tout indique d'ailleurs que le peuple continue d'être friand de politique. Il s'y intéresse tout particulièrement lorsque son avis compte, lors de ces rares moments où l'on lui le demande. L'audience des émissions politiques et des divers débats n'est jamais aussi élevée qu'en période d'élection majeure, ou lors d'un référendum, parce que les citoyens, lorsqu'un choix est à faire et qu’ils ont la responsabilité de décider (même indirectement et sans réel pouvoir) d'une politique à mener, veulent décider au mieux. Ils regardent les débats, discutent entre eux, tentent de peser le pour et le contre afin de faire le meilleur choix malgré la médiocrité des moyens d’information à leur disposition, la personnification croissante de la vie politique et les dérives d'une politique qui se transforme de plus en plus en spectacle.
Les diverses expériences visant à donner un véritable pouvoir au peuple démontrent d’ailleurs que c’est la responsabilité qui entraîne l’intérêt pour la politique, et que les citoyens ordinaires sont parfaitement capables d’acquérir les connaissances qui leur manquent lorsqu’ils doivent prendre des décisions, pour peu qu’ils disposent du temps nécessaire pour le faire. Ainsi des expériences d’assemblées tirées au sort menées récemment, telle que celle menée en Colombie Britannique de janvier à décembre 2004 afin de mettre en place un meilleur mode de scrutin (tout en restant malheureusement dans le cadre électoral fixé), établissent sans l’ombre d’un doute la capacité de l’ensemble des citoyens à se saisir de problèmes complexes, et à proposer de véritables solutions. Un autre exemple significatif, sur lequel on reviendra plus en détail dans la partie II de ce texte, est celui de la cité d’Athènes dans l’antiquité, qui fonctionnait sous une forme de démocratie directe, et qui connaissait un niveau d’implication politique exceptionnel de l’ensemble de ses citoyens, sans commune mesure avec la dépolitisation massive actuelle.
Enfin à ceci s’ajoute une volonté de la classe politique et du pouvoir d’éviter que le peuple ne se politise : plus le peuple est politisé, plus il risque de contester le pouvoir en place, et moins les mensonges et la démagogie de la classe dominante peuvent fonctionner. En plus du travestissement de la réalité par les médias, la politisation de la masse est découragée par la complexité artificielle des lois. Cette complexité n’est pas accidentelle, mais elle est voulue par les politiques pour plusieurs raisons : d’une part, car elle permet de cacher les véritables effets et les véritables bénéficiaires de ces lois43. Par exemple, l’enchevêtrement des impôts et taxes a rendu difficile de prouver que les riches payaient moins d'impôts que le reste de la population. La complexité artificielle des réformes du droit du travail vise à désarmer les travailleurs, car elle rend leurs droits inintelligibles et difficiles ne serait-ce qu’à comprendre pour de non-spécialistes du droit, donc plus difficiles encore à défendre dans la vie quotidienne et dans les relations avec un employeur. 43, mais aussi car elle justifie la professionnalisation de la politique.
De fait, toute délégation de pouvoir, même avec contrôle du peuple sur les représentants (par exemple via des mandats révocables), implique une certaine dépolitisation, même légère. La « démocratie représentative », entièrement basée sur la délégation, en privant le peuple de tous les leviers de contrôle politique, et en le traitant comme un enfant incapable de décider autre chose que le choix de ses maîtres, est la principale raison de la dépolitisation massive de la population.
Le peuple est fréquemment rendu responsable de la politique mené par ses élus, et accusé de naïveté, de suivisme, ou de simple bêtise, pour la démagogie et les mensonges de ceux-ci. On considère d’ailleurs souvent que le peuple serait plus vulnérable à la flatterie et aux idées reçues que ses représentants, et plus susceptible de céder à ses passions et aux émotions, plutôt qu’à la réflexion. Cette infantilisation justifie le supposé besoin d'une élite éclairée pour le guider et le protéger de ses bas instincts, ce qui constitue un des principaux arguments en faveur de l’élection et de la délégation de pouvoir.
Or, la délégation de pouvoir est au contraire le pire choix de ce point de vue, car elle est la plus favorable à la démagogie.
Pour nombre de sujets où les passions sont très fortes aujourd'hui, comme l'immigration, toujours présentée comme une invasion, les droits humains, prétendument naïfs et empêchant de mener une politique de « fermeté » supposée nécessaire pour lutter contre la délinquance, ou encore la solidarité avec les plus démunis, renommée « assistanat », la démagogie ne vient pas du peuple, mais bien de ses élites. Ceux-là même qui sont censés protéger le peuple contre ses instincts se retrouvent à attiser la haine et la recherche de boucs-émissaires. L'élite « éclairée » se révèle agitatrice des peurs et des idées-reçues, et ce sont de simples citoyens qui, bénévoles dans des associations ou des collectifs, essayent de combattre les conséquences de ces peurs et de la haine attisée, de protéger les plus vulnérables des décisions démagogiques prises par ceux-là mêmes qui sont censés être les remparts contre la démagogie. Mais si cette attitude dangereuse se retrouve chez beaucoup d'élus, de tous bords, ce n'est pas par conviction.
Les hommes et les femmes qui cautionnent, ou qui décident de mener la chasse aux sans-papiers, tiennent un discours culpabilisant contre les chômeurs, ceux qui décident des surenchères répressives ou qui tiennent des propos discriminants ne le font majoritairement pas par conviction, car la plupart d'entre eux sont largement capables de comprendre que tout ceci ne résout aucun problème à court ou long terme, mais ne fait au contraire qu’aggraver les choses. Nombre d'entre eux, une fois au pouvoir, poursuivent d'ailleurs une politique démagogique qu'ils avaient critiqué avec des arguments fondés lorsqu'ils étaient dans l'opposition, prouvant par là-même qu'ils n'agissent pas par conviction, mais sont conscients que ces politiques sont démagogiques.
S'ils agissent ainsi, ils le font bien par intérêt électoral immédiat ou futur. Si cette course mortifère à l'extrême-droite se poursuit, c'est bien parce que tous ceux qui la pratiquent comptent en récolter les fruits électoralement, en se posant en figure d'autorité, en flattant les pires instincts des électeurs. Même ceux qui sont en désaccord se taisent, cautionnant par l'inaction, car ils considèrent que cela leur coûterait trop électoralement de se prononcer ouvertement contre une dérive si répandue qu'elle semble partagée par tous.
Et si cette démagogie fonctionne et trouve un certain écho parmi la population, ce n'est pas parce que le peuple serait immature dans sa nature même de peuple, inexorablement attiré par les idées xénophobes, et serait condamné à se replier sur lui-même avec le temps. C’est uniquement le fait de la dépolitisation de la masse de la population, évoquée précédemment : n'ayant pas de contrôle sur ses élus ni sur les choix politiques menés, de plus en plus déçu et désabusé, se désintéresse de la politique. Mal informé, et peu conscient de l’ensemble des enjeux, peu conscient de ses véritables intérêts, le peuple est plus facilement manipulable. La démagogie a lieu car elle sert les intérêts électoraux des politiques de tous bords.
La mainmise du pouvoir économique sur la politique, et l’absence de tout moyen de contrôle politique pour le peuple, liées au système électoral, sont telles qu’elles font de l’État un outil au service exclusif de la classe dominante. En réalité, derrière les apparences de démocratie qu’il tente de préserver, le système électoral est entièrement consacré à sa propre préservation et à la défense des intérêts du pouvoir économique.
Le fait les lois qui régissent le fonctionnement des institutions soient elles-mêmes votées par les élus garantit que ces institutions soient organisées dans l’intérêt des élus et de la classe dominante, afin de préserver leur pouvoir.
Toutes les règles de fonctionnement de ces institutions sont le résultat de la volonté des élus, ceux-ci n’ont de ce fait pas de véritable limite pratique à leur pouvoir, ou au pouvoir qu’ils peuvent acquérir. Les quelques contre-pouvoirs existants, par exemple, ne peuvent qu’être inefficaces, car ils sont conçus par le pouvoir élu lui-même, pour ne jamais le gêner.
Dans une élection, ceux déjà en place ont l’avantage par rapport aux autres, car ils peuvent modifier les règles électorales, pratiquer des découpages électoraux inéquitables, utiliser les moyens de l’État pour faire leur campagne, et profiter de leur position d’élus pour créer l’illusion d’une légitimité plus grande. La plupart des règles des élections sont donc à l’avantage du parti au pouvoir. C’est le cas par exemple des règles fixant le temps de parole politique dans les médias, déjà abordées, en faveur des partis au pouvoir. D'ailleurs ce n'est pas un hasard si tant de systèmes électoraux favorisent le bipartisme par une forme de scrutin uninominal, pourtant l’un des pires d’un point de vue démocratique : mécaniquement, ce type de scrutin renforce l’inégalité des armes lors de l’élection, en faveur des grands partis.
L'indulgence systématique de l'institution judiciaire face aux élus ne doit aussi rien au hasard44. Il faut par exemple mettre en regard l’annulation de la condamnation du député-maire de Cholet, Gilles Bourdouleix, pour incitation à la haine et apologie de crimes contre l’humanité avec les nombreuses peines de plusieurs mois, voire années de prison ferme, prononcées quelques mois plus tard pour apologie du terrorisme, à l’encontre de simples citoyens. 44, de même que les lois les exonérant explicitement de devoir rendre des comptes pendant leur mandat (immunité parlementaire ou présidentielle) ou créant des juridictions d’exception, telles que la Cour de justice de la République, seule habilitée à juger les membres de l’exécutif dans l’exercice de leurs fonctions. L’existence de cette cour, composée en grande majorité de parlementaires élus, permet de réserver le jugement des membres du gouvernement à des élus politiques, ce qui explique sa grande indulgence.
C’est aussi une des raisons de l’inertie de ces systèmes, et de la difficulté à les améliorer, que ce soit pour ajouter de la transparence, limiter les pouvoirs, ou à limiter les privilèges des élus, puisque ceux qui dictent les règles qui s'appliquent aux élus sont les élus eux-mêmes, donc ceux qui en bénéficient. Il peut arriver comme on l’a vu que certaines circonstances, et la pression populaire, ou la nécessité d’obtenir une majorité lors d’élections, poussent les responsables à s’imposer des limites, mais il s’agit dans ce cas généralement d’avancées plus symboliques que réelles, comme le non-cumul des mandats promis par François Hollande avant son arrivée au pouvoir.
Même lorsque des avancées sont votées à contrecœur, celles-ci ne mettent pas en danger le fonctionnement du système : une certaine transparence de la vie politique sans possibilité d'action pour le peuple, et surtout de sanctions de ses élus, ne sert à rien, comme le montre l’exemple des nombreux sites pour surveiller l'absentéisme des parlementaires ou centraliser les données existantes sur les institutions pour les rendre exploitables. Si les associations à leur origine peuvent bien dénoncer des situations anormales, elles en sont réduites à interpeller les élus et à s’en remettre à leur bonne volonté pour espérer une réforme corrigeant les problèmes (ce qui, bien sûr, n’arrive jamais).
Surtout, l’absence de contrôle du peuple sur ses élus, et la mainmise du pouvoir économique sur ceux-là, garantissent que la politique menée soit systématiquement favorable à la classe possédante. En réalité, le système électoral, en tant qu’illusion de démocratie, a pour principale fonction de légitimer cette politique menée dans l’intérêt du pouvoir économique et contraire à l’intérêt général.
Le principal du travail législatif des élus consiste largement à promulguer des lois garantissant le statu quo, protégeant les détenteurs de capitaux et préservant les conditions qui leur permettent de s’enrichir.
L'État n'a pour seule fonction que de protéger le capitalisme et la bourgeoisie. Il tient le peuple éloigné du pouvoir politique et l'empêche par tous les moyens de se politiser, de se structurer, et d'agir.
Même si, du fait de l’opacité de la corruption, il n’est pas toujours possible de prouver le caractère systématique des liens de dépendance du pouvoir politique au pouvoir économique, les conséquences de cette dépendance peuvent, elles, être facilement listées.
Depuis des décennies, c'est la quasi-systématicité des lois en faveur du pouvoir économique, à de très rares exceptions près, qui est facilement démontrable : régressivité de plus en plus forte de l'impôt (aussi bien pour les particuliers que pour les entreprises)45. Démontrée notamment par les économistes Thomas Piketty, Camille Landais, et Emmanuel Saez dans leur livre « Pour une révolution fiscale » : au total, le taux d’imposition réel des classes populaires et des classes moyennes est plus important que celui des riches et des hauts revenus. 45, cadeaux fiscaux aux plus hauts patrimoines, sacralisation de la propriété privée sous toutes ses formes (favorisant bien plus les gros propriétaires, donc les plus riches) ; indulgence des lois sanctionnant les délits liés à l'argent (criminalité en col blanc) et laxisme de la justice face à ces délits, notamment sa lenteur (la justice étant en partie dépendante du pouvoir politique, mais aussi à cause du manque volontaire de moyens) ; lois protégeant le « secret des affaires », attaques contre le droit du travail, lois qui prohibent ou rendent difficiles les grèves des travailleurs et toutes formes d'actions collectives efficaces (y compris par l’intervention de la police pour déloger les grévistes) ; larges subventions (plus ou moins déguisées) aux grandes entreprises et aux multinationales, exemption d'impôts pour ces mêmes entreprises ; juteux marchés publics et favoritisme lors de leur attribution, « partenariats » public-privé très favorables aux entreprises et défavorables aux administrations ; lois économiques favorisant la libre concurrence jusqu'à la caricature, au détriment des services publics, et encourageant la mise en concurrence des salariés ; démantèlement des services publics, voire privatisations à bas coûts de ceux-ci, au plus grand bénéfice des repreneurs privés ; inaction face à des enjeux tels que la protection de l'environnement, les questions de santé, ou les droits humains, pour ne pas menacer le profit des entreprises privées avec des normes contraignantes…
En réalité, la soumission du pouvoir politique au capital est telle qu’il est pratiquement hors de question pour les élus de mener une autre politique que celle souhaitée par le capital, même lorsque celle-ci est très fortement impopulaire. Pour faire accepter cette politique, les élus usent donc de toutes sortes de mensonges, de démagogie et de manipulations. Ces choix politiques sont parfois si impopulaires que ceux qui les votent n’essayent même pas vraiment de défendre leur bien fondé, mais se contentent de prétendre que ce serait pire si ces politiques n’étaient pas menées, sont réduits à prétendre qu’il n’y aurait pas d’autre choix possible, ou encore à prétendre que des institutions supranationales leur forceraient la main.
D’autres stratégies sont parfois mises en œuvre pour détruire l’état social. Ainsi le pouvoir politique laisse filer la dette (celle de l’État tout comme celle des organismes de protection sociale) en réduisant les rentrées fiscales et en dilapidant l’argent public au bénéfice du capital (par des baisses d’impôts aux plus favorisés ou des subventions injustifiées aux grandes entreprises), pour ensuite se retrouver au pied du mur et forcé à « réformer » dans le sens souhaité par les détenteurs de capitaux : démantèlement des mécanismes de solidarité, et privatisation progressive de ceux-ci, de même que des services publics, sous prétexte de rentabilité.
L’une des injustices les plus importantes est la régressivité de l’impôt, c’est à dire le fait que les plus hauts revenus payent au total moins d’impôts que le reste de la population, en proportion de leurs revenus46. Cette régressivité a été démontrée notamment par les économistes Thomas Piketty, Camille Landais, et Emmanuel Saez dans leur livre « Pour une révolution fiscale ». 46.
Alors que les inégalités de richesse et de patrimoine sont de plus en plus importantes avec le temps, du fait des mécanismes d’accumulation du capital propres au capitalisme, et que la majorité de la population s’appauvrit dans des proportions inquiétantes, les impôts et prélèvements divers pèsent plus fortement sur les classes populaires et les classes moyennes que sur les classes les plus favorisées : l’écrasante majorité de la population, y compris les plus pauvres, subit un taux de prélèvements total très élevé, compris entre 40% et 50% de leurs revenus en moyenne, alors que ce taux de prélèvements diminue très fortement pour les hauts et très hauts revenus, pour descendre en dessous de 35% pour les ultra hauts revenus.
Cette régressivité s’explique d’une part par de nombreux prélèvements et taxes touchant toute la population, telles que la CSG et la TVA, et de l’autre par l’existence de nombreuses niches et moyens d’échapper à l’impôt pour les plus favorisés. Or, si les taxes sur la consommation, telles que la TVA, touchent bien toute la population, elles ne sont pas payées à proportion égale par toute la population, car les pauvres et les classes moyennes « consomment » une part plus importante de leur revenus que les riches, qui eux, peuvent se permettre d’investir leur argent dans des placements rentables. La TVA est d’ailleurs décriée comme étant l’impôt le plus injuste pour cette raison.
La CSG concerne elle aussi toute la population, y compris une partie des revenus du capital, mais n’est pas progressive : le taux appliqué pour les salaires et pour les revenus de la rente, quel que soit leur montant, est pratiquement identique47. 7.5% sur les revenus du travail, y compris très faibles, et seulement 8.2% sur les « revenus du patrimoine et de placement (rentes viagères, plus-values…) ». 47.
L’impôt sur le revenu, le principal impôt progressif du système fiscal français (c’est à dire, dont le taux augmente avec le revenu de la personne imposée), quant à lui, touche surtout les revenus du travail, et épargne largement les revenus du capital, c’est à dire les plus importants. Son taux et sa progressivité sont de plus largement insuffisants, mais l’utilisation du taux marginal permet de masquer ainsi ce fait, et de faire passer cet impôt pour plus progressif qu’il ne l’est réellement48. Ainsi, si la dernière tranche d’imposition commence à partir de 152 108 euros de revenus annuels, et impose au taux marginal de 45%, on oublie souvent que ce taux de 45% n’est pas appliqué à tout le revenu, mais seulement à la part qui dépasse le seuil cité. Les 152 108 premiers euros sont taxés à un taux effectif inférieur, à 32.1% au total dans cet exemple (selon les taux applicables en 2016). 48. De nombreuses niches fiscales et dispositifs permettent également aux hauts revenus et patrimoines d’échapper à l’impôt, de même que des stratégies d’optimisation qui ne sont accessibles qu’aux hauts revenus.
Enfin, les impôts les plus progressifs sont souvent attaqués par le pouvoir politique, qui fait des transferts de prélèvements des riches vers les pauvres, en réduisant la progressivité des impôts et l’effectivité des plus progressifs, et en augmentant les autres. L’impôt sur le revenu a ainsi vu son taux marginal supérieur passer de 60% (entre 1946 et 1982), à seulement 40% en 200749. Il était montée brièvement jusqu’à 65% en 1986, avant de décliner progressivement après 1987. 49, et conséquemment, les recettes de cet impôt n’ont cessé de diminuer sur la même période50. Passant de plus de 5% du PIB en 1980 à moins de 3% en 2010. 50.
L’impôt perd donc sa fonction redistributive, mais devient au contraire un moyen supplémentaire de renforcer encore les inégalités de revenus. L’injustice de la fiscalité est néanmoins peu visible, du fait de sa complexité, du labyrinthe de taxes, exemptions, et règles diverses, complexité soigneusement entretenue par les majorités politiques qui se succèdent au pouvoir, et qui réserve la pleine compréhension de l’impôt (et l’optimisation fiscale) aux professionnels.
Un autre aspect de ces politiques au seul bénéfice des détenteurs de capitaux est le remboursement par l’État lui-même d’une partie des coûts de leur influence politique. Un exemple est le subventionnement des médias privés et de la presse privée, fortement financés par l’argent public, qui bénéficie en priorité aux plus riches propriétaires. Ainsi les cinq quotidiens nationaux les plus lus, Le Figaro, Le Monde, Aujourd’hui en France, Libération et Les Échos, se partagent à eux-seuls plus de 57 millions d’euros de subventions annuelles, alors que leurs quatre propriétaires (Bernard Arnault, Serge Dassault, Patrick Drahi et Xavier Niel) font partie des premières fortunes françaises, pour une fortune totale cumulée de 76 milliards d’euros à eux quatre51. « On ne prête qu'aux (patrons de presse) riches », Le Canard Enchaîné, le 26/08/2015. 51. De la même manière, le financement privé des partis politiques est remboursé à 66% par l’État, ce qui bénéficie le plus à ceux qui payent l’impôt, et aucunement aux plus pauvres.
L’influence du pouvoir économique sur le politique lui coûte donc en réalité peu, puisqu’il fait en sorte que la plus grande partie de ce financement soit supportée par toute la population.
Les mesures favorables à la classe dominante ne se limitent pas aux cadeaux directs, mais comprennent aussi la protection de cette classe dans tous les rapports de force sociaux existants, et notamment de nombreuses attaques contre le droit du travail, et des lois organisées pour fournir au capital une main d’œuvre bon marché.
Le droit du travail est ce qui protège les employés de l’exploitation capitaliste. Dans des conditions normales de fonctionnement du capitalisme, le rapport entre employé et employeur est naturellement déséquilibré, en faveur de ce dernier, notamment du fait de son autorité sur l’employé (par nature), mais aussi du taux de chômage élevé. La peur du chômage donne à l’employeur un moyen de pression par la possibilité de mettre en concurrence les candidats entre eux, et de licencier et remplacer les employés trop revendicatifs. Dans cette relation asymétrique, très favorable au patronat, le droit du travail est une protection pour le salarié, afin de compenser la faiblesse de sa position et sa vulnérabilité. Ce droit du travail le protège contre les licenciements abusifs, lui garantit un salaire minimum afin de limiter les possibilités d’exploitation par l’employeur et l’ampleur de cette exploitation, limite les heures de travail, lui donne le droit à des repos, des pauses et des congés, oblige l’employeur à assurer sa sécurité et des conditions de travail ne mettant pas en danger sa santé, protège le droit des salariés de s’organiser collectivement en syndicats pour défendre leurs droits…
Le droit du travail est une conquête des luttes sociales, et il bénéficie à l’écrasante majorité de la population (les employeurs étant très minoritaires en nombre). Ce droit est nécessaire pour limiter l’arbitraire et l’injustice du système capitaliste pour la masse de la population. En attaquant progressivement le droit du travail et en le démantelant au nom de la compétitivité et de la flexibilité, le pouvoir politique s’attaque à la principale protection du peuple face à l’exploitation, en laissant la relation employeur-employé redevenir inégalitaire, comme elle l’est naturellement dans les conditions d’un capitalisme non régulé. Dans cette optique, le pouvoir politique reprend d’ailleurs les termes (compétitivité, flexibilité contre rigidité, etc.), comme les propositions du patronat.
Les attaques contre le droit du travail prennent plusieurs formes : il peut s’agir d’attaques frontales (destruction des garanties des employés, raccourcissement des délais pour les plans de licenciements, assouplissements des normes de sécurité, contrats moins protecteurs, augmentation du temps de travail, suppression de jours de repos ou de jours fériés…), mais aussi d’attaques indirectes, dont les effets négatifs sont moins évidents dans l’immédiat, mais bien réels. Des mesures comme la réduction des moyens de l’inspection du travail, ainsi que sa mise progressive sous tutelle politique permettent, sans modifications au droit du travail, de rendre son application plus difficile et moins effective dans la pratique. De la même manière, les assouplissements qui prétendent n’être que sur la base du volontariat, sont des trompe-l’œil, car ils ne se font pas dans un contexte d’égalité des contractants, mais dans celui du rapport de force inéquitable du travail. L’autorisation progressive du travail dominical par exemple, officiellement pour les seuls salariés qui le souhaitent, ne peut que devenir à terme inévitable dans les faits pour la plupart des salariés précaires, qui ne pourront pas se permettre de refuser lorsque leur employeur ou un recruteur le leur demandera, sous peine de perdre leur poste (ou de ne pas être embauché).
Certaines mesures sont des bombes à retardement, comme la remise en cause de la hiérarchie des normes du travail52. Normalement, en droit du travail, la hiérarchie des normes prévoit que les textes les plus spécifiques ne puissent être que plus favorables aux salariés (ou équivalents) que les textes moins spécifiques. Autrement dit, un contrat de travail (très spécifique) doit donc être plus favorable que (ou équivalent à) un accord d’entreprise (moins spécifique), qui lui même ne peut être que plus favorable qu’un accord de branche, lui-même ne pouvant qu’être plus favorable que la loi. 52, car le pouvoir de négociation des salariés est d’autant plus faible qu’ils sont isolés, et il est bien plus facile pour ceux-ci d’obtenir satisfaction à plus grande échelle (branche, voire loi), car l’ensemble des salariés est susceptible de se mobiliser. La remise en cause de la hiérarchie des normes permettra au patronat d’attaquer par la suite en priorité les secteurs où la capacité de mobilisation sociale est la plus faible, tout en réduisant la solidarité entre les salariés (l’intérêt à se battre pour obtenir des avancées au niveau de la loi est moindre si des accords de branche ou d’entreprise peuvent revenir dessus).
Parfois des décisions prises dans des domaines en apparence très éloignés affectent au final les salariés dans leur quotidien. C’est par exemple le cas de l’injonction faite aux médecins de prescrire moins d’arrêts de travail, sous prétextes d’économies pour la sécurité sociale : l’assurance maladie classe les médecins selon leur taux d’arrêts de travail prescrits par rapport au nombre de consultations faites, et ceux qui en prescrivent le plus sont pénalisés, selon une logique purement comptable53. Et qui ne tient aucun compte des spécificités : des médecins exerçant dans des quartiers populaires, habités principalement par des ouvriers ou employés, sont par exemple mis sur le même plan que d’autres exerçants dans des zones peuplées de de cadres ou de professions supérieures. Or la pénibilité des emplois n’est évidemment pas la même, ce qui justifie la différence du nombre d’arrêts de travail. 53, dont le seul but est la réduction globale du nombre d’arrêts maladie54. Au même titre que le délai de carence de trois jours avant d’être payé, dont le but affiché est de décourager les salariés d’avoir recours à des arrêts maladie. 54, et donc une fois encore, du coût du travail.
Cette course à la compétitivité, dont le but affiché est la lutte contre le chômage, est pourtant largement inefficace pour l’emploi, car elle ne peut se faire qu’au détriment des salariés des autres pays (les compétiteurs). Même lorsqu’un pays accepte de réduire son coût du travail (par divers moyens évoqués), cette réduction se fait par rapport au coût du travail des autres pays (notamment de ses voisins), et les éventuels emplois « gagnés » grâce à cette réduction le sont au détriment des salariés de ces autres pays. Les pays concurrents sont donc eux-mêmes encouragés à réduire leur coût du travail pour repasser en tête de la course, dans une compétition permanente où les employés de tous les pays sont perdants, et où les seuls bénéficiaires sont les actionnaires et le patronat, qui peuvent augmenter toujours plus leurs marges.
Au delà des attaques contre le code du travail, qui se contentent de faciliter la domination inhérente au capitalisme du patronat sur les employés, par le démantèlement de la seule entrave à cette domination, l’État a aussi une démarche active d’aide au patronat, notamment par la fourniture de main d’œuvre.
Certains types de subventions, tels que contrats aidés destinés à favoriser l’embauche d’un certain type de public (jeunes, précaires…), sont par exemple largement inefficaces dans la poursuite du but affiché, la lutte contre le chômage, car ils ne créent pas ou très peu d’emplois, mais ne font que déplacer des emplois existants d’un groupe de la population à un autre. Mais ces dispositifs créent surtout de nombreux effets d’aubaines pour les entreprises, qui profitent de l’existence de ce type de contrats pour faire payer par l’État une partie du salaire d’employés qu’elles auraient de toute façon embauchés.
Mais l’État va beaucoup plus loin, puisqu’il va jusqu’à permettre l’exploitation des prisonniers de droit commun au bénéfice des entreprises. Le choix de faire travailler les détenus en prison, au prétexte de favoriser la réinsertion, donne accès aux entreprises à une main d’œuvre bon marché et corvéable à merci (ce qui permet également à l’État de rembourser, voire de rentabiliser, le coût de l’enfermement). Aux États-Unis, le travail carcéral peut être obligatoire pour les détenus, de manière tout à fait officielle55. Le treizième amendement de la Constitution des États-Unis, qui abolit théoriquement l’esclavage, précise explicitement que celui-ci reste possible en punition de crimes pour lesquels une personne est dûment déclarée coupable. 55, et les détenus peuvent être affectés à la construction et à l’entretien des prisons, ou servir de main d’œuvre bon marché pour des entreprises, privées, comme publiques56. Les administrations pénitentiaires de l’Oregon et de Californie possèdent par exemple plusieurs PME, et celle du Colorado « rentabilise » également ses détenus de la même manière. 56. Le travail des détenus se fait dans des conditions sanitaires et de sécurité souvent déplorables ou dangereuses, sans contrôle ni intervention de l’inspection du travail57. Une étude sur l’industrie des prisons américaines cite le cas de prisonniers rémunérés 5 dollars de l’heure pour « le tri à main nues de résidus de métal dans les cendres d’un incinérateur de déchets », en sous-traitance, de même que d’autres services « à haut risque », tels que des désamiantages ou la réfection d’immeubles insalubres. 57.
De nombreuses entreprises, dont des multinationales, peuvent ainsi bénéficier d’une main d’œuvre extrêmement bon marché, via une forme de travail par intérim des prisonniers, qui ne s’encombre pas du droit du travail ou de quelconque contrainte. Aux États-Unis, la privatisation croissante de nombreuses prisons, dont la gestion est confiée à des entreprises privées sous contrat, a créé un secteur d’activité au chiffre d’affaires de plusieurs milliards de dollars, avec des contrats particulièrement avantageux pour les entreprises gestionnaires, au point que l’État s’y engage contractuellement à maintenir un taux d’occupation élevé, quelle que soit l’évolution du taux de criminalité, et que l’industrie des prisons fasse du lobbying pour obtenir des lois toujours plus répressives58. Par exemple en faveur de lois de répression de l’immigration, obligeant la police à enfermer toute personne ne pouvant pas prouver être entrée sur le territoire américain de manière légale, ou de lois contraignant les juges à prononcer des peines très importantes, y compris de perpétuité, en cas de deuxième récidive, y compris, en Californie, pour de simples délits. 58. Cette politique a contribué à faire des États-Unis le pays au taux d’incarcération le plus élevé au niveau mondial, y compris devant les régimes autoritaires, avec plus de deux millions de personnes incarcérées en 2011 (soit 0.743% de sa population).
En France, bien que le travail en prison ne soit plus obligatoire depuis 1987, il reste dans la pratique largement indispensable aux détenus, en particulier les plus pauvres, du fait du coût de la vie en prison et de l’insuffisance des rations et fournitures, les obligeant à acheter ce dont ils ont besoin, y compris des produits de première nécessité, à des prix exorbitants. Le travail des détenus n’est soumis à aucun contrat de travail, et ceux-ci ne bénéficient pas du salaire horaire minimum, mais sont souvent payés à la pièce, pour des salaires effectifs largement inférieurs au salaire minimum en vigueur59. Moins de trois euros de l’heure en moyenne. 59. Les congés payés et congés maladie n’existent pas, le droit de grève est interdit, de même que le droit de contester ou de se syndiquer, ce qui permet à l’État de fournir une main d’œuvre particulièrement bon marché et docile à de nombreuses entreprises60. Telles qu’EADS, Yves Rocher, Bic et L'Oréal. 60. En France en 2014, il y avait 68.420 personnes incarcérées, dont environ 20 000 travailleraient, et le chiffre d’affaires total du travail en prison serait estimé cent millions d’euros61. D’après la section Travail et Emploi de la Direction interrégionale des services pénitentiaires de Lille, en 2010. 61. À l’instar des États-Unis, il est probable que de tels intérêts aient influé sur les politiques de plus en plus répressives et la logique des incarcérations de masse.
La disponibilité de cette main d’œuvre permet au patronat une autre forme de dumping social, afin de tirer les conditions de travail et les salaires de toute la population plus encore vers le bas.
Le fait que les nouvelles majorités arrivées au pouvoir ne reviennent quasiment jamais sur les lois votées par la majorité précédente (malgré qu'elles les critiquaient souvent lorsqu'elles étaient dans l'opposition) est un bon indicateur que ces lois vont dans le sens que souhaite la classe dominante. C'est une preuve supplémentaire que l'idéologie défendue pour parvenir au pouvoir par les urnes n'est pas une réelle conviction sincère mais seulement un emballage marketting : dans l'opposition, tout est bon pour arriver au pouvoir, y compris de feindre de s'attaquer au pouvoir de l'argent (contre le « mur de l'argent » en 1981 ou contre la « finance » en 2012), mais il n’en est plus question une fois au pouvoir.
En ce sens, le fait que, depuis des décennies, aucune majorité politique de quelque parti que ce soit n'ait réussi à résoudre le problème du chômage révèle le fait qu'en réalité, ce n'est très probablement pas leur intention. Le chômage est systématiquement présenté comme une forme de fatalité contre lequel les politiques seraient impuissants, dont les causes seraient très complexes et au delà de leur atteinte. Le chômage est pourtant le résultat direct des politiques économiques menées : quelle que soit l’analyse que l’on fait de ces causes, leur résolution est donc à la portée des politiques.
Il n'est pas un problème si difficile qu'il n'aurait pas de solution, ou que sa solution serait hors d'atteinte du pouvoir politique. Et le fait que tous les gouvernements, quelles que soient leur couleur politique ou les personnes qui arrivent au pouvoir, échouent systématiquement à réduire le chômage, confirme que ce n'est pas dû à un manque de compétence : sur le nombre de personnes qui se succèdent et se sont succédées au pouvoir dans les différents pays au taux de chômage élevé, il y a forcément des gens compétents qui sont passés au pouvoir un jour, et ce d’autant plus que dans l’opposition, ces mêmes personnes proposent parfois des réponses raisonnables (telle que la réduction du temps de travail).
L’explication du chômage donnée par les politiques au pouvoir (qui est la même que celle du patronat), est celle du coût du travail, supposément trop élevé, et du prétendu manque de souplesse et de flexibilité des contrats de travail. Pourtant les lois de démantèlement du code du travail et les assouplissements divers se succèdent, de même que les aides à l’embauche, et toutes sortes de mesure de réduction du coût du travail, et ce sans résultat positif sur le taux de chômage, au contraire.
Ces mesures surprennent d’ailleurs par leur contenu, puisqu’il s’agit bien souvent, d’une manière ou d’une autre, d’augmenter le temps travaillé de ceux qui travaillent déjà (par exemple en réduisant le coût de recours aux heures supplémentaires pour les entreprises), ou d’augmenter le nombre de personnes présentes sur le marché du travail (en repoussant directement ou indirectement l’âge de départ à la retraite). Or la progression du chômage peut notamment être expliquée par l’automatisation croissante des moyens de production, l’augmentation des rendements qui y est liée, et le remplacement progressif de la main d’œuvre humaine par des machines qui produisent bien plus vite et efficacement : au total, moins d’heures de travail sont donc nécessaires pour produire la même quantité de biens et de services.
Pour produire l’ensemble des biens et services que toute la population consomme, il faut donc de moins en moins d’heures de travail au total, à mesure que cette automatisation progresse. Même si la consommation moyenne de chaque individu progresse avec l’évolution technologique et l’évolution de la société, cette augmentation ne compense pas l’augmentation de la productivité. Autrement dit, de moins en moins d’heures de travail sont donc disponibles par individu à mesure que le temps passe.
Cette diminution inévitable du temps de travail disponible, qui devrait idéalement bénéficier à toute la population (par une réduction du temps de travail de chacun, et une augmentation des salaires en conséquence), s’accompagne au contraire d’une volonté politique d’augmenter ce temps de travail, ce qui génère inévitablement plus de chômage. Au lieu de répartir le plus justement possible la réduction du temps de travail parmi la population, on la fait au contraire subir arbitrairement et aléatoirement à certaines personnes intégralement (via le chômage), alors que ceux qui ont la chance de travailler doivent travailler toujours plus (souvent pour les mêmes salaires), et dans des conditions de plus en plus difficiles.
Le chômage est un choix politique conscient, dont le seul bénéficiaire est le patronat, car le taux de chômage détermine le rapport de force entre employeur et employé dans la négociation sociale : plus celui-ci est élevé, plus le patronat pourra tirer vers le bas les salaires et les conditions de travail. La stigmatisation des chômeurs et les mesures visant à les inciter à accepter n’importe quel emploi, de même que les attaques contre la protection sociale et l’assurance chômage servent le même but. L’absence de sécurité financière pour les chômeurs, et la peur panique du chômage entretenue dans la population, encourage ceux-ci à accepter plus facilement des salaires plus faibles et des conditions de travail plus difficiles, tout en les culpabilisant et en les rendant responsables de leur propre situation, ce qui permet de détourner l’attention de la responsabilité réelle, c’est à dire celle des politiques économiques menées.
Tous les éléments du système politique, depuis les lois jusqu'aux institutions qui les appliquent (police, justice, administration…) sont organisés de manière contraires à l'intérêt réel du peuple, mais pour protéger la classe dominante.
D’une part, les lois sanctionnent plus sévèrement la petite délinquance que la criminalité financière et la corruption. D’une manière générale, les amendes prévues dans la loi (quel que soit le crime ou délit visé) sont souvent dérisoires pour les riches, et très importantes pour le reste de la population, de même que par exemple le principe des « jours-amende », qui permettent explicitement aux classes favorisées d’échapper à la prison. Le coût de faire appel à un (ou plusieurs) avocat(s), de même que le coût d’un procès sont également des freins à une justice équitable : aller en justice coûte cher, et ceux qui ont des moyens peuvent se permettre de le faire même s’ils savent qu’ils ont tort, pour intimider ou « tuer par la procédure » (par exemple, contre de petites entreprises, ou pour faire taire des journaux indépendants). Tout le monde n’est pas à égalité devant la justice, car la qualité d’un avocat dépend également de son prix.
Si des mécanismes tels que l’aide juridictionnelle existent, ceux-ci sont largement insuffisants et inéquitables dans la pratique, ne permettant pas une défense des plus modestes dans des conditions correctes.
Les institutions sont organisées pour servir le pouvoir en place, de manière non démocratique, et sans compte à rendre au peuple. L’apparente indépendance de l’institution judiciaire n’est qu’une façade, et cette institution est largement soumise au pouvoir politique, par différents moyens, alors que le peuple ne dispose lui d’aucun moyen de contrôler ceux qui rendent la justice en son nom. Aucun mécanisme ne permet d’assurer une application neutre et sans arbitraire de la justice : les magistrats peuvent avoir des opinions politiques qui influent sur leur jugement, tels que des juges racistes condamnant plus sévèrement des prévenus de couleur, ou au contraire faisant montre d’indulgence face à des actes racistes avérés), ou un magistrat misogyne demandant si une victime de viol était ou non « une fille facile ». La justice est souvent plus sévère envers les personnes précaires, et la couleur de peau et la nationalité influent également sur la sévérité des peines62. Même si d’autres explications à ces différences de traitement que le seul racisme des magistrats existent, le résultat est une justice rendue différemment selon la couleur de peau, l’origine, la nationalité, le niveau de richesse, etc. 62.
De plus, les magistrats, tout comme les responsables politiques et médiatiques (ou de tout type de hiérarchie), sont corruptibles, et peuvent être soumis à de nombreuses pressions politiques ou à des conflits d’intérêts, et avoir intérêt à rendre des jugements dans un sens ou un autre. L’institution judiciaire est souvent utilisée pour dissuader la critique du pouvoir, par des procédures judiciaires contre ceux qui s’opposent à certains politiques : crier « Sarkozy, je te vois ! » en pleine gare, ou ironiser sur des propos racistes d’un ministre peut être passible de poursuites. À l’inverse, des puissants peuvent être acquittés de faits graves dans des circonstances qui posent question sur l’impartialité de ceux qui rendent le jugement : ainsi, un millionnaire accusé de viol était acquitté après avoir prétendu avoir pénétré sa victime « par accident » après avoir trébuché et être tombé sur elle, après une délibération du jury qui avait duré une demi-heure à peine, alors que l’homme avait modifié par deux fois sa version des faits.
§ d’une manière générale, le viol, qui devrait être considéré comme un crime, est très souvent requalifié en simple délit, probablement pour des raisons de coût et de « désengorgement » des tribunaux, mais avec des conséquences graves pour les victimes, et participant de fait à l’impunité des agresseurs.
§ À propos de la non-pénalisation des délits de « cols blancs » par rapport au reste (À lire) https://www.laurent-mucchielli.org/public/Ladelinquanceeconomiqueetfinanciere.pdf
§ Les peines de prison ferme pour les fraudeurs du métro… http://www.lyoncapitale.fr/Journal/Lyon/Actualite/Actualites/Transports/Transports-l-aide-a-la-fraude-bientot-passible-de-prison-ferme http://www.rtl.fr/actu/societe-faits-divers/le-de-france-la-ratp-lance-la-guerre-a-la-fraude-7784927681 (cf en plus la campagne gerbante / caricaturale de la RATP, avec des images qui laissent penser qu’on s’en prend aux riches fraudeurs, alors que ceux qui payent pas leur ticket sont généralement des pauvres… https://twitter.com/GroupeRATP/status/778131077315592193)
Même lorsque certaines mesures sont prises pour limiter le pouvoir des juges, comme le jugement par des jurés tirés au sort, ces mesures sont souvent insuffisantes. Par exemple en France, seuls les jugements devant une cour d’assises (donc uniquement pour les crimes) sont concernés par l’intervention du jury populaire : les délits (dont la corruption) ne sont donc pas concernés. De plus les conditions de cette intervention de jurés populaires sont largement insatisfaisantes : en cour d’assises, les jurés tirés au sort sont peu nombreux, et accompagnés de trois magistrats professionnels63. Depuis la loi du 10 août 2011, la cour d’assises est composée de trois magistrats pour seulement six jurés tirés au sort en première instance, et de trois magistrats pour neuf jurés en appel. Le nombre de voix minimum nécessaire pour prendre une décision défavorable à l’accusé concernant sa culpabilité étant de six en première instance, et de huit en appel. 63. Le nombre important de magistrats professionnels dans cette cour par rapport aux jurés non-professionnels, ainsi que le secret des délibérations, donne à ces magistrats (et en particulier au président, seul à avoir lu le dossier écrit) une influence considérable sur les débats, du fait de leur autorité et de leur meilleure connaissance du droit et de la procédure. Le président de la cour d’assises est en position d’influer sur les débats de multiples façons, et doit être de bonne volonté pour ne pas en abuser, ce qui n’est pas toujours le cas.
L’arbitraire de la justice est également particulièrement visible dans nombre de décisions concernant des luttes sociales, où l’institution judiciaire sert à sanctionner et à dissuader ceux qui revendiquent, et épargne largement les entreprises responsables d’abus. Par exemple, des salariés d’Air France ayant commis des « violences » contre deux cadres et des vigiles de la compagnie lors d’un comité central d’entreprise houleux avaient été arrêtés par la police à leur domicile à six heures du matin, et leurs appartements perquisitionnés devant leur famille, avant d’être placés en garde à vue. Un traitement de choc qui reflète la virulence des propos de la classe politique contre ces mêmes salariés64. Les termes de « voyous » ou de « chienlit » ont notamment été employés. 64, largement disproportionné par rapport aux nécessités de l’enquête et des poursuites liées à ces violences : une simple convocation au tribunal aurait été suffisante (mais moins intimidante).
Un autre exemple est celui d’une inspectrice du travail en procès face à la société Tefal, attaquée pour « recel de documents volés » pour avoir dévoilé des documents compromettants internes à l’entreprise, montrant des manœuvres illégales de cette entreprise pour, entre autres, déstabiliser l’inspectrice dans son travail (telles que des pressions sur sa hiérarchie). Procès où le procureur (représentant du ministère public, donc de l’État) prend le parti de l’entreprise, avec des arguments juridiquement surprenants65. « Qu’une grande entreprise vienne dire au directeur du travail qu’une inspectrice du travail lui casse les pieds, je ne suis pas juridiquement d’accord. Mais en même temps c’est la vie réelle, on vit dans un monde d’influence et de communication, ce n’est pas le monde des Bisounours. », ou encore « On n’en est qu’au stade des poursuites, mais ce peut être un rappel à l’ordre pour un corps (l’inspection du travail) qui se doit d’être éthiquement au-dessus de la moyenne, une occasion de faire le ménage. » 65, de même que la présidente du tribunal, quoique de manière plus subtile.
Ces exemples sont d’autant plus parlants lorsqu’on les compare à l’indulgence de l’institution judiciaire face aux entreprises en général. Dans la même affaire Tefal, la sévérité de la justice face à l’inspectrice du travail et au lanceur d’alerte qui lui a fourni les documents contraste fortement avec l’inaction des autorités face aux manquements constatés de cette même entreprise, et notamment le classement sans suite d’un PV de l’inspectrice. Un autre cas illustrant la clémence de l’institution judiciaire est celui de la société Bouygues, poursuivie pour travail dissimulé pour l’emploi de 460 ouvriers entre 2008 et 2012, condamnée à une amende dérisoire de seulement 25 000 euros au total. Une amende dont le montant est si faible en regard des sommes en jeu (plusieurs millions d’euros de cotisations sociales et d’impôts impayés), qu’elle ne peut être considérée comme dissuasive, et ce d’autant plus qu’un montant supérieur à 30 000 euros aurait entraîné une interdiction d’accès aux marchés publics. Une « sanction » si bienveillante est en réalité un encouragement à frauder pour les entreprises, puisque dans le pire des cas (si la fraude est découverte), le surcoût est négligeable par rapport au gain potentiel si la fraude passe inaperçue.
L’institution judiciaire, tout comme les autres organes de l’État, est donc organisée de manière à favoriser le pouvoir économique, ou du moins, n’est pas organisée de manière à éviter que le pouvoir économique puisse la corrompre. Plus encore que les politiques, ni les magistrats ni leurs décisions ne sont jamais soumis à la sanction du peuple, mais ne dépendent que de nominations (souvent par le pouvoir politique), donc de cooptation. Enfin, les quelques mécanismes visant à renforcer la représentation populaire dans le système judiciaire, tels que le jugement par des jurys tirés au sort, sont souvent limités dans leur usage (en France au seul jugement des crimes), notamment pour des raisons d’économies, mais aussi et surtout afin d’éviter que des affaires sensibles pour la classe dominante (corruption, scandales financiers) n’échappent à son contrôle.
Ces nombreux exemples, loin d’être exhaustifs, montrent à quel point les institutions sont organisées dans l’intérêt de la classe dominante dans son ensemble, et plus spécifiquement du pouvoir économique, qui dispose d’un contrôle important sur les élus.
Ce contrôle s’explique notamment car les politiques, au plus haut niveau, sont remplaçables (et sont d’ailleurs remplacés lorsqu’ils ont fait leur temps) par d’autres qui appliqueront la même politique économique, alors que la bourgeoisie, elle, reste. Le nombre de prétendants pour les postes de pouvoir, en particulier au plus haut niveau, donne une idée de la concurrence que les politiques se livrent, contrairement à l’élite économique, qui évolue peu sur le long terme, voire renforce son influence avec le temps qui passe.
Les politiques sont donc éphémères et remplaçables, et sont inévitablement impopulaires une fois au pouvoir, du fait qu’ils mènent systématiquement une politique dans leur intérêt et dans celui de la classe dominante, ce qui les place en situation de besoin et en position de faiblesse par rapport au pouvoir économique : les élus, en particulier au sommet de la hiérarchie, ont invariablement besoin du soutien du pouvoir économique, de ses médias, et de ses réseaux d’influence, sans quoi leur carrière ne pourrait durer.
Cette dépendance et cette faiblesse permettent à l’élite économique de mettre en concurrence les politiques, pour obtenir toujours plus d’eux : la bourgeoisie, avec ses moyens importants qui peuvent faire pencher une élection d’un côté ou de l’autre, ne soutiendra jamais que le camp politique qui lui offre le plus, ou qui peut le mieux garantir sa domination sur le long terme. Or pour elle, la mise en concurrence des politiques grâce à la cooptation et aux médias est plus intéressante encore que la corruption directe (même si l’une n’empêche pas l’autre), car elle est plus rentable : lorsque l’on corrompt, il faut payer pour chaque service que l’on veut obtenir, alors que la mise en concurrence coûte bien moins cher, et pousse les élus dans une surenchère pour savoir qui servira au mieux les intérêts des détenteurs de capitaux, au plus grand bénéfice de ceux-ci.
En France, un exemple qui illustre parfaitement ce phénomène est l’attitude du gouvernement et de la majorité socialistes à l’égard du patronat à partir de leur arrivée au pouvoir en 2012 : de nombreux ministres et parlementaires de ce parti semblant faire preuve d’un zèle tout particulier pour satisfaire aux exigences du patronat. Cette majorité n’a eu de cesse de reprendre les propositions du patronat, et de légiférer selon sa volonté, plus qu’aucune autre avant elle (ou du moins, plus ostensiblement), mais également d’étaler son « amour » du monde de l’entreprise, et de tenir un discours à l’avenant66. Jean-Marc Ayrault et Manuel Valls ayant également été les seuls Premiers ministres en exercice à se rendre à une université d’été du mouvement patronal depuis sa création en 1998. 66, et ce malgré des critiques d’une virulence constante et renouvelée, et des injonctions provocatrices de la part du président du MEDEF, Pierre Gattaz, et des exigences toujours plus fortes67. « Les patrons ne peuvent se contenter de beaux discours ! » (octobre 2013), Gattaz n’exclut pas un boycott de la conférence sociale (juin 2014), « Les patrons ont l'impression que le gouvernement leur tire dans le dos » (octobre 2014), Pour Pierre Gattaz, « les leçons de morale » du gouvernement, ça suffit (septembre 2015), Droit du travail : Pierre Gattaz contre la « semi-mesure » (septembre 2015), etc. 67.
Le gouvernement agissait comme s’il souhaitait mettre en permanence en scène sa propre soumission au pouvoir économique.
Cette attitude politique surprenante, dévastatrice électoralement pour un parti politique étiqueté à gauche, trahit le fait que ses responsables craignent bien plus le pouvoir économique que le peuple, et montre à quel point ils pensent avoir besoin du soutien du patronat pour remporter les échéances électorales les concernant. Or le pouvoir économique a naturellement tendance à préférer la droite, qui sert plus ses intérêts. Le PS est donc amené à faire une surenchère patronale, et à faire au moins autant pour le patronat, voire plus encore que ce que la droite aurait fait (ce que cette majorité peut se permettre, puisque, étant étiqueté « de gauche », elle est parvenue à diviser la contestation et les syndicats, et à anesthésier les mouvements sociaux). Le message envoyé au patronat est clair : il s’agit de lui faire comprendre que, malgré qu’elle soit étiquetée de gauche, cette majorité politique peut servir encore plus ses intérêts que ne le ferait la droite. Cela conduit la droite officielle à une surenchère de promesses dans le même sens, au plus grand bénéfice du patronat, qui se permet d’exiger toujours plus.
La principale force du système électoral pour se préserver est l’illusion qu’il serait une démocratie.
Cette illusion est entretenue par les libertés dont les citoyens disposent, du moins en apparence, y compris les libertés politiques apparentes. La liberté d'expression garantit, théoriquement, à chacun le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions, et toute personne non satisfaite par les décisions qui sont prises peut créer son propre parti politique et se présenter aux élections avec le programme politique de son choix. Il est aussi possible à des citoyens de se regrouper en associations, pour tenter de peser sur les choix politiques faits, par exemple en interpellant les parlementaires sur la défense des libertés publiques.
Enfin le suffrage universel parfait l'illusion : en donnant à chaque citoyen la possibilité de faire un choix à intervalle régulier (même si ce choix n’a aucun effet), il préserve le mirage que le peuple disposerait du pouvoir politique. Les résultats des scrutins électoraux sont décomptés de manière à augmenter artificiellement les scores des élus pour renforcer leur légitimité, en ignorant les votes blancs et nuls, et l’abstention68. En 2012, François Hollande a été élu par 39.13% des inscrits, et avant lui, Nicolas Sarkozy le fut avec 42.69% en 2007. 68. La concurrence pour le pouvoir entre les politiques est d’ailleurs bien réelle, ce qui peut donner l’impression de véritables différences et d’un véritable choix, même si aucun d’eux ne remettra en cause les intérêts de la classe dominante.
Cette fiction de démocratie est aussi renforcée par le fait que la « démocratie représentative » via l’élection fonctionne relativement bien à petite échelle (par exemple pour élire des représentants du personnel dans une entreprise, ou des élus locaux). Mais c’est un cas particulier qui n’est pas dû au principe de l’élection, et n’est pas généralisable à grande échelle, mais est dû principalement à deux facteurs : d'abord au fait que les mandats à petite échelle (mandats locaux, mandats syndicaux…) ne sont généralement pas des tremplins vers le pouvoir, sont peu rémunérés, et présentent peu d’avantages pratiques. Ces mandats attirent donc un peu moins les opportunistes, et éloignent assez peu l'élu de ce qu'il était avant : ses intérêts restent proches de ceux de ses électeurs.
D'autre part, et surtout, la proximité physique de l’élu avec ses électeurs, et le fait que ceux-ci vont continuer de se fréquenter en permanence même pendant le mandat, donne à ces électeurs une possibilité de sanction immédiate sur leur élu, bien que cette sanction ne soit pas considérée comme telle ni prévue par les institutions, et soit implicite : la possibilité de pouvoir exprimer leur colère face à l’élu de près, et possiblement avec violence. Ce risque est très dissuasif, en particulier pour des représentants habitant et vivant quotidiennement au contact de leurs électeurs, mais cela ne peut évidemment fonctionner qu’à petite échelle.
À cela s'ajoutent le fait que les élus soient parfois obligés de faire des compromis pour préserver l’apparence de démocratie. Le premier et le plus important de ces compromis est l’État de droit : face aux peuples, les gouvernements et les majorités politiques sont obligés de s'imposer à eux-mêmes des lois et des règles, pour donner le change, et légitimer leur pouvoir. La solennité du cérémonial associé au vote de ces lois est primordial afin de préserver l’illusion du vote, de même que les débats qui précèdent le vote de chaque loi et de chaque amendement : le spectacle des débats avec l’opposition parlementaire légitime ce vote, même si cette opposition n’a aucun pouvoir réel (le parti qui dispose de la majorité absolue des sièges a tout le pouvoir), et quand bien même cette apparente opposition a en réalité les mêmes intentions que la majorité au pouvoir.
Ce simulacre de démocratie à petite échelle est crédibilisé par l’ajout de quelques lois imposant un peu de transparence et quelques institutions consultatives en partie indépendantes, et pouvant émettre des critiques, mais sans pouvoir de décision, créées souvent à la suite d’un scandale pour donner le change. L’inutilité pratique de ces lois de transparence et des contre-pouvoirs existants n’a que peu d’importance, car c’est leur existence même qui est importante pour donner l’illusion, bien plus que leur efficacité : la transparence n’est pas inexistante, elle apparaît simplement insuffisante, tout comme les contre-pouvoirs. De même, quelques victoires politiques mineures, obtenues de temps à autre, entretiennent l'illusion de pouvoir obtenir de véritables victoires par la voie électorale (même si ces victoires sont liées à des circonstances extérieures plutôt qu’au caractère démocratique des institutions).
Ces libertés paraissent d'autant plus importantes qu’on les compare souvent à la situation dans les dictatures ouvertes, où l'arbitraire règne et où l'expression des opinions politiques contraires est réprimée avec violence. Au regard des atrocités commises dans certains pays, on ne peut pas qualifier nos régimes politiques basés sur l'élection de dictatures. Pour autant, il ne s'agit pas non plus de démocraties au sens strict, car le peuple est tenu éloigné du pouvoir politique, et ceux qui prennent les décisions pour lui n'ont, structurellement, pas les mêmes intérêts que lui. En réalité, le terme le plus adapté à la définition de nos systèmes électoraux est bien l'oligarchie : le gouvernement de quelques-uns.
Comme argument ultime pour délégitimer les critiques qui sont faites aux systèmes électoraux, on invoque ceux qui souffrent dans les dictatures, ceux qui se battent ou se sont battus, voire sont morts pour la liberté, tels que les Résistants face au fascisme et au nazisme. Critiquer le système électoral ou s'abstenir de voter serait donc mépriser leurs combats et leurs sacrifices… Mais il s'agit là d'une interprétation du sens de leur combat, selon laquelle ceux qui sont morts se seraient battus pour défendre spécifiquement le droit d'élire des représentants, quand beaucoup se sont battus pour l’idée même de démocratie (peu leur important sa forme), ou pour la liberté en général. De plus, le fait que des gens soient morts pour une cause ne signifie pas nécessairement que cette cause soit juste. L’histoire de l’humanité et de ses innombrables guerres le confirme : si les gouvernants de tous les camps en présence ont toujours prétendu défendre des causes justes pour galvaniser leurs troupes et les envoyer au sacrifice, les raisons véritables de ces guerres ont rarement été autre chose que la défense des intérêts économiques de ceux qui les avaient décidées.
La croyance que nous serions déjà en démocratie est entretenue artificiellement par une propagande omniprésente, où les termes d'élection et de démocratie sont systématiquement présentés comme équivalents ou synonymes. On imprime cette idée dès le plus jeune âge, avec les cours d'« éducation civique » à l'école, et les adultes, très souvent de bonne foi et convaincus eux-mêmes de former de futurs citoyens, font leur possible pour montrer ce qu'ils croient être le bon exemple en emmenant leurs enfants les accompagner lors du vote. Les abstentionnistes ou ceux qui expriment leur colère dans les urnes, par le vote blanc ou le vote extrême, sont culpabilisés, rendus responsables de leur propre impuissance politique, et décrédibilisés.
Cette croyance est d'autant plus renforcée qu'aucun des membres de la classe politique, élus ou candidats, ni aucun des membres de l’élite médiatique en général, ne critique jamais le principe de l'élection en lui-même, voire tente d'en rejeter les défauts sur l'idée de démocratie69. C’est par exemple le cas d’une célèbre citation de Woody Allen : « La dictature c'est: ferme ta gueule, la démocratie c'est: cause toujours », et Winston Churchill définissait quant à lui la démocratie comme « le pire système de gouvernement, à l'exception de tous les autres qui ont pu être expérimentés dans l'histoire » : l'idée de démocratie est donc associée à un choix par défaut, fait seulement car tous les autres régimes politiques seraient pires, et qui devrait donc être accepté bien qu'insatisfaisant, car sa nature même serait d'être insatisfaisant. 69. Les seules critiques qui sont faites sont ciblées sur des personnes ou sur des partis, sur les adversaires politiques de chacun: chaque candidat à une alternance attaque le bilan de l'équipe en place, dénonce ses manquements, et promet que lui n'abusera pas du pouvoir lorsqu'il y parviendra, mais personne ne remet en cause le principe même de la délégation de pouvoir à des élus, car chacun espère qu'il en bénéficiera un jour ou l'autre, directement ou indirectement.
Cette illusion de démocratie empêche de poser la question des injustices. L'élection ne fait que légitimer en apparence les hiérarchies politiques, légitimer l’existence de décideurs et de sujets. A l’instar des monarques du passé qui légitimaient leur pouvoir en le prétendant de droit divin, car rien n’apparaissait plus légitime dans une société très croyante que la volonté de dieu, les monarques modernes légitiment le leur par le simulacre de démocratie, puisque rien n’est plus légitime aujourd'hui que la volonté du peuple. Le seul objet des systèmes électoraux est de faire accepter aux peuples des lois et des décisions qui ne sont aucunement justes, car contraires aux véritables intérêts du peuple.
Cette croyance que l'élection serait la démocratie empêche le peuple de regarder les systèmes politiques actuels avec lucidité, d'analyser objectivement leurs lacunes, et de chercher à les transformer pour créer une véritable démocratie. Au contraire, en associant élections et démocratie, cette croyance entretient l'idée que le problème serait lié à cette dernière, et fait rejeter la faute de notre impuissance politique collective sur l'idée même de démocratie, et par extension, sur le peuple lui-même. Tant que le peuple croit qu'il est en démocratie, et croit détenir le pouvoir politique, alors il peut se croire, implicitement, responsable de ses malheurs, car il voterait mal. C’est d’ailleurs une critique classique faite au peuple, que de lui renvoyer systématiquement la responsabilité des mauvais comportements de ses dirigeants, sur lesquels il n’a pourtant, comme on l’a vu, aucun réel contrôle.
Cette illusion de démocratie (tout comme l’illusion que le capitalisme et la liberté seraient liés), est indispensable pour préserver ces systèmes et détourner de leur critique.
§ Du coup tout est fait pour exonérer les élites (et le système politique élitiste), et rendre le peuple responsable des problèmes. Ex quand on lui reproche d’élire / de réélire des corrompus, ou par ex ici : « Non, ce n’est pas la faute des élites si Donald Trump a gagné » http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/11/14/eloge-des-elites50305783232.html
Privé du pouvoir politique, et de tout moyen de contrôle sur la politique, le peuple est largement réduit à l’impuissance. Face à l’impuissance politique et à l’impossibilité d’agir par ce levier, des actions individuelles ou collectives sont souvent prônées et mises en œuvre. Malheureusement, si certaines de ces actions peuvent être nécessaires dans l’immédiat et permettre de gagner du temps, elles ne peuvent résoudre les problèmes sur le long terme, car ne s’attaquant pas à leur cause, et servent au contraire bien souvent de leurre pour détourner du véritable combat.
Les problèmes du système électoral sont rarement analysés sous l’angle des mécanismes qui les génèrent, mais bien plus souvent interprétés comme une somme de problèmes individuels.
Cette individualisation des problèmes vise à faire porter leur responsabilité sur une partie des acteurs : il s’agirait soit d’un problème de personnes (les politiques au pouvoir seraient malhonnêtes), ou de partis, qui n’engagent pas l’ensemble du système, ou encore le résultat de complots (interprétation complotiste).
L’avantage de ces deux interprétations, c’est qu’elles n’engagent pas le système dans son ensemble, et donc ne le remettent pas en cause, mais font porter la responsabilité des failles et des défaillances de ce même système sur un petit nombre de personnes ou d’entités.
Cette explication permet de protéger le système électoral dans son ensemble, en évitant la critique de ses mécanismes globaux, par la mise en lumière de mauvais éléments, qui seraient responsables des problèmes (politiques malhonnêtes, comploteurs). Cette même stratégie est utilisée pour protéger d’autres systèmes : l’interprétation du bon et du mauvais capitalisme, avec les entreprises dites « vertueuses » et supposément productrices de richesses opposées à la finance « prédatrice », vise à éviter la critique du capitalisme dans sa globalité et dans sa nature même, et à le protéger. De la même manière, le caractère systémique d’oppressions comme le patriarcat ou le racisme est nié, en accusant une minorité d’être responsables de ses effets (les misogynes, les racistes…), détournant l’attention de la nécessaire critique globale des structures de la société qui encouragent ces comportements à tous les niveaux.
Ces interprétations sont celles de ceux qui souhaitent protéger le système en question, car ils en bénéficient, ou comptent en bénéficier tôt ou tard70. Il faut noter que les nombreuses dénonciations du « système » par l’extrême-droite sont démagogiques et hypocrites : prétendant dénoncer un « système », mais sans le définir, l’extrême-droite reprend en réalité la thèse de la malhonnêteté des politiques au pouvoir, en prétendant que ce « système » s’incarnerait dans les personnes ou les partis dénoncés. Ainsi les termes de « système UMPS » utilisés par le Front National (contraction de UMP et de PS) sous-entendent que le problème est lié à ces deux partis, quand le bipartisme dont ces partis bénéficient est avant tout le résultat du mode de scrutin et des mécanismes institutionnels globaux, qui ne sont, eux, pas remis en cause, car le FN compte bien en bénéficier à son tour s’il parvient au pouvoir. Il ne s’agit donc pas d’une véritable critique systémique, mais au contraire d’une personnification des enjeux… 70.
Cette individualisation des problèmes, de même que les interprétations complotistes et la volonté de personnifier la domination, sont encouragées par l’opacité des institutions, du lobbying, et de la corruption, mais aussi par la personnification de la politique déjà abordée et l’absence de toute critique systémique dans les médias ou dans le discours politique.
Ce qui ne signifie pas que les complots ou les manipulations à grande échelle ne pourraient pas exister. Mais il est nécessaire de savoir faire la part des choses, et de ne pas avoir recours à ce type d’explication si elle n’est pas nécessaire. En l’occurrence, si presque tous les politiques se comportent de la même manière, ce n'est pas tant parce qu'ils seraient plus malhonnêtes que la moyenne, comme le prétend l'extrême-droite sans chercher à en expliquer les raisons71. Ils peuvent l’être, mais cela n’a pas un impact significatif sur leur comportement, et s’explique déjà par des mécanismes globaux (la sélection en amont et la cooptation). 71, et ce n'est pas non plus le résultat d'un complot : c'est le résultat de mécanismes globaux, et notamment des mécanismes de l'élection et de la délégation du pouvoir, qui crée comme on l’a vu une dépendance du pouvoir politique au pouvoir économique, sans donner de moyen de contrôle au peuple.
Ces mécanismes globaux ont une influence bien plus grande que le comportement de chacun des acteurs du système pris individuellement, car ils encouragent l’ensemble des acteurs de ce système à se comporter de la même manière. Chacun de ces acteurs agit (en moyenne) selon ce qu’il considère être son intérêt à un moment donné. Si les règles de fonctionnement permettent aux élus de servir leur intérêt plutôt que l’intérêt général, sans risquer de conséquence négative pour eux, alors une part importante de ces élus le fera. Si les élus ont intérêt à la corruption, alors la majorité d’entre eux sera en effet corrompue. Si le pouvoir est délégué, alors la masse de la population se désintéressera de la politique, et s’exposera progressivement à la démagogie. L’influence des institutions et des règles du jeu démocratique se fait donc sur tous ceux qui participent, à leur niveau.
Cette influence de l’environnement et des circonstances sur le comportement humain est souvent niée ou minimisée, notamment car elle s’oppose à l’idée d’un libre arbitre absolu, à laquelle nous sommes attachés. Nous voulons croire à l’idée que la population serait divisée entre les bonnes et les mauvaises personnes, car cette idée nous permet de nous rassurer sur nous-mêmes (et nous nous plaçons implicitement parmi les premières). Pourtant le comportement de chaque individu ne dépend pas seulement de son caractère ou de sa personnalité, mais est largement influencé par les circonstances extérieures.
Des expériences de psychologie telles que la célèbre expérience de Milgram72. L’expérience de Milgram fut réalisée afin de mesurer l’obéissance « consentie » à l’autorité (c’est à dire en l’absence de toute sanction en cas de désobéissance) d’individus ordinaires à des ordres allant contre leurs valeurs. Elle mit en lumière qu’une proportion très importante de la population, dans des conditions favorisant l’obéissance, était prête à administrer des chocs électriques de plus en plus importants à un inconnu sans y être forcé autrement que par des injonctions donnés par une autorité qu’ils reconnaissaient comme légitime. 72, ou l’expérience de Stanford73. L’expérience de Stanford visait à étudier les effets de la situation carcérale sur les individus, par la simulation d’un enfermement, avec pour cobayes des étudiants volontaires, préalablement sélectionnés pour leur stabilité et leur maturité, auxquels un rôle de gardien ou de prisonnier fut assigné aléatoirement. L’expérience montra que c’était le rôle qui avait été assigné et la situation qui déterminaient le comportement des étudiants, bien plus que leur personnalité. Un tiers des gardiens firent notamment preuve de comportements sadiques, et l’expérience dut être arrêtée avant terme car elle devenait dangereuse. 73 démontrent à quel point l’environnement et le contexte extérieur influent sur le comportement, et l’extrême obéissance dont peut faire preuve l’être humain lorsqu’il y est conditionné. De manière similaire, l’influence de la foule sur le comportement des individus qui la composent a été démontrée, et explique par exemple l’effet du témoin74. L’effet du témoin (ou effet du spectateur) est l’inaction d’un grand nombre de personnes se trouvant face à une personne en danger et ayant besoin d’aide. Il est établi que plus le nombre de personnes présentes (« témoins ») est important, plus la probabilité que l’un d’eux intervienne est faible, notamment car la sensation de responsabilité de chacun devant le drame est d’autant plus diluée que d’autres personnes sont susceptibles d’intervenir. 74.
Des individus mis en concurrence (pour un emploi, lors d’un concours) se comporteront de manière hostile avec leurs concurrents, alors que les mêmes personnes, dans d’autres situations, se montreraient solidaires. La situation de concurrence est ce qui explique en partie que l’attitude des usagers des transports en commun soit plus agressive aux heures de pointe, se bousculant pour avoir une place (car les places sont alors limitées), ou le comportement méfiant des clients dans une file d’attente longue et mal délimitée, où des personnes peuvent risquer d’en doubler d’autres.
L’influence des institutions sur leurs membres ne saurait être sous-estimée, car les règles de l’institution créent la situation et l’environnement dans laquelle évolueront ses membres : l’obéissance des soldats dans les structures fortement hiérarchisées (armée, police), s’explique notamment par l’extrême conditionnement et le fonctionnement de ces structures, conçues pour favoriser l’obéissance et faire taire toute volonté discordante, de même que le suivisme des militants dans les partis politiques, par la propagande et le phénomène de pensée unique auxquels ils sont exposés en permanence. Bien que ces deux types de structures soient différentes, la forte hiérarchisation y implique dans les deux cas une déresponsabilisation importante des soldats (ou des militants de base, dans le cas d’un parti), qui perdent l’habitude de penser par eux-mêmes, car s’habituent à suivre les instructions qu’ils reçoivent sans jamais les questionner ni ne prendre d’initiative.
Les problèmes du système électoral dénoncés dans le présent document sont donc le résultat de mécanismes globaux, bien plus que le fait des individus composant ce système, et c’est bien sous cet angle qu’ils doivent être analysés : celui de problèmes systémiques. C’est parce que, du fait de son organisation et de ses règles de fonctionnement, ce système crée des conditions favorables à ces comportements, et parce que tous les individus qui composent ce système y ont intérêt que la majorité d’entre eux se comportent de cette manière. D’autres personnes agiraient globalement de la même manière à leur place : quiconque en position de détourner de l’argent sans se faire prendre sera tentée de le faire, même si cette même personne aurait combattu cette attitude si elle avait été le fait d’un autre.
Certains individus peuvent se démarquer d’une manière ou d’une autre, et les mécanismes globaux et règles n’ont pas une prise absolue sur le comportement de tous les individus : nombre de personnes agiront de manière différente pour diverses raisons, et l’influence des institutions et des règles globales sur le comportement individuel peut varier grandement selon le contexte. Le caractère des personnes influe également sur leurs actions, de même que leurs expériences passées (par exemple une personne ayant été prévenue du danger de suivisme dans un contexte particulier sera plus susceptible d’y échapper). Mais les mécanismes globaux ont ceci d’important que, même s’ils ne conditionnent pas strictement le comportement de tous les individus, ils en influencent une part importante.
Face au manque de leviers d’action politique, l’action individuelle est souvent prônée, par exemple dans le domaine de l’écologie. Il peut s’agir d’économiser l’eau ou d’acheter des produits biologiques ou ayant une empreinte carbone plus faible. D’autres actions peuvent être prônées dans d’autres domaines, tels que le boycott d’entreprises ne respectant pas les droits humains ou l’environnement, ou des actes de désobéissance civile (plus ou moins coordonnés), ou encore « d’action directe », c’est à dire l’intervention directe dans la société, en contournant ou en ignorant les institutions et le pouvoir politique.
Pour autant, à moins que ces actions ne soient fortement coordonnées et suivies massivement, elles sont inefficaces. Cette approche par l’action individuelle pose également un certain nombre de problèmes, car elle ne permet pas de modifier les mécanismes globaux évoqués plus haut, sous-estime leur ampleur, et tente s’y opposer sans avoir leur force.
Prôner l’action individuelle détourne des véritables causes, car elle sous-entend que les problèmes viennent du peuple et de l’absence de prise de conscience et d’efforts de chacun, ce qui éclipse une fois encore les mécanismes globaux qui orientent le comportement des masses et leur aspect systémique, et évite leur critique. De plus, elle est culpabilisante car elle demande des efforts que tout le monde ne peut pas faire. Par exemple, acheter selon des critères moraux ou politique n’est pas à la portée de toutes les bourses, loin de là.
Les actions comme le boycott, par exemple, sont largement inefficaces car elles impliquent de faire confiance aux lois du marché, et surtout, supposent l’existence d’entreprises plus ou moins vertueuses, alors que le choix d’achat se fait entre des entreprises qui se comportent globalement de la même manière. Elle nécessite des efforts continus de chacun (temps investi pour s’informer, prix payé plus cher ou produit acheté moins satisfaisant, etc.), et ne peut donc être qu’un comportement ponctuel d’une petite partie de la population seulement, largement insuffisant pour avoir un effet concret. La masse de la population agira conformément à son intérêt et à ses moyens, et achètera les produits qui représentent le meilleur rapport qualité-prix de son point de vue.
Des objectifs qui pourraient être facilement obtenus par le levier politique (par exemple par des lois pour obliger les entreprises à respecter l’environnement ou les droits humains), sont péniblement poursuivis, de manière inefficace et coûteuse par quelques individus. L’impossibilité de faire de nombreuses choses sans le levier politique, telles que la redistribution des richesses, rend ces actions largement dérisoires pour contrer l’État. La faiblesse de l'individu isolé, ou des structures telles que associations, face à l'État, le monopole de la violence légitime à cet État, et l’absence de moyens de contrôle politiques rendent les actions individuelles largement inefficaces en regard de l’effort qu’elles impliquent, ce qui contribue également à décourager ceux qui pourraient être tentés par ce type d’actions.
En vérité, le recours à l’action individuelle est une tentative, inefficace, de substitut face à l’impossibilité d’action politique. C’est une forme d’aveu de notre impuissance collective.
Les dernières années ont vu les mobilisations politiques s'essouffler, et une baisse constante de l'engagement politique des citoyens dans les partis politiques, syndicats, et associations.
Cette démobilisation massive du peuple est le résultat du désespoir quand à la possibilité d'un réel changement : les citoyens sont découragés, ne croient plus qu'il soit possible d'améliorer la société. À force d'espoirs politiques déçus de façon répétée, quasiment systématique, et de mobilisations qui échouent à obtenir la moindre avancée, les citoyens trouvent de moins en moins un but à se mobiliser. En une forme de cercle vicieux, la démobilisation contribue à l'échec des mobilisations sociales, qui lui-même génère de la démobilisation. L'inertie du système politique est si forte qu'elle en semble insurmontable, et le sentiment d'impuissance se généralise.
Ce sentiment est renforcé par la diversité et l'étendue des sujets de préoccupation et des combats des militants politiques, syndicaux et associatifs : défense de la liberté d'expression, de la présomption d'innocence, protection de la vie privée, lutte contre la pauvreté et contre l'exploitation au travail, défense du droit du travail, lutte pour l'égalité femmes-hommes, pour les droits des femmes et contre les violences faites aux femmes, contre les discriminations et la persécution des minorités, aide aux sans-papiers, lutte contre le racisme d'État, contre les violences policières et l’arbitraire policier, combats pour la dignité des détenus et contre l'esclavage moderne en prison, défense de l'environnement, lutte contre la corruption… Les militants politiques et associatifs sont débordés par le nombre des batailles qui mériteraient d'être menées. Ne pouvant se consacrer efficacement qu'à un petit nombre de ces batailles, ils se sentent impuissants à changer les choses, si ce n'est à la marge ou dans un domaine très limité. De plus, les sujets de préoccupation s'accumulent avec le temps qui passe : les catastrophes environnementales, les drames humains, les tentatives multiples et répétées des pouvoirs en place de rogner sur les libertés…
Même lorsqu'une victoire politique est obtenue, à force de mobilisations longues et coûteuses, elle présente toujours le risque de n'être que temporaire, et lorsqu'un texte de loi considéré comme dangereux est repoussé sous la pression d'associations et du public, rien ne garantit qu'il ne soit pas proposé à nouveau quelques temps plus tard, identique ou dans une forme légèrement modifiée, et que des conditions différentes ne permettent de le faire passer. La difficulté à coordonner les mobilisations sociales sur le long terme et l'impossibilité de garantir leur vigueur dans la durée empêche de garantir la pérennité des victoires, et oblige à un combat sans cesse renouvelé, qui ne peut qu'épuiser et finir par décourager les militants qui agissent bénévolement, sur leur temps libre uniquement, souvent avec des moyens réduits, et se sentent isolés du fait de la dépolitisation générale.
Cette inégalité des armes se retrouve dans tous les combats politiques, et est un des principaux facteurs de découragement. Dans tous les combats qui opposent des bénévoles, ne disposant que de leur bonne volonté et d'un temps libre et de moyens limités, à une structure telle qu'un État, aux moyens immenses, il est impossible d'obtenir de victoires significatives sur le long terme.
Pour prendre l'exemple des politiques d'expulsions de sans-papiers, l'État est capable de mobiliser un nombre significatif de fonctionnaires de police travaillant à temps plein, et disposant de moyens techniques importants. Rémunérés et appliquant des ordres et des décisions venant de leur hiérarchie, ils ne subissent pas le découragement, car ceux qui décident de la poursuite ou non de ces politiques ne sont pas ceux qui les appliquent : ces politiques ne coûtent rien personnellement, ni effort, ni argent, aux élus qui les votent. En revanche, la poursuite ou non du combat des militants qui tentent de s'y opposer dépend de leur seule volonté et de leur énergie, de leur seule capacité à ne pas se décourager, qui diminue avec le temps et avec la banalisation de ces politiques. Ici aussi, les victoires ne sont que temporaires, et même si une expulsion est empêchée, d'autres suivront, et la démoralisation ne peut que gagner les militants, y compris les plus motivés. L'affrontement est trop inégal, entre d'un côté, une machine implacable aux moyens considérables, semblant inébranlable, et de l'autre, quelques poignées d'individus disposant uniquement de leurs ressources propres.
Une comparaison similaire peut être faite pour les autres types de luttes. Les moyens des associations humanitaires qui tentent de lutter contre la précarité, faisant appel à la générosité des individus, sont dérisoires comparé aux mécanismes globaux qui génèrent la pauvreté, et qui dépendent des lois régulant le fonctionnement économique de la société, fixées par l'État. Les organisations tentant de défendre la vie privée et la liberté d'expression, par exemple les associations qui développent des logiciels libres permettant de communiquer sur internet de manière chiffrée, sont confrontées à des limites comparables, avec la concurrence de multinationales aux moyens immenses, et ayant un intérêt direct à la surveillance de leurs utilisateurs75. Car leur modèle économique est celui de la vente des informations personnelles de leurs utilisateurs, ou de l'utilisation de ces informations personnelles à des fins publicitaires. 75, et à des services de renseignement avec des budgets consacrés à la surveillance se chiffrant en milliards d'euros ou de dollars. D'une manière générale, au delà des limites des moyens humains et techniques inhérentes aux structures à but non lucratif, l'efficacité de leurs luttes est aussi conditionnée au cadre légal en place : si un levier de lutte se révèle trop efficace et menaçant pour le pouvoir en place dans une situation précise (tel que certains types de grèves, etc.), le pouvoir politique a la possibilité de le rendre illégal, ou, de manière plus subtile, d'entraver son efficacité pour les prochaines luttes, par la loi.
Dans tous les domaines politiques, la lutte contre le pouvoir politique en place produit donc des résultats dérisoires en regard de l'énergie et des efforts investis par les militants associatifs ou syndicaux, et cette inefficacité décourage les luttes elles-mêmes, entretenant le sentiment d'impuissance du peuple. Ce sentiment d’impuissance face au pouvoir politique, et l’échec et les déceptions répétées des stratégies politiques, entraînent la plupart des militants et organisations politiques au sens large à abandonner le combat politique et à se rabattre sur d’autres types d’action.
Mais c'est bien parce que le peuple ne dispose pas du pouvoir politique qu'il est impuissant, et tous ces combats (et bien d’autres) seraient bien plus rapidement, facilement, et durablement résolus dans une véritable démocratie. Il ne s’agit pas pour autant d’abandonner ce genre de combats et les actions collectives en attendant l’établissement d’institutions démocratiques. Mais ces actions doivent être considérées comme des luttes provisoires, faute de mieux, et le combat principal doit être la modification des institutions. Il est donc primordial de rassembler les militants autour d'un combat commun, celui pour la réappropriation du pouvoir par le peuple et pour l’instauration d’une véritable démocratie, car ce n'est qu’en se réappropriant le pouvoir politique que le peuple pourra remporter durablement ses autres combats.
Une part importante des grandes organisations ayant vocation à structurer un combat politique (syndicats et partis, principalement, ainsi que certaines associations) souffrent d'un important manque de confiance de la part de la population, et n'arrivent plus à recruter ni à mobiliser massivement en leur nom.
Le déficit de confiance est principalement le résultat du modèle strictement représentatif sur lequel ces structures sont basées : réplique à l'identique du système électoral, ces structures souffrent globalement des mêmes défauts que les institutions. La prise de décision y est réalisée par des responsables élus, et à mesure que ces organisations deviennent plus importantes en nombre de membres, le fossé qui sépare les décideurs de la masse des militants se creuse, et à terme, les intérêts des dirigeants finissent par diverger de ceux des militants qu'ils sont censés défendre, comme dans tout système électoral. À mesure que ces organisations prennent de l'importance et acquièrent des moyens de plus en plus importants, les places de dirigeants présentent des avantages de plus en plus attractifs, ou peuvent devenir des tremplins pour des postes politiques plus élevés, et deviennent de plus en plus convoitées. Les mécanismes de reproduction des élites inhérents au système électoral se développent inévitablement dans toute organisation politique susceptible de peser politiquement par sa force militante, et devant interagir avec les institutions politiques existantes et les médias.
Le fonctionnement sur un modèle représentatif prive les militants du pouvoir de décision l'écrasante majorité du temps, à l'exception des moments où ils peuvent se prononcer sur l'orientation de leur organisation via un vote parmi plusieurs textes qui lui sont proposés, vote qui présente lui aussi tous les inconvénients du système électoral. Ces scrutins internes, rares, souffrent souvent d'une personnalisation explicite ou implicite, où chaque texte d’orientation est associé à une ou plusieurs personnalités du parti ou du syndicat. Les textes proposés sont généralement des textes d'orientation très volumineux, ne permettant pas aux membres de la structure un contrôle fin et précis des décisions prises sujet par sujet et mesure par mesure, mais obligeant les militants à faire de larges compromis entre plusieurs programmes déjà finalisés. Ces textes sont eux-mêmes souvent déjà le résultat de compromis entre différentes tendances, et leur taille décourage leur lecture complète pour la majorité des militants, peu politisés, ainsi que l'analyse approfondie et la comparaison avec les autres textes.
Une part importante des militants votent donc non sur des critères politiques, mais selon un réflexe de suivisme dépendant de la tendance dont ils se revendiquent, et selon ce que leur conseillent leurs plus proches camarades (c'est à dire, les militants auxquels ils font le plus confiance). De plus, les textes d'orientation ne sont que rarement contraignants légalement pour les dirigeants, mais sont au contraire soumis à interprétation. Enfin, comme tout programme politique, ils sont souvent rédigés dans l'optique de rester relativement vagues : articulés autour de la défense de grands principes consensuels, mais flous sur les moyens à employer pour poursuivre ces objectifs, et donc laissant aux responsables une grande latitude lors de leur interprétation. Les votes d'orientation ne permettent donc pas d'encourager la politisation des militants (dans la pratique, une part importante des militants de ces organisations restent peu politisés, voire largement dépolitisés), et ne leur donnent pas plus de contrôle sur l'appareil de leur organisation que l'élection n'en donne aux citoyens sur les institutions dans une démocratie représentative.
La nécessité pour ces organisations politiques d'interagir entre elles (voire le fait qu'elles soient en concurrence entre elles pour l'influence politique) freine les débats internes : la critique interne de la direction en place devient délicate, car elle peut fragiliser l'organisation à l'extérieur, et la rendre moins efficace pour les combats qu'elle mène. Par exemple, des querelles internes ou des dissensions seraient susceptibles d'affaiblir considérablement un parti politique en période d'élections, ou un syndicat au moment d'une négociation sur l'emploi. Cette nécessité de protéger l'organisation favorise la culture du secret et l'absence de transparence : les batailles internes doivent rester confinées à l'intérieur de l'organisation en question, et leurs enjeux doivent être connus du minimum de militants possible ; elles sont souvent tranchées hors de toute légitimité démocratique, lors d'arrangements entre représentants de différentes factions. Tout est fait pour que les divergences internes n'apparaissent pas au grand jour, ce qui favorise également le légitimisme et la fidélité aux dirigeants en place. Ceux-ci, ainsi que leurs alliés idéologiques, peuvent utiliser la nécessité de protéger l'organisation dans une période cruciale comme prétexte et comme argument pour faire taire la contestation interne et appeler à l'unité derrière la majorité en place.
Ce manque de démocratie interne est un handicap immense pour l'efficacité de ces organisations dans les buts qu'elles prétendent poursuivre. Malgré la culture du secret inhérente à ces structures, leurs dysfonctionnements et le manque de démocratie interne finissent toujours par être connus de l'extérieur (notamment lors de scandales qui fuitent dans la presse), ce qui abîme leur image publique. Comme ces organisations fonctionnent toutes sur le même modèle représentatif, non démocratique, elles sont amenées tôt ou tard à présenter toutes des défauts similaires, avec une corruption généralisée.
Les militants, n'ayant que peu de prise sur le fonctionnement comme sur la stratégie suivie par leur formation, sont réduits à un rôle d'exécutants (collage d'affiche, distribution de tracts, etc.). Sur le terrain, ce sont eux qui doivent répondre aux critiques venant de l'extérieur quant au fonctionnement de leur organisation, et se trouvent dans l'obligation de la défendre, quand bien même nombre d'entre eux ne sont pas toujours pleinement satisfaits de son fonctionnement. Ces nécessités de défendre l’organisation créent un réflexe de clan et nuisent à l'esprit critique des militants en ce qui concerne leur structure, en même temps qu'ils détruisent l'image de ces organisations à l'extérieur, et sapent leur crédibilité.
Ces structures peinent alors à recruter et à conserver leurs membres, et perdent progressivement la confiance du public. Désertées par leurs adhérents et sympathisants, elles sont réduites à l'impuissance politique et n'apparaissent plus comme des moyens efficaces de structurer les luttes.
Face au manque de prise sur la politique, et parfois en parallèle des luttes sociales, nombre de militants sincères s’engagent en politique dans tous les partis pour essayer d’influer sur la politique et de transformer la société. Deux approches différentes existent : militer dans le parti le plus proche de ses idées, même si celui-ci a peu de chances électoralement à court terme, dans l’espoir de le faire parvenir au pouvoir sur le long terme et appliquer son programme ; ou alors s’investir dans un parti déjà au pouvoir (ou susceptible d’y arriver prochainement), même si celui-ci est plus éloigné de ses idées, en espérant le changer de l’intérieur. Malheureusement ces tentatives sont condamnées à l'échec, ces partis fonctionnant sur le même mode représentatif électoral que les institutions, où ceux qui prennent les décisions ont des intérêts différents de ceux des militants.
Certains s'engagent dans le parti majoritaire (ou proche du pouvoir) le moins éloigné de leurs idées. Ils font ce choix par pragmatisme, même s'ils n'en sont pas forcément satisfaits du parti tel qu'il est lorsqu'ils y entrent, en considérant que l'on ne pourrait peser efficacement sur la politique que par l'intermédiaire d'un parti de gouvernement. Leur stratégie est de peser de l'intérieur même du parti, de transformer le parti de l'intérieur par une forme de noyautage ou d’entrisme. Il s’agit par exemple de la stratégie de « l’aile gauche » du Parti Socialiste (en France) ou des tendances équivalentes des partis sociaux démocrates ailleurs.
Les militants progressistes se regroupent alors en courants ou factions, et espèrent devenir majoritaires au sein de l'appareil politique du parti choisi pour mieux défendre leurs convictions, tentant de convertir leurs camarades, et recrutant pour le parti de nouveaux militants, qu'ils essayent de convaincre de la justesse de leur cause, pour être le plus nombreux possibles lors des votes d'orientation dudit parti. Le but est de placer le plus de personnes de leur courant possible dans les instances du parti, pour gagner progressivement la mainmise sur son appareil, et arriver ainsi à favoriser les personnalités partageant leurs convictions pour les investitures aux élections, et ainsi gagner de plus en plus de poids au sein des institutions, pour faire appliquer leurs idées.
Le premier problème de cette approche est que, pour peser de cette manière, il faut arriver à faire parvenir suffisamment de personnes sincères à des postes à responsabilités à l'intérieur du parti. Or la difficulté est la même au sein des systèmes électoraux internes des partis que dans les institutions : pour gravir les échelons et accéder aux responsabilités, la sincérité est plus un handicap qu'un atout, et la cooptation y écarte les personnes ne partageant pas l’intérêt des élites déjà en place. Quand bien même certains parviendraient au postes clés seulement motivés par leurs convictions, il est difficile de rester longtemps sincère lorsqu'on est exposé à ces postes, qui sont souvent des tremplins pour se placer, et les convictions peuvent évoluer avec les intérêts, comme on l’a vu.
Mais ce n'est pas la situation la plus fréquente : en réalité, nombre de ceux qui graviront les échelons et finiront par se présenter à des élections importantes au nom d'un courant le feront en étant intéressés dès le départ, prétendant défendre les idées de ce courant dans un seul but électoraliste, pour obtenir les investitures. Même si ceux-là parviennent au pouvoir, ils seront la plupart du temps minoritaires de toute façon dans leur propre groupe politique, ce qui ne les obligera même pas à se renier publiquement : ils pourront toujours continuer de défendre en apparence la politique que leurs soutiens attendent d'eux, et jouer l'impuissance politique frustrée lorsque leurs collègues majoritaires retoqueront les lois ou amendements progressistes qu'ils auront proposé. Peu importe qu'ils aient ou non une réelle intention que ces lois passent : personne à part eux-mêmes ne peut le savoir, et ils conserveront ainsi leurs soutiens politiques parmi la base militante, et l'assurance de préserver leurs postes.
Dans la pratique, les responsables des « ailes gauches » de ces partis se préoccupent plus de ne pas insulter l’avenir du point de vue de leur carrière, que de véritablement faire changer les choses : on peut citer l’exemple du Parti Socialiste français, où le très droitier Manuel Valls fut très peu critiqué par les responsables de l’aile gauche du PS à partir de 2012, en dépit du fait qu’il menait alors une politique antisociale et sécuritaire opposée aux idées de cette aile gauche. Lesdits responsables préférèrent rester prudents et ne pas se mettre à dos une personnalité qui prenait visiblement de l’influence progressivement… et par leur inaction et leur absence de critique, cautionnèrent eux-mêmes tacitement sa progression. Deux figures de la « gauche » du PS, Arnaud Montebourg et Benoît Hamon, ont même été jusqu’à soutenir auprès du Président François Hollande la nomination du même Manuel Valls au poste de Premier ministre, lors du remaniement d’avril 2014, plus par intérêt personnel que par conviction, puisque les deux obtinrent des ministères importants en retour (l’Éducation et l’Économie).
En réalité, à l’intérieur des partis politiques se reproduit à plus petite échelle la même compétition que dans les institutions, la même course démagogique pour les postes, où les candidats se répartissent en partis, puis en courants, non par convictions, mais en essayant d’estimer ce qui sera le plus rentable électoralement parlant. Les militants des partis n’ont, dans la pratique, pas plus de levier de contrôle sur leurs responsables internes ou sur les élus de leur parti que le reste de la population n’en a sur les élus. En interne, du fait de la délégation de pouvoir, la sanction électorale, inefficace, reste le seul moyen de contrôle prévu.
Un autre obstacle à la possibilité de peser de l'intérieur est la difficulté pour le parti au pouvoir d'exprimer des critiques sur l'action du gouvernement et de la majorité issus de ses propres rangs. Quand bien même les militants les plus progressistes arriveraient à avoir un certain poids au sein du parti en question, il resterait très délicat, même dans ces conditions, d'appeler à un changement de politique face à une majorité ne le souhaitant pas, car cela revient à se désolidariser publiquement de cette majorité, et présente le risque de la fragiliser politiquement. Paradoxalement, le réflexe légitimiste au sein des partis au pouvoir est encore renforcé lorsque le pouvoir en place déçoit et est impopulaire, car la majorité des militants, souvent peu politisés et pétris de réflexes de clan, ne comprennent pas toujours les raisons de l’impopularité, et peuvent donc avoir tendance à se raccrocher à ce qui leur semble solide : l'autorité, et la légitimité des personnes élues. La tendance naturelle est à faire bloc face aux camps politiques opposés, plutôt qu'à se remettre en cause.
Cette critique est d'autant plus délicate dans une période de crise, où les majorités politiques sont déjà fragiles et impopulaires, et où l’absence de soutien dans leur propre camp peut entraîner leur chute. C'est une des raisons pour lesquelles, quelle que soit la majorité en place, les militants du parti au pouvoir déçus, et les courants dont ces militants font partie, n'ont jamais exprimé, au mieux, que des réserves feutrées sur les actions des élus issus de leur propre parti. En réalité, même lorsqu'il y a des désaccords significatifs sur la politique à mener, les pressions politiques peuvent être si fortes, et l'intérêt des élus à poursuivre la même politique peut être si fort, que les élus sont parfois prêts à aller jusqu'au bout, jusqu'à faire exploser leur majorité et à voir l'opposition revenir au pouvoir plutôt qu'à changer de politique76. Ainsi l'exemple espagnol en 2010 : le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) s'était fortement opposé au plan d'austérité du premier ministre issu de ses rangs, José Luis Rodriguez Zapatero, mais finit par plier au dernier moment afin d'éviter la chute du gouvernement Zapatero, et ne l'évita qu'à une seule voix près. 76. L'hypothèse de la chute d'un gouvernement lorsque le parti dont il est issu émet trop de critiques, loin d'être hypothétique, est plausible.
Une autre difficulté pour peser électoralement en interne est que ceux qui disposent déjà du pouvoir au sein de l'appareil du parti sont avantagés, car ce sont eux qui fixent les conditions du ou des votes ainsi que les règles des scrutins, et fixent la date des congrès, et donc les circonstances, qui peuvent avantager les représentants en place : par exemple, un congrès se déroulant immédiatement avant une élection intermédiaire encourage les militants à faire bloc derrière la majorité en place pour ne pas risquer de lui nuire électoralement. Les responsables internes sont aussi ceux qui sont le mieux placés pour organiser des éventuelles fraudes (aux différents scrutins internes), ou de fausses inscriptions ; d'une manière générale, ce sont les responsables en place qui peuvent décider si des adhésions sont valables ou non, et peuvent donc parfois filtrer arbitrairement ces adhésions selon les personnes qui les présentent, notamment à l'approche des congrès d’orientation.
Enfin un autre obstacle à la possibilité de devenir majoritaire dans une période difficile au sein d'un parti qui déçoit est d'ordre pratique : à force d'espoirs déçus, nombre de militants de la frange la plus progressiste finissent par se décourager, se désintéresser, puis rendre leur carte et quitter ces partis.
Ce mécanisme tend à décourager surtout les plus progressistes, mais pas nécessairement les autres militants, ou pas dans les mêmes proportions : les militants les plus proches idéologiquement de la majorité en place, et les plus satisfaits, ou les moins insatisfaits de la politique menée, sont ceux susceptibles de rester le plus longtemps au sein du parti. Et même s'il arrive que ceux qui étaient au départ favorables à la politique menée finissent par avoir des réserves avec le temps, voire soient eux-mêmes déçus, leur déception est souvent due en partie à d'autres facteurs, et ils ne font que rarement partie de ceux susceptibles de voter pour les courants demandant un changement de cap et une réorientation vers une politique plus progressiste. Les désillusions vident donc progressivement les partis au pouvoir de leurs éléments les plus progressistes, tout en épargnant relativement les militants souhaitant que la politique menée se poursuive, rendant vaines les tentatives de peser de l'intérieur.
§ Confirmé par les résultats de Valls à la primaire du PS début 2017, où il arrive quand même à faire ≃ 31% (même si c’est pas exactement un scrutin « interne » mais un scrutin ouvert, l’autosélection des votants est la même)
À l'opposé des militants qui s'engagent au sein d'un parti majoritaire avec l'intention de les transformer de l'intérieur, d'autres préfèrent faire le choix d'un parti plus proche de leurs idées, même s'il est minoritaire au moment où ils y entrent, avec l'espoir de le porter au pouvoir. Cette approche nécessite moins de pragmatisme: elle présente l'avantage de ne pas avoir à faire de concessions quand à ses idéaux, de pouvoir faire le choix du parti qui représente réellement et défend réellement ses convictions, et donc d'éviter les déceptions inhérentes aux partis majoritaires, et la démotivation qui s'ensuit ; elle permet aussi d'émettre des critiques fortes des partis au pouvoir, de ne pas avoir à retenir ses attaques lorsque les désaccords sont très forts.
Cette stratégie n'est pourtant pas viable. D'abord parce que la logique du refus du moindre compromis, suivie jusqu'au bout, engendre bien souvent des divisions importantes entre des partis pourtant proches idéologiquement, et l'intransigeance excessive des uns et des autres finit par entraîner une grande fragmentation du camp politique, l'augmentation du nombre de ces partis, qui se trouvent alors affaiblis du fait de leurs propres désaccords et de leurs propres divisions.
Ensuite, il est souvent difficile pour des petits partis d'obtenir un poids important, dans des systèmes électoraux à forte inertie et favorisant l'arrivée ou le maintien au pouvoir des partis les plus importants au détriment des autres. Si certains modes de scrutin favorisent le bipartisme (tout système basé sur un scrutin uninominal, qui crée une nécessité de vote stratégique), même les modes de scrutin avec une part de proportionnelle souffrent d'une importante inertie en faveur des partis les plus importants. Aux mécanismes de cooptation et de reproduction des élites décrits plus haut, qui favorisent les candidats ayant déjà un mandat, donc ceux issus des partis de pouvoir, s'ajoutent d'autres déséquilibres qui concernent spécifiquement ces partis, comme le temps de parole et le financement public des partis politiques. En France, hors périodes d'élections, plus de 90% du temps donc, le temps de parole est explicitement défini en faveur des partis au pouvoir : le gouvernement et la majorité parlementaire s'en partagent les deux tiers, l'opposition parlementaire, le dernier tiers. Les partis non représentés au parlement n'ont droit qu'à la promesse non chiffrée du CSA de « rester attaché » à ce qu'ils bénéficient d'un accès équitable à l'antenne. Or quand on considère que les élections législatives se font en France au scrutin uninominal à deux tours, un type de scrutin favorisant particulièrement le bipartisme, on comprend que ce mode de calcul du temps de parole exclut largement les petits partis du paysage médiatique.
Il en va de même de la façon dont le financement public aux partis politiques est distribué. Cet argent est réparti selon deux critères principaux : en proportion du score, en nombre de voix, aux précédentes élections législatives, mais surtout en proportion du nombre de parlementaires élus se réclamant inscrits au parti concerné. Tout comme pour le temps de parole, ce sont donc les partis des élus qui reçoivent l'essentiel du financement public, et les partis alternatifs sont quasiment exclus de ce mode de financement. Privés de moyens financiers et d'accès médiatiques, ces partis ne luttent pas à armes égales avec les autres.
Enfin, comme on l’a vu, les partis défendant les intérêts des plus riches sont largement avantagés sur plusieurs plans, notamment par l’attitude des médias, mais aussi financièrement, car ils peuvent recevoir des dons des très hauts revenus jusqu'à 7500€ par personne (théoriquement, la limite étant facilement contournable), ces dons étant financés à 66% par un avantage fiscal, donc par l'argent public.
On peut imaginer que plus le danger est important, c’est à dire, plus un parti challenger, d’une part menace réellement les intérêts de la classe dominante par la politique qu'il pourrait appliquer, et d’autre part, risque réellement d'arriver au pouvoir, plus les dons aux partis qui protègent les intérêts de la bourgeoisie seraient élevés. Les budgets des campagnes électorales américaines se comptent maintenant en milliards de dollars, dont une bonne part vient de riches donateurs privés, et pourtant aucun des deux partis destinataires de ces dons ne menace réellement les intérêts de la classe possédante. Les riches sont donc prêts à dépenser des sommes considérables pour défendre leurs intérêts.
Tenter de peser par l'intermédiaire d'un parti qui ne soit pas déjà un parti de gouvernement est donc rendu difficile par la grande difficulté à le faire arriver au pouvoir, et l'inertie énorme des systèmes politiques.
Mais surtout, quand bien même suffisamment de représentants de ces partis parviendraient finalement à accéder aux postes à responsabilité pour pouvoir infléchir la politique, il est peu probable qu'un changement majeur et de long terme ait lieu de cette manière car, exposés au pouvoir, les partis en question subiraient alors les mêmes dérives qui ont entraîné les autres partis de gouvernement, et abandonneraient alors eux aussi progressivement leurs idéaux. Il est tentant de croire en la sincérité et en la probité de ceux qui ont toujours été tenus éloignés du pouvoir, mais bien souvent, s'ils peuvent rester fidèles à leurs idéaux, c'est bien pour cette raison spécifique : parce qu'ils ont toujours été tenus éloignés du pouvoir. Il n'y a en réalité aucune raison pour que, si un « petit parti » arrivait à progresser suffisamment pour arriver en position de peser, une partie de ses représentants, devenus élites, ne soient pas tentés à leur tour de s'accommoder d'un système inégalitaire en leur faveur. Il n'y a aucune raison pour que, une fois le parti en question devenu parti de pouvoir, ceux et celles qui font de la politique par intérêt ne s'y rassemblent pas, comme d'autres l'ont fait avant eux dans les autres partis de gouvernement.
Dans les faits, les partis politiques fonctionnant eux-mêmes tous sur le même modèle électoral que les institutions, en présentent les mêmes défauts : ascension des individus les plus avides de pouvoir et les plus riches, marginalisation des plus sincères, cooptation et reproduction des élites par convergence d'intérêts, dérives idéologiques et divergence d'intérêts entre les élites et la base militante, et perte progressive de contrôle des militants sur l'appareil politique de leur propre parti. Et si les partis qui ne parviennent pas au pouvoir semblent, pour certains d'entre eux, échapper relativement à ces dérives, ce n'est pas parce qu'ils seraient meilleurs dans leur forme, plus solides idéologiquement que les partis majoritaires, ou que leurs représentants seraient naturellement plus motivés par les convictions que par l'appât du gain : c'est simplement que, ces partis ne permettant pas d'accéder au pouvoir, les hommes et femmes les plus égoïstes ne s'y intéressent pas, ou moins, et les mécanismes qui corrompent les partis de pouvoir y fonctionnent moins. Mais ces partis sont tous construits sur les mêmes bases électorales bancales, et dès que l'un d'eux deviendra en position de remporter quelques sièges, les personnes intéressées et les opportunistes s'y presseront, comme ils se pressent dans les autres partis, et les mêmes dérives s'y produiront progressivement, et progressivement l'appareil du parti tombera aux mains des nouvelles élites qui l'utiliseront à leurs fins personnelles.
Lorsque la perspective de parvenir au pouvoir approche, il est possible de faire accepter à la majorité des militants un premier recentrage idéologique, sous prétexte de pragmatisme et de nécessité d’obtenir une majorité électorale. Ensuite, une fois au pouvoir, ces partis se trouveront face à nombre de difficultés et d’obstacles, qui seront parfois autant de prétextes pour ne pas appliquer la politique promise. Un exemple est celui de Syriza en Grèce, parti étiqueté de gauche radicale, élu sur la promesse de s’opposer à l’austérité et aux créanciers qui étranglaient l’économie grecque, mais qui, une fois au pouvoir, et malgré un référendum refusant clairement les exigences des créanciers, a capitulé et accepté ces mêmes conditions, puis réalisé les plus importantes privatisations de l’histoire du pays, également en contradiction avec ses engagements électoraux.
Tous les partis, quels qu’ils soient et quelles que soient leurs bases idéologique de départ, se comporteront de la même manière au pouvoir, car le problème de notre système électoral n'est pas un problème de personnes, qu'il suffirait de remplacer par des individus intègres pour améliorer le système, mais les problèmes sont inhérents aux institutions. Ce sont les mécanismes des institutions, dans leur forme actuelle, qui découragent les politiques progressistes et portent systématiquement au pouvoir des dirigeants égoïstes, en dépit des combats des militants pour améliorer les choses.
Nombre de propositions existent pour l'amélioration des élections, telles que le changement de mode de scrutin, ou la modification des institutions.
Pourtant, ces propositions sont largement illusoires, car ne remettant pas en cause le mécanisme de l'élection ni la délégation de pouvoir. Ces propositions peuvent présenter des améliorations de certains aspects par rapport au système en place, mais sont largement insuffisantes pour permettre à une politique dans l'intérêt du peuple d'être menée sur le long terme.
En France, les principales propositions de réformes des institutions, soutenues principalement par des partis de gauche77. Notamment sous l’appellation de « Sixième république », bien que ce label soit revendiqué par diverses tendances politiques, avec des contenus concrets très divers… 77, sont la désignation des représentants à la proportionnelle, et le rééquilibrage des pouvoirs politiques en faveur du parlement, afin de réduire le pouvoir disproportionné du président de la république. Dans le meilleur des cas, des leviers de contrôle direct sont évoqués, tels que le référendum d'initiative populaire, ou la révocabilité des mandats, mais même ces améliorations ne pourraient être considérées comme véritablement significatives, et ne peuvent résoudre les dysfonctionnement du système électoral.
La désignation des représentants du peuple à la proportionnelle, partielle ou totale, mettrait fin au bipartisme, et permettrait aux partis actuellement exclus du pouvoir d'obtenir des représentants et de peser ainsi sur le processus législatif, réduisant le pouvoir et la domination des principaux partis. Pour autant, croire que ce changement de partis parmi les représentants élus changerait le comportement de l'assemblée législative ou améliorerait drastiquement sa représentativité revient à croire que les représentants venant des partis considérés comme « alternatifs » seraient naturellement plus sincères ou plus représentatifs du peuple que les autres. Or, comme énoncé précédemment, c'est d'abord parce que ces partis ne sont pas des tremplins pour arriver au pouvoir que le carriérisme y est moins présent. Mais lorsqu'un parti devient en position d'arriver au pouvoir, il ne peut que subir les mêmes dérives que n’importe quel autre parti de pouvoir : arrivée massive de carriéristes, convergence progressive des intérêts des responsables avec l'élite économique, luttes d'influences pour les postes et détournement de l'appareil politique interne pour servir les intérêts particuliers des élus.
En réalité, même dans le cadre d'un vote à la proportionnelle, la plupart des mécanismes de l'élection qui conduisent à l'arrivée et au maintien au pouvoir d'élites aux intérêts divergents de ceux du peuple sont préservés, tels que la cooptation et la sélection par les critères d'appétit de pouvoir et d'argent, de même que l'inertie politique qui favorise naturellement les partis déjà en place, l'influence des grands médias libéraux sur le scrutin, ou la corruption. La fin du bipartisme ne permettra pas l'arrivée au pouvoir de ceux qui en sont aujourd'hui écartés par les mécanismes de l'élection : les femmes, les jeunes, les pauvres… tous ceux qui en général ne correspondent pas à l'image attendue du détenteur de pouvoir, à l'image du dirigeant véhiculée par les médias. La proportionnelle ne mettra pas non plus fin à la professionnalisation de la vie politique, au spectacle politique permanent ou au court-termisme des élus dû aux échéances électorales. Elle ne résoudra pas le problème de la divergence d’intérêts des élus avec le peuple, ni ne mettra fin à la corruption massive ou à la dépendance du pouvoir politique au pouvoir économique.
De plus, le multipartisme pose ses propres problèmes, tels le blocage institutionnel lorsqu'aucune tendance ne peut constituer une majorité et que de nouvelles élections doivent être convoquées. Pire, lorsqu'un parti ayant réalisé un bon score ne peut constituer une majorité seul ou avec ses seuls alliés politiques, il peut être tenté, plutôt que de risquer la convocation de nouvelles élections qui pourraient lui être plus défavorables, de faire des alliances non sur des considérations politiques, mais sur de simples calculs stratégiques et opportunistes. En réalité, au lendemain d'une élection ne permettant à aucune majorité de se constituer autour d'un programme politique commun, ce sont les nouveaux élus eux-mêmes qui ont un intérêt direct et immédiat à faire alliance avec n’importe quel autre parti pour former une majorité à n’importe quel prix, souvent aux dépens de la cohérence politique, plutôt qu'à faire de nouvelles élections, où ils ne peuvent rien gagner, mais seulement éventuellement perdre leur mandat nouvellement acquis ou renouvelé. Et comme le choix de convoquer ou non de nouvelles élections dépend des seuls élus, puisque c'est d'eux seuls que dépend la formation ou non d'un gouvernement, ils vont bien souvent préférer des alliances de circonstances.
Ainsi nombre d'accords sans cohérence politique apparente peuvent se faire, généralement entre les deux principaux partis censés s’opposer, comme celle de la CDU78. Union chrétienne-démocrate d'Allemagne, conservateur et libéral. 78 d'Angela Merkel et du SPD79. Parti social-démocrate d’Allemagne. 79 en Allemagne, ou au parlement européen, des alliances entre le PPE80. Parti populaire européen, regroupant la plupart des partis de droite présents au parlement européen. 80 et les S&D81. Alliance progressiste des socialistes et démocrates. 81, ou encore, en Grèce, des alliances telles que celle de Syriza82. Coalition de la gauche radicale. 82 avec l’ANEL83. Grecs indépendants, parti conservateur opposé à l’immigration. 83. Ces grandes coalitions, basées sur la seule nécessité de trouver une majorité, ne peuvent que décevoir ceux qui ont voté pour les partis la composant, et illustrent bien l’absence de réelle convictions politiques des élus, quel que soit leur parti, ainsi que la convergence de leurs intérêts réels. Certains partis peuvent également être tentés de faire alliance avec des extrémistes, comme au Danemark où le parti nationaliste Dansk Folkeparti84. Parti populaire danois. 84 a appuyé sans participer au gouvernement la majorité du libéral conservateur d'Anders Fogh Rasmussen pendant dix ans, de 2001 à 2011, en échange des mesures de plus en plus restrictives en matière de droits des étrangers et d'immigration.
La proportionnelle, qui prétend représenter tous les partis à hauteur de leur poids électoral, donne d’ailleurs un poids réel aux partis en fonction des opportunités d’alliance bien plus que d’autres critères : comme dans un système bipartisan, seuls les partis qui font partie de la majorité ont un véritable pouvoir, et les partis qui se trouvent dans l’opposition, quel qu’ait pu être leur score et leur nombre d’élus, sont exclus de la prise de décision. Lors de l’élection législative grecque de janvier 2015, le parti des Grecs indépendants (ANEL) n’avait rassemblé que 4.75% des voix, mais participa au gouvernement de Syriza car il était nécessaire à ce parti pour obtenir une majorité, alors que le parti Nouvelle démocratie (ND), rassemblant 27.81% des suffrages, se trouvait dans l’opposition. La nécessité d’obtenir une majorité peut donc donner un poids réel disproportionné aux partis, d’une manière qui n’a pas véritablement plus de sens que dans les systèmes bipartisans.
Une des critiques récurrentes des régimes présidentiels, tels que le régime de la Vème République en France, est la concentration excessive des pouvoirs entre les mains d’une seule personne, le Président ou la Présidente de la République. En France, ce déséquilibre des pouvoirs en faveur de la présidence s’explique en partie par la possibilité dont celle-ci dispose de dissoudre l'Assemblée Nationale, mais sans pour autant être responsable devant elle85. L’Assemblée, de sa seule initiative, ne peut destituer l’exécutif par un vote de défiance. 85, mais aussi par le fait que l’élection présidentielle se déroule au suffrage universel direct, ce qui renforce artificiellement la légitimité d'une seule personne et accentue encore la personnification extrême de la vie politique en France.
À ceci s’est ajouté le quinquennat, qui a synchronisé le calendrier des élection présidentielles et législatives, qui se déroulent dans cet ordre, à quelques semaines d’intervalle86. Le nouveau président dissolvant systématiquement l’assemblée lorsqu’il est élu. 86. Cette synchronisation fait dépendre mécaniquement le résultat des législatives du résultat de la présidentielle qui les précède, et dans la pratique, l’assemblée législative est issue du même parti que le ou la Présidente de la République, donnant à la présidentielle une importance plus grande encore.
Ses détracteurs dénoncent dans ce présidentialisme un régime où l’exécutif dispose à lui seul d'énormes pouvoirs, pouvant imposer sa volonté au parlement, sans avoir de compte à lui rendre, et attribuent à cette déresponsabilisation de l’exécutif nombre des dérives de notre système politique. Ils proposent d'en faire un véritable régime parlementaire, où le président serait élu au suffrage indirect et verrait son rôle et ses prérogatives réduits, ne disposant notamment pas du pouvoir de dissolution de l'Assemblée Nationale. Le véritable pouvoir exécutif serait ainsi transférée au premier ministre, qui serait lui responsable devant le Parlement, dont le rôle serait également accru, ce qui permettrait un meilleur équilibre entre les pouvoirs. La responsabilisation du premier ministre serait assurée par la possibilité du Parlement de renverser le Gouvernement par une motion de censure ou un dispositif équivalent si les parlementaires le jugent nécessaire.
Or, si réduire la concentration des pouvoirs est bien une avancée, croire que le parlementarisme y suffirait, et suffirait à responsabiliser suffisamment les décideurs pour améliorer sensiblement leur comportement et les choix politiques faits est illusoire. D’abord, car l’efficacité du contrôle est limitée : quelle que soit la forme et les conditions de la motion de censure, elle présente dans tous les cas l'inconvénient pour les parlementaires majoritaires de faire tomber un gouvernement issu en partie de leurs rangs, ce qui implique nécessairement une fragilisation politique des partis au pouvoir, donc un risque à court ou moyen terme, et en général de nouvelles élections, ce qui peut décourager ce type d’initiatives. Dans une période de difficultés pour la majorité en place, il peut être préférable de faire bloc quitte à accepter des reniements, en espérant que les mauvais moments vont passer, plutôt que de fragiliser plus encore politiquement son propre camp, et encore plus si les désaccords étaient très forts, et nécessiteraient la convocation de nouvelles élections.
D’ailleurs, même lorsque la possibilité n’est pas officiellement prévue pour l’Assemblée de destituer l’exécutif par une motion de censure de sa propre initiative, les occasions de faire pression sur le gouvernement ou sur la présidence de la République existent pour la majorité en place, et celle-ci ne se prive pas de le faire lorsqu’elle est en véritable désaccord. En France, ce fut par exemple le cas pour la réforme du non-cumul des mandats, avancée par l’exécutif mais repoussée de cinq ans sous la pression des parlementaires, ou des lois sur la transparence des patrimoines des élus, vidées de leur substance suite à l’opposition de nombreux parlementaires également. Il existe donc pour l’Assemblée des possibilités de peser politiquement, même sans levier institutionnel explicitement prévu à cet égard, et l’inaction des parlementaires illustre l’absence de véritable désaccord avec le gouvernement quant aux politiques menées.
Dans la pratique, la transition vers un régime parlementaire ne serait donc qu'un transfert du pouvoir de décision depuis un seul individu n'ayant pas les mêmes intérêts que le peuple (le Président ou la Présidente de la République), vers un groupe d'individus n'ayant pas non plus les mêmes intérêts que le peuple (les parlementaires). Si les intérêts du Président de la République et des députés sont parfois divergents, ce qui explique certaines des tensions et frictions qui peuvent survenir, ce n'est pas parce que les députés auraient globalement des intérêts plus proches de ceux du peuple, mais bien souvent à cause de considérations différentes, comme des enjeux électoraux différents, du fait des différences dans les types de scrutins ou leur calendrier par exemple. En réalité, le parlementarisme ne permettrait pas de responsabiliser véritablement les élus, un contrôle par le peuple en dehors des périodes d'élections restant exclu.
La plupart des systèmes électoraux dans le monde sont d’ailleurs, à divers degrés, parlementaires sous une forme ou sous une autre, et leur observation suffit à se rendre compte que le parlementarisme ne favorise pas une politique dans l’intérêt général. En Espagne, en Grèce, en Allemagne, en Angleterre et au Danemark, le régime politique est parlementaire, quoiqu'avec des modalités différentes selon les pays, mais la responsabilité de chaque Gouvernement devant son Parlement n'empêche pas les partis supposément progressistes de mener des politiques de régression sociale une fois parvenus au pouvoir, quand bien même ils sont souvent élus sur des promesses opposées. En réalité, quel que soit le pays, et quels que soient le mode de scrutin ou les modalités de la représentation électorale, presque tous les gouvernements, y compris ceux issus des partis se revendiquant de gauche, ont toujours mené la politique souhaitée par le pouvoir économique.
Dans le meilleur des cas, certaines propositions de rénovation du système électoral comportent des leviers de contrôle direct sur la politique, tels que la révocabilité des mandats, le référendum d'initiative populaire ou le référendum veto87. Même si ces leviers de contrôle direct ne constituent pas le cœur des propositions, et ne font pas nécessairement consensus parmi les défenseurs d’une évolution du système électoral. 87.
Tous ces leviers fonctionnent selon un mécanisme similaire : des citoyens peuvent s'unir au moyen d'une pétition, pour forcer la tenue d'un référendum, si la pétition rassemble suffisamment de signatures, généralement au dessus d’un seuil exprimé en pourcentage du corps électoral. Ce référendum peut aboutir soit à la révocation d'un ou plusieurs élus (et la tenue de nouvelles élections), soit à la modification de la constitution dans le sens précisé par le texte proposé au référendum, soit à l'abrogation d'une loi déjà votée ou en cours de discussion par les représentants élus. Ces leviers permettent au peuple d’imposer un certain nombre de choix politiques auxquels ses élus ne peuvent s’opposer. Malheureusement, bien que témoignant d'une certaine volonté de rapprocher la prise de décisions du citoyen et étant des améliorations concrètes, ces tentatives sont insuffisantes à elles seules, et peu adaptées du fait de leur forme aux nécessités d'une véritable démocratie.
La révocabilité des mandats est censée permettre au peuple de sanctionner les représentants qui ne tiennent pas leurs engagements, et remédier ainsi en partie à l'absence de leviers de contrôle sur les élus. Contrairement à l'élection, où le choix des représentants se fait seulement à priori, à un moment où il est difficile d'estimer correctement la sincérité d'un candidat, la possibilité de révoquer un mandat en cours présente l'avantage de permettre un choix plus éclairé, après que les électeurs ont pu se rendre compte du comportement réel de l'élu et le juger par rapport à ce comportement plutôt que sur ses seules promesses. Elle est censée permettre d'écarter ceux qui ne tiennent pas leurs engagements ou trichent, tout en encourageant les autres à se comporter de manière irréprochable, et présenterait également l'avantage de permettre une sanction plus rapide, et non différée à la fin d'un mandat comme l'est la seule menace de non-réélection.
Pourtant la révocabilité des mandats présente certains des inconvénients de la sanction électorale, comme le fait d'être soumise à interprétation, même s'il est moins marqué, car la sanction est moins tardive. Elle est soumise aussi, dans une certaine mesure, à la polarisation de la vie politique et à l'exigence d'unité d'une majorité : si révoquer un mandat implique de convoquer de nouvelles élections, ceux qui ont porté un élu aux responsabilités ne souhaiteront pas forcément l'en déloger, au risque de voir un élu du « camp » adverse prendre sa place. Malgré la différence de procédure par rapport à l'élection, les critères de maintien au pouvoir resteront souvent les mêmes que les critères d'arrivée au pouvoir : sélection naturelle par le charisme, l'argent et le pouvoir, dépendance aux médias, et cooptation partielle des élites. L'incitation des élus à faire de la démagogie et à passionner au maximum les débats pour conserver l'adhésion de leur électorat reste alors la même. La révocabilité ne fait pas disparaître les intérêts électoraux et le court-termisme qu'ils impliquent, ni la personnification de la vie politique, car la procédure principale de choix des représentants reste l'élection, et la possibilité de révoquer un mandat continue de mettre l'accent sur les personnes, et non sur les idées.
À cela il faut ajouter une lourdeur de la procédure du fait de sa forme : le temps nécessaire pour faire signer la pétition, puis celui nécessaire à sa vérification par l'administration, et enfin l'organisation du référendum en lui-même prennent généralement plusieurs mois88. À titre d'exemple, la procédure de « recall » du sénateur démocrate du Colorado John Morse en 2013 prit six mois, depuis la création de la pétition en mars, jusqu’à la tenue de nouvelles élections en septembre. 88. Même si le référendum révocatoire est certes plus rapide que d'attendre la fin du mandat, sa lenteur et sa lourdeur implique que la procédure de révocation reste exceptionnelle, et ne soit utilisable dans la pratique que pour sanctionner les manquements les plus importants. Restant rares, ces procédures ne permettent absolument pas d'intéresser le citoyen aux questions politiques ni de lutter contre la démagogie, et les critères de choix restent principalement les mêmes que pour l'élection, avec une personnification importante.
Des critiques similaires peuvent être formulées face au référendum d'initiative populaire ou au référendum veto : étant des outils très lourds d'utilisation, ils n'impliquent pas continuellement le citoyen dans la vie politique, mais restent essentiellement des leviers de contrôle ponctuels et exceptionnels. De plus, ces deux outils ne permettent au peuple d'exprimer son avis qu'en aval du processus législatif, après qu'une proposition ait été totalement débattue et rédigée par les parlementaires (référendum veto) ou face à une proposition complète déjà rédigée par d’autres, tels qu’un collectif ou un parti politique (référendum d’initiative populaire). Ces outils ne permettent pas un contrôle précis du peuple sur la politique, mais ne lui permettent que de s’exprimer sur de grandes propositions. Ils ne peuvent l’intéresser réellement à la prise de décision, car la délégation de pouvoir à des élus reste le principe, et le référendum l’exception, l’écrasante majorité des décisions restant le fait des élus, alors que c'est dès la rédaction des lois que l’implication du peuple devrait se faire dans une véritable démocratie.
En Suisse, où ils sont possibles depuis 1891, moins de deux référendums ont eu lieu chaque année en moyenne depuis cette date (avec néanmoins une augmentation significative depuis le début des années 2000), et la plupart d’entre eux furent rejetés89. Entre 1891 et 2001, 145 initiatives furent proposées, dont seulement 12 furent acceptées, et 53 initiatives furent proposées entre 2002 et 2015 (10 acceptées). 89. Le résultat de certaines de ces votations illustre l’insuffisance des référendums ponctuels pour politiser la population et éviter la démagogie : plusieurs initiatives stigmatisant les immigrés furent ainsi proposées et acceptées, telles que celles Pour le renvoi des étrangers criminels, Contre la construction de minarets, et Contre l’immigration de masse, trois initiatives soutenues par le parti politique UDC90. Union Démocratique du Centre, parti d’extrême-droite. 90, à l’origine de deux d’entre elles. Des référendums, en tant qu’outils ponctuels et d’utilisation rare, peuvent donc être utilisés par les partis politiques pour lancer des polémiques et servir leur stratégie électorale.
Les référendums d’initiative populaire souffrent du même inconvénient que les autres référendums, ou que les sondages, de donner un avantage tactique à ceux qui formulent la question. La personne ou le collectif (association, parti politique, etc.) à l’origine de la pétition peuvent formuler la ou les questions qui doivent être posées à leur avantage, ce qui influe largement sur la perception du sujet abordé, et le peuple ne peut reformuler les questions ou choisir d’aborder le sujet différemment.
La forme du référendum oriente inévitablement les débats autour la proposition faite, créant une opposition entre ses partisans et ses détracteurs, et focalisant l’attention sur le seul sujet abordé, qui est souvent une petite partie d’un problème plus large, empêchant par là de prendre du recul. Ce mécanisme n’encourage pas le peuple à s’intéresser véritablement au fond de la politique, et rien ne garantit que les citoyens qui votent au référendum soient bien informé sur les enjeux sur lesquels ils se prononcent : ils ne disposent pas forcément du temps nécessaire pour peser le pour et le contre des questions qui leur sont posées, et surtout de creuser et d’examiner ces questions au delà du débat médiatique de surface, du fait de leur éloignement de la politique en général, en particulier avec des médias plus préoccupés par l’audience que peuvent générer les polémiques stériles que par la nécessité d’une information de qualité.
Sans mécanisme pour encourager la politisation de l’ensemble de la population, ce type de scrutin favorise donc les réponses moins informées, moins raisonnées et plus instinctives, à l’instar des sondages. Du fait qu’il existe en parallèle d’un système électoral, et seulement pour servir de complément à une prise de décisions faite principalement par des élus, le référendum n’empêche aucun des inconvénients des systèmes électoraux abordés ici : la dépolitisation de la masse de la population, donc, mais aussi la dépendance des élus au pouvoir économique, la divergence d’intérêts entre les élus et le peuple, la démagogie, la corruption… Le référendum d’initiative populaire n’est pas un contre-pouvoir efficace au pouvoir des élus, car ceux-ci ont l’avantage de leur présence permanente et de leur meilleure connaissance des institutions et de leur fonctionnement : alors que le référendum ne permet au peuple de peser que sur une très faible proportion des textes législatifs, et seulement ponctuellement, les élus votent l’ensemble des lois, et c’est d’ailleurs de leur bonne volonté, et de l’état du reste du droit en vigueur que dépend l’effectivité de l’application des initiatives votées par le peuple.
Quelle que soit leur forme, les tentatives de mitiger les défauts de l'élection sont vouées à l'échec. L'élection est par nature largement antidémocratique : elle met en lumière puis légitime des personnes plutôt que des idées, et la délégation de pouvoir qui l'accompagne prive systématiquement le peuple de tout contrôle sur la politique, la confiant à un petit nombre de personnes corruptibles et influençables. Plutôt que de choisir la politique qui est menée, le système électoral réduit inévitablement le peuple à la seule possibilité de choisir ses maîtres, sans assurance aucune que ceux-ci agiront dans son intérêt, et avec le seul espoir qu’ils seront meilleurs, ou moins pires que les précédents.
Pour que les lois votées et les décisions prises le soient dans l'intérêt réel du peuple, il est nécessaire que celui-ci dispose du véritable pouvoir, ce qui ne peut se faire que par des mécanismes autres que l’élection. Comme les batailles pour le suffrage universel pour les élections, ou celles pour des modes de scrutins électoraux censés être plus représentatifs91. Par exemple, le scrutin à vote unique transférable, ou le vote de valeur. 91, ou encore des batailles pour plus de transparence des institutions élues, la volonté d’améliorer le système électoral est illusoire, et détourne du véritable combat : l’établissement d’une démocratie réelle.
La dérive autoritaire à l'œuvre dans un certain nombre de pays aujourd'hui considérés comme démocratiques, y compris la France, constitue à court terme un véritable danger pour les libertés publiques. Si cette dérive n'est pas forcément perceptible en premier lieu, car elle est progressive, elle est bien réelle, et n’est pas non plus accidentelle, mais est le produit inévitable du système électoral.
La première motivation de cette dérive est une fois encore électoraliste. Elle est souvent le fait d'une surenchère sécuritaire, de la part des élus comme des candidats, qui s'inscrit dans un contexte d'essor du « commerce de la peur », notamment depuis les attentats du 11 septembre 2001. La peur est déjà utilisée par le marketting pour vendre des produits, car on sait que le consommateur potentiel est plus susceptible d'acheter quelque chose lorsqu'il est effrayé. De la même manière, les médias de masse et les politiques en jouent, pour attirer et conserver l'attention du public.
En attisant habilement les craintes, qu'elles soient fondées ou fantasmées, les politiques créent et entretiennent chez le public un besoin de protection, à l'image des publicitaires qui créent un besoin de consommation. Ils se présentent alors, implicitement, comme les protecteurs du peuple face aux menaces agitées : terrorisme, délinquance, pédophilie, mais aussi l'étranger, le chômeur, le pauvre en général, le casseur en manifestation, celui qui voudrait renverser l'ordre établi… Face à ces dangers, chaque candidat est encouragé à promettre la réponse la plus ferme, la plus sévère, pour paraître le plus protecteur.
La peur entraîne chez le public des réactions instinctives car la peur fait appel à l’instinct de survie (notamment), à l’opposé donc de la raison. C’est pourquoi la peur est un bon moyen de manipulation pour les démagogues. Effrayé, le peuple ne raisonne plus de manière objective ou rationnelle, mais sera plus susceptible de suivre ceux qui lui promettent de le protéger.
La peur génère aussi un réflexe d'union derrière l'ordre établi et les dirigeants déjà au pouvoir : lors des périodes d'incertitudes sur l'avenir, comme les périodes de crises (économiques, politiques, sociales...), on cherche naturellement à s'accrocher à ce qui paraît solide, comme l'autorité perçue comme légitime, ou les idées ressenties comme durables, telles que la nation ou l'identité. Ainsi lors des émeutes de 2005, où la cote de popularité du ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy bondit de 11 points après le déclenchement des émeutes, en dépit du fait qu’il ait été un des principaux responsables à la fois de leur déclenchement, mais aussi de leur ampleur et de leur durée92. Documentaire « Émeutes en banlieue : la mécanique infernale », 2013. 92. La dépolitisation massive du peuple ainsi que les réactions émotionnelles déclenchées par la peur permettent ainsi un résultat irrationnel, au bénéfice de responsables qui devraient au contraire être sanctionnés.
Les idées nationalistes servent de socle idéologique pour rassembler dans un même groupe une large part de la population, de même que l'évocation d'un ennemi commun à combattre, comme le terrorisme : face à un danger commun perçu comme plus important que les querelles internes (gauche contre droite, politique sociale contre libéralisme, etc.), on tait ses différences afin de s'unir face à la menace. Favoriser le repli nationaliste ou patriotique permet de souder autour de l'idée abstraite de nation, donc autour des élus, puisqu'ils sont les représentants institutionnels de la nation (personnification de l’idée de nation au travers des élus). L’insistance sur l’idée d’identité permet de flatter l’auditoire, de lui faire croire qu’il appartient à une forme d’élite (ici la nation, culture, civilisation, etc.) présentée comme supérieure moralement.
De plus, la sévérité face à la petite délinquance, ou face à n'importe quel comportement perçu comme frauduleux ou abusif, donne une image d'incorruptibilité et d'intransigeance, et sert à masquer l'inaction face à la grande délinquance financière ou la corruption.
Pour donner une impression d’efficacité, les forces de l'ordre sont encouragées par leurs ministres de tutelle à poursuivre des objectifs chiffrés, jusqu'à l'absurde, puisque l'activité de chaque unité de police ou de gendarmerie est évaluée sur des critères chiffrés, tel que le nombre de personnes mises en garde à vue. Les policiers sont encouragés à faire du chiffre, donner des résultats en apparence quantifiable à leur hiérarchie, elle-même rendant compte hiérarchiquement jusqu'au ministre de tutelle, qui lui cherche à présenter des résultats statistiques en apparence positifs à ses électeurs. Tous les acteurs de la chaîne de la répression sont donc engagés à obtenir des résultats visibles et quantifiables au plus vite.
Par exemple, l’instauration d’une « Prime de Résultats Exceptionnels », attribués aux fonctionnaires de police selon plusieurs critères, dont le nombre d’étrangers en situation irrégulière appréhendés (pour la police aux frontières), ou le nombre de personnes placées en garde à vue, a contribué à l’explosion du nombre de gardes à vue, passant d’un peu plus de 300 000 en 2001 à près de 900 000 huit ans plus tard93. « Des poulets aux œufs d'or », Le Canard enchaîné, 7 juillet 2010. 93. Ce type d’incitation a contribué à banaliser la garde à vue, encourageant les fonctionnaires de police à y avoir abondamment recours, souvent de manière abusive, y compris pour des délits ou des situations ne le nécessitant pas, tels que des délits routiers94. La garde à vue étant une privation de liberté, elle est censée être exceptionnelle et n’avoir lieu que si elle est l’unique moyen de satisfaire aux nécessités de l’enquête et/ou de la protection des témoins ou de la victime. 94.
Cette culture du résultat peut dégénérer gravement : pour obtenir des renseignements et présenter des résultats dans la lutte contre le terrorisme, les États-Unis sont allés jusqu'à légaliser l’enfermement sans procès et la torture, pratiquée par la CIA, et nul doute que d'autres pays seraient susceptibles de suivre la même voie à plus ou moins long terme, sous prétexte d'efficacité et d'impératif de protection.
Comme la démagogie, cette dérive n’est pas seulement le fait de l’extrême-droite (même si l’extrême-droite y participe), mais de tous les partis, en particulier ceux au pouvoir, qui reprennent ses discours et ses idées dans une surenchère répressive, car il est nécessaire de donner l’impression d’agir ou de proposer quelque chose d’efficace contre les menaces brandies.
L’attitude face au terrorisme l’illustre parfaitement : comme en réalité les politiques ne peuvent pas avouer à leurs électeurs qu’ils sont impuissants face au terrorisme95. Car il n’existe en réalité aucune solution de court terme face à cette menace. Dans la pratique, des individus endoctrinés au point d’être déterminés à mourir pour commettre leurs crimes disposent d’un avantage stratégique considérable. De plus, ils ne craignent aucune sanction dissuasive, et peuvent frapper n’importe où, de manière imprévisible, contrairement aux criminels qui se concentrent sur les seules cibles rentables économiquement. 95, ils doivent faire semblant de faire quelque chose et vont prendre des mesures les plus drastiques possibles, même si celles-ci sont inutiles, voire dangereuses (enfermer des innocents), pour montrer qu'ils font quelque chose.
Il faut noter que, d’un point de vue marketting, pour ces politiques qui font la dérive autoritaire pour des motifs électoralistes (apparaître fort et solide, intransigeant…), faire des propositions ou mettre en place des lois inefficaces et nocives, car attaquant les droits fondamentaux, n’est pas forcément un inconvénient, au contraire : d'un point de vue de communication politique, une mesure va avoir l'air plus efficace, car plus radicale, si elle soulève des cris d'indignation d'une partie de la population, notamment des associations de défense des droits humains. Tenir des propos choquants donne également de plus grandes chances de créer une polémique et de faire parler de soi, voire de se faire inviter par les médias, du fait de la compétition pour l’audimat que ceux-ci se livrent.
À l'inverse, une mesure consensuelle aura l'air moins efficace. L'idée est que face à une menace (terrorisme, délinquance, etc.), il faudrait frapper fort et être inflexible pour être efficace. Les choix consensuels donneront l’impression de manquer de vigueur ou de volonté, et seront critiquées sous cet angle par les adversaires politiques, et de plus ne permettront pas d’obtenir l’exposition médiatique que génèrent les propositions ou les lois choquantes. D'un point de vue de communication politique, il est facile de comprendre que la surenchère répressive est bien plus rentable que la recherche pragmatique d’efficacité.
Ces paramètres entraînent tous les partis vers une surenchère de propositions et de lois sécuritaires, reprenant souvent des propositions de l’extrême-droite. Ainsi à la suite des attentats de Paris du 13 novembre 2015, la gauche au pouvoir avait repris plusieurs propositions de la droite ou de l’extrême-droite qu’elle avait énergiquement décriées lorsqu’elle était dans l’opposition, telles que la déchéance de nationalité pour les personnes « s’attaquant aux intérêts fondamentaux de la France », ou, avant même les attentats, la proposition du ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve de permettre aux policiers de faire feu sans être en légitime défense. À la suite des tueries de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher début 2015, l’institution judiciaire française avait également condamné de nombreuses personnes à plusieurs mois, voire années de prison ferme pour « apologie du terrorisme », suivant notamment les injonctions de « fermeté » du gouvernement et de la ministre de la justice Christiane Taubira. La même logique répressive avait été à l’œuvre lors du vote du Patriot Act aux États-Unis à la suite des attentats du 11 septembre 2001, qui mit notamment en place une surveillance accrue et réduisit les droits de la défense lors des procès ainsi que la liberté d’expression.
À force de répétition et de n’être jamais contredit, ce discours finit par s'insinuer dans toutes les consciences et rendre progressivement acceptables des dérives dangereuses pour les institutions dites démocratiques. Ceux qui s'y opposent deviennent de plus en plus minoritaires, et leur opposition peut alors être le prétexte pour les sanctionner. La banalisation progressive du discours répressif crée pour les politiques une nécessité d’aller toujours plus loin dans la répression pour choquer et continuer d’en obtenir les bénéfices médiatiques, rendant la surenchère inévitable.
La reprise du discours de l’extrême-droite par la classe politique dans son ensemble et par les médias sert également un autre but : désorganiser les luttes sociales et protéger ainsi l’ordre établi.
Le discours qui attribue aux immigrés et aux chômeurs la responsabilité du chômage, ou désigne de supposés profiteurs parmi les pauvres (« assistés », fonctionnaires, cheminots…) présente deux gros avantages du point de vue de la classe dominante.
D’une part, il divise les opprimés, les montant les uns contre les autres, en les mettant en concurrence pour des emplois dont la rareté résulte en réalité des politiques économiques menées. Les victimes de l’oppression et de l’exploitation capitaliste, qui font partie des pauvres et des classes moyennes et représentent l’écrasante majorité de la population, sont ainsi montés les uns contre les autres par des divisions artificielles (travailleurs contre chômeurs, français contre étrangers, usagers contre grévistes, fonctionnaires contre non fonctionnaires…) afin de tuer la solidarité entre des personnes qui ont en réalité les mêmes intérêts, et intérêt à s’unir pour lutter contre l’oppression dont elles sont victimes.
En présentant l’autre comme une menace et comme un égoïste, on encourage le repli sur soi, et valide en réalité, en la prolongeant, la mise en concurrence des travailleurs qui est le fait du capitalisme. Pour éviter de remettre en cause le principe de la mise en concurrence des individus lui-même, ce discours oppose les victimes de la mise en concurrence entre elles, et sa perversité est telle qu’il va jusqu’à opposer chômeurs et travailleurs, alors qu’il s’agit souvent des mêmes personnes à différents moments de leur vie.
En entretenant la peur des mouvements sociaux dans la population, en insistant sur les « violences » des salariés et sur la gêne pour les usagers, et en attribuant à la contestation sociale une part de responsabilité dans le chômage (car elle augmente le coût du travail et dissuaderait par conséquent les entreprises d’embaucher), on monte les non-grévistes contre les grévistes, afin de rendre les mouvements de grève impopulaires et limiter leur ampleur et leur durée. La dépolitisation massive, l’absence de conscience de classe de la majorité de la population, et la présentation des grèves comme poursuivant uniquement des buts corporatistes ou égoïstes, contribuent à ce rejet, au point que certains salariés en viennent à manifester contre leurs collègues grévistes.
Ces divisions artificielles empêchent l’immense majorité de la population de se rendre compte des intérêts communs qu’elle a, et de s’unir.
§ Les immigrés / étrangers sont un bouc émissaire idéal, car la majorité de la population ne s’identifie pas spontanément à eux https://twitter.com/JorXzt/status/789900568294625280
D’autre part, ce discours permet de détourner l’attention des véritables causes du chômage, et de ce qu’est véritablement l’oppression et l’exploitation capitaliste (car le chômage n’est qu’un symptôme du capitalisme parmi d’autres, mais la focalisation sur ce seul aspect détourne l’attention d’autres aspects tout aussi importants, tels que l’exploitation et l’aliénation due au travail salarié). Alors que la colère du peuple devrait s’exprimer contre le capitalisme et les politiques économiques menées qui protègent celui-ci, on détourne ainsi l’attention et empêche cette analyse.
On détourne surtout la responsabilité sur ses victimes, les exploités, rendus responsables de leur propre malheur et de celui des autres : si les immigrés ou les chômeurs sont en partie responsables du chômage, c’est bien que les politiques au pouvoir et le capitalisme ne le sont pas (ou le sont moins).
La peur entretenue permet également de forcer le consentement du peuple face aux réformes antisociales. La thèse de Naomi Klein dans « La stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre » est que tout choc émotionnel (coup d’État, catastrophe naturelle, attaque terroriste…) crée des conditions favorables au passage des réformes antisociales. L’État profite donc de ces événements lorsqu’ils surviennent pour attaquer les acquis sociaux et faire passer des lois qui susciteraient une large opposition dans des conditions différentes.
La dérive autoritaire n’est pas seulement un dégât collatéral des politiques menées ou de la seule volonté électoraliste. Cette dérive est tout à fait consciente, et est même un objectif pour le pouvoir, afin de préserver l’ordre social et les rapports de domination existants : c’est la principale fonction de l’État.
Des lois de plus en plus répressives sont votées sous prétexte de sécurité, et les libertés publiques sont progressivement attaquées : la vidéosurveillance et la surveillance des internautes se généralisent, le fichage progressif de tous les individus se met en place, les peines de prison sont sans cesse alourdies et les procédures judiciaires rendues plus expéditives.
Cette logique permet la mise en place d'outils de sanction des manifestations et de contrôle des mouvements sociaux. Des actes de violence au cours de manifestations peuvent-être le prétexte à l'interdiction de manifestations futures, puis à la répression de ces mêmes manifestations si elles se maintiennent, car devenues illégales. On attend alors implicitement des mouvements sociaux qu'ils deviennent inoffensifs, et l'on crée cette attente parmi le peuple : toute manifestation qui génère des désagréments ou susceptible de menacer l'ordre établi est ainsi décrédibilisée. On entretient ainsi l'illusion d'une société sans violence, mais la violence continue d'exister : c'est seulement la violence physique, la plus visible, qui est condamnée, et seulement lorsqu'elle vient des contestataires. La violence sociale du capitalisme et des licenciements, continue d’exister en arrière plan. Et la violence de l'État qui réprime les mouvements sociaux n'est, elle, pas critiquée ni remise en question : elle est implicitement présentée comme un mal nécessaire pour rétablir l'ordre.
Les grèves, principal outil de révolte du peuple contre ses exploiteurs, sont rendues illégales ou inefficaces par la loi, par exemple en interdisant les pratiques les plus efficaces comme le piquet de grève, ou en obligeant les grévistes à se déclarer plusieurs jours à l’avance, ce qui permet aux entreprises de connaître à l’avance le nombre de grévistes et de pouvoir s’organiser.
Même si le droit de manifester existe en théorie, il est fragile en pratique, et soumis à l’arbitraire du pouvoir. D’abord avec la possibilité pour les autorités d’interdire les manifestations revendicatives considérées comme « de nature à troubler l’ordre public » (définition très large et soumise à interprétation), qui permet déjà un premier filtrage des manifestations et l’interdiction de certaines, ce qui fut le cas par exemple de certaines manifestations en hommage à Rémi Fraisse, tué par la police, ou de manifestations en soutien au peuple palestinien. Ce qui devrait être un droit fondamental, celui de se rassembler pour manifester pacifiquement, est de fait soumis à autorisation (et donc à l’arbitraire de l’État).
Mais l’escalade répressive va plus loin, puisque des pays vont jusqu’à interdire toutes les manifestations, sous divers prétextes. D’abord l’Espagne (courant 2015) puis la France, avec l’état d’urgence qui a fait suite aux attentats du 13 novembre de la même année. Les manifestations interdites peuvent ensuite être réprimées par la police, souvent avec violence, et les moyens employés sont souvent disproportionnés, avec une militarisation croissante de la répression des manifestations, et l’utilisation d’armes dangereuses telles que les « lanceurs de balles de défense » (dits « Flashballs ») qui ont occasionné de très nombreuses blessures graves, dont de nombreuses pertes d’un œil.
La violence de la répression de ces mouvements poursuit un but dissuasif. L’interdiction des manifestations délégitiment celles-ci auprès de la masse de la population, celle qui aurait représenté le gros des cortèges, et les arrestations de masse de manifestants (suivies de gardes à vue de plusieurs heures), ainsi que les brutalités policières découragent encore de manifester (de même que le risque de graves séquelles dues à l’utilisation du Flashball). En France, l’état d’urgence a permis l’arrestation préventive ou l’assignation à résidence de dizaines de militants politiques soupçonnés de risquer de participer à des manifestations interdites. Comme il est impossible de sanctionner tous les manifestants, on en punit très fortement quelques uns pour dissuader les autres. Le pouvoir en place tente de cette manière de freiner ou d’empêcher toute contestation ou mouvement de revendication.
De la même manière, les attaques contre les libertés publiques ne sont pas de simples conséquences de la volonté électoraliste, mais bien un but en soi.
Il faut souligner que les libertés publiques protègent le peuple des abus de pouvoir de l’État, et de tout pouvoir centralisé, et non pas des terroristes ni des malfaiteurs (ceux-ci ne respectant de toute façon pas les lois). Toute liberté du peuple s’oppose donc par nature à tout pouvoir centralisé, et est même une menace pour celui-ci : plus le peuple est libre, plus il dispose de moyens de lutter contre l'oppression et le pouvoir en place, et plus ce pouvoir est, par conséquent, fragile. La dérive autoritaire n'est donc pas une conséquence malheureuse d'autres choses : elle est structurellement liée au pouvoir centralisé, et découle de la volonté de ce pouvoir de se renforcer et d’assurer sa pérennité.
C'est par exemple la raison pour laquelle Internet est si souvent critiqué, attaqué, surveillé, censuré, et que les libertés y sont sans cesse restreintes : car il s’agit d’un outil d'auto-émancipation au potentiel immense, permettant une diffusion rapide des idées et de l’information, diffusion qui n’est pas contrôlée par une autorité centrale (et difficilement contrôlable), car elle n’est pas centralisée. La force d’Internet, et la raison pour laquelle il représente un tel danger pour le pouvoir, est que son essor a permis à chacun de devenir vecteur de la diffusion de l’information, et non plus seulement récepteur, et ce pour un coût extrêmement faible. Cette difficulté pour le pouvoir à restreindre la diffusion des informations a probablement été prépondérante dans le rôle qu’ont joué les réseaux sociaux lors des « révolutions arabes » en 2011.
C’est une des raisons pour lesquelles, sous prétexte de lutte contre le terrorisme, la délinquance ou la pornographie, la vie privée est systématiquement attaquée, que ce soit avec l’espionnage des communications électroniques, ou par la multiplication des caméras de surveillance.
De fait, toutes les libertés fondamentales sont par nature dangereuses du point de vue du pouvoir, car celui-ci souhaite tout contrôler et ne rien laisser au hasard. Le pouvoir sait que les futurs mouvements de contestation qui le mettront tôt ou tard en danger naîtront quelque part parmi le peuple, sans pouvoir prévoir où ni comment, sauf à surveiller toute la population et à contrôler les faits et gestes de chacun des individus qui la composent. L’État attaque donc ces libertés aussitôt que l’occasion se présente. La « liberté d’expression » et la liberté de la presse sont de plus en plus sanctionnées sous divers prétextes (tels que les droits d’auteurs ou le « secret des affaires »). La peur fournit les meilleurs prétextes : ainsi au lendemain des attentats terroristes du 7 et 9 janvier et du 13 novembre 2015, le discours hégémonique était celui de la nécessaire suspension des libertés publiques pour gagner plus de sécurité96. « Jusqu’où devrons-nous suspendre les libertés démocratiques ? », « La sécurité est la première des libertés », « Les Français vont devoir sacrifier des libertés individuelles », etc. 96.
Mais il s’agit bien sûr d’un leurre, et les réponses sécuritaires proposées à la suite d’un attentat ou un fait divers meurtrier visent en réalité la restrictions des libertés publiques, et le renforcement du pouvoir de l’État, plus que la véritable protection de la population.
L’état d’urgence, en vigueur en France depuis le 14 novembre 2015, illustre parfaitement la dérive. Sous prétexte de lutte contre le terrorisme, il a avant tout permis la mise en place de nombreuses mesures de coercition et de répression qui ont largement ciblé des groupes et des personnes ne pouvant pas être raisonnablement soupçonnées de terrorisme, comme des militants politiques.
L’état d’urgence permet (entre autres mesures) l’interdiction de toutes les manifestations revendicatives, les perquisitions administratives à toute heure et les assignations à résidences sans passer par la voie judiciaire, et il a été utilisé dans ce sens, puisque de nombreuses perquisitions administratives ont eu lieu, ciblant principalement des musulmans (avec de très nombreux abus islamophobes), mais également des militants écologistes. Perquisitions largement inefficaces dans la lutte contre le terrorisme, puisque, trois semaines après les attentats, le parquet anti-terroriste n’avait ouvert aucune nouvelle procédure suite aux 2000 perquisitions administratives menées97. Le Canard enchaîné daté du 2 décembre 2015. 97, mais qui servirent un but d’intimidation.
De très nombreux « abus » ont été constatés lors de l’état d’urgence, et celui-ci a surtout servi de prétexte à l’interdiction des manifestations revendicatives (par exemple contre la COP21, ou des manifestations de soutien aux migrants), alors que dans le même temps, des rassemblements commerciaux comme les marchés de noël étaient maintenus. Le prétexte d’assurer la sécurité des manifestants est donc clairement un mensonge, et ce d’autant plus que ceux qui contreviennent aux interdictions et manifestent pacifiquement sont violemment réprimés par la police.
L’arbitraire des interdictions apparaît clairement lorsqu’une manifestation contre le racisme et le fascisme est interdite à Pontivy, alors qu’une manifestation anti-étrangers avait été autorisée quelques semaines plus tôt dans la même ville, au nom de la « liberté d’expression ».
L’état d’urgence et la peur permettent d’attaquer le peu de droits dont disposent les citoyens, et de mettre rapidement entre parenthèses l’État de droit, sans susciter de forte réaction de rejet dans une population dépolitisée et apeurée. La présentation de ces restrictions aux libertés publiques comme temporaires ou encadrées par le droit permet de les faire accepter plus facilement par la population une première fois. Il suffit ensuite de les étendre et de les prolonger progressivement, puis indéfiniment, ou d’inscrire ces procédures d’exception dans le droit commun. C’est ce qui s’est passé avec le plan Vigipirate, « provisoire » depuis 1995, ou avec le fichage ADN, qui visait lors de sa création seulement les criminels sexuels, avant d’être progressivement étendu aux infractions mineures, au point de concerner aujourd’hui plusieurs millions de personnes en France.
Le caractère progressif des dérives autoritaires aide le peuple à s’y accoutumer et à s’y habituer, mais ces dérives n’en sont pas moins réelles.
La police98. Le terme de « police » est ici entendu au sens large, pour désigner toutes les forces armées chargées du « maintien de l’ordre » et de l’application des lois, quelle que soit leur dénomination officielle ou leurs spécificités : police nationale ou municipale, Compagnies Républicaines de Sécurité (CRS), Brigade Anti Criminalité (BAC), Gendarmerie, etc. 98 est le bras armé de l’État. Elle est l’institution chargée de faire respecter les lois et de faire appliquer les décisions de justice, par l’usage de la force si nécessaire, et est donc censée être au service de l’intérêt général.
Pourtant lorsque la société est organisée de manière non démocratique, et structurée au contraire dans le but de protéger les intérêts du pouvoir établi, comme c’est le cas de tout système électoral, la police, et les forces armées en général, deviennent alors des outils de première importance pour ce pouvoir, pour sa propre préservation et la dissuasion de toute contestation. L’intérêt de la classe dominante est d’organiser la police de manière à empêcher toute contestation de son pouvoir, et toutes les règles qui régissent le fonctionnement de la police (et de la justice, institution qui lui est liée) sont pensées dans cette optique. La police sert à préserver les rapports de domination de la société, en réprimant les plus pauvres et leurs révoltes par la violence.
Cette violence cible principalement les populations étrangères ou d’origine étrangère, c’est à dire immigrés ou descendants d’immigrés relégués dans les quartiers pauvres et dans les zones qualifiées de « sensibles » : Noirs, Arabes, Roms, Musulmans, etc. Ces populations sont celles à subir le plus violemment les conséquences du capitalisme, car cette oppression se conjugue avec d’autres oppressions comme le racisme : plus pauvres encore que le prolétariat blanc, reléguées en périphérie des villes et dans des conditions d’existence plus difficiles encore, ces populations sont considérées comme à soumettre en priorité, et c’est aussi face à elles que les décideurs font preuve du moins de scrupules.
De fait, la part la plus importante de la violence policière est une violence raciste, comme le confirment le nombre d’affaires de violence connues ainsi que le profil des victimes. La liste des victimes connues de la police en France, tenue par le collectif « Urgence notre police assassine », recense en moyenne une dizaine de morts par an tués par la police, et fait apparaître une très importante proportion de noms à consonance étrangère (principalement arabe ou africaine). Aux États-Unis également, les Noirs sont largement surreprésentés parmi les victimes de la police (31.8% des personnes tuées par la police étaient noires, alors qu’ils ne représentent que 12.2% de la population), et sont aussi bien plus souvent contrôlés ou condamnés à des peines de prison par rapport à leur poids dans la population99. Ces violences racistes de la police en Amérique du Nord sont d’ailleurs assez souvent dénoncées dans la presse française, alors que celle-ci ignore largement les mêmes violences lorsqu’elles ont lieu en France de la part de la police française. 99.
Si le meurtre est le cas le plus extrême, il est loin d’être le seul type de violence, ni le plus fréquent. Il n’est que l’aboutissement d’un nombre très important d’autres violences racistes, répétées et systématiques : contrôles d’identité au faciès, brutalités, gardes à vue abusives, harcèlement et humiliations, ratonnades…
L’interprétation couramment avancée de ces violences, quel que soit leur nombre, est celle de mauvais comportements individuels, d’exceptions attribuées à quelques policiers, mais qui n’engageraient pas l’institution policière dans son ensemble, comme l’illustre le vocabulaire utilisé : « faute », « bavure », « dysfonctionnement », « abus d’autorité »… Pourtant le caractère systématique de ces violences et l’impunité dont jouissent les coupables illustrent qu’elles sont le résultat d’une volonté politique et d’une organisation consciente de la police dans ce but.
Cela ne signifie pas que tous les membres des forces de l’ordre soient concernés. Les abus, l’arbitraire, et jusqu’aux violences commises, sont le fait d’une minorité au sein de la police. Mais le fait que cette minorité ne soit pratiquement jamais sanctionnée, mais bénéficie au contraire du soutien inconditionnel de la hiérarchie, engage l’institution.
La police est chargée de l’application des lois, mais ne se préoccupe pas de leur bien-fondé. Que les lois en vigueur soient justes ou injustes, la police les fera appliquer dans tous les cas. L’organisation raciste de la police commence par des lois racistes : la criminalisation de l’immigration qui entraîne la traque sans relâche des sans-papiers, dont la simple existence et présence est rendue illégale, du seul fait de ne pas avoir la bonne nationalité. La police est le bras armé de l’État dans les expulsions de sans-papiers, avec des conséquences graves pour la vie des personnes expulsées.
Face aux situations dramatiques engendrées par la fermeture des frontières et l’escalade sécuritaire qui l’accompagne, l’État délègue à la police l’application des mesures répressives de l’immigration qui visent à dissuader les migrants de poursuivre leurs tentatives, avec une violence sans cesse croissante à mesure que la situation s’aggrave et que l’inefficacité de ces mesures apparaît.
Comme le pouvoir doit préserver les apparences de l’État de droit pour conserver sa légitimité, la loi n’exprime pas toujours de manière explicite la répression et la violence raciste qui sont attendues de la part de la police : celles-ci se font par des instructions non écrites, par la promotion de personnalités aux idées racistes aux postes de commandement, ou par le choix des zones géographiques sur lesquelles les moyens policiers seront concentrés (tels que les quartiers défavorisés où vivent une majorité des personnes issues de l’immigration). L’inaction des pouvoirs publics et de la hiérarchie policière face à la présence connue de nazis dans les forces de police est particulièrement parlante : malgré de nombreux signalements à la hiérarchie de policiers faisant explicitement l’apologie du nazisme en interne, aucune sanction n’est prise par la hiérarchie.
De plus, les conditions de tension entre la police et la population (notamment celle des quartiers défavorisés) sont créées et maintenues volontairement, notamment par l’abandon de ces quartiers par les pouvoirs publics au sens général, mais aussi par les politiques du chiffre précédemment citées, qui encouragent les contrôles d’identité et les arrestations arbitraires, de même que les discours agressifs des ministres de tutelle de ces services. La peur et le rejet de la police par les habitants de ces quartiers découlent directement de ces abus et des violences commises par la police, et cette peur et ce rejet sont ensuite utilisés pour justifier la répression.
Mais la démarche de l’État pour encourager la répression n’est pas toujours active. Au sein de la police et de l’institution judiciaire, des abus de pouvoir et de l’arbitraire se produisent naturellement, comme dans tous lieux de pouvoir non ou mal régulé.
L’État ne lutte pas contre cet arbitraire et ces abus de pouvoir, mais s’assure juste que ces abus se produisent dans l’intérêt de la classe dominante : les policiers sont encouragés à s’en prendre aux pauvres et aux immigrés, et à laisser globalement les riches et élus tranquilles, parce qu’ils savent qu’ils en subiraient des sanctions d’une manière ou d’une autre s’ils s’attaquaient à ces derniers. Cela peut aussi être le cas dans d’autres institutions : ainsi plutôt que d’organiser trop ouvertement les abus de pouvoir, l’État n’a qu’à se contenter d’être relativement inactif face à ces abus (puisqu’ils se produisent naturellement), et se charge simplement de réguler un peu ces abus pour que ceux-ci se fassent toujours au détriment des mêmes, dans le sens souhaité.
Mieux, l’État organise l’impunité de ceux qui sont responsables de ces abus. Ainsi sur le nombre de personnes tuées par la police en France, l’institution judiciaire se montre étonnamment clémente : la proportion de non-lieux, de relaxes et d’acquittements de policiers responsables de violences ou de meurtres est très importante, et lorsque les agents impliqués sont reconnus coupables, les peines prononcées sont le plus souvent du sursis. Une situation dénoncée par des ONG telles qu’Amnesty International, qui dénonce « une impunité de fait » des responsables de ces morts, mais également par des institutions officielles100. En 2005, le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe déplore ainsi « un sentiment d’impunité qui domine chez les policiers », et le fait que « peu de cas de violences policières aboutissent à une condamnation proportionnelle aux faits incriminés », d’après le même rapport. 100.
Une impunité illustrée tout particulièrement dans certains jugements, comme la requalification en « homicide involontaire », puis le non-lieu rendu pour les policiers responsables de la mort d’Amadou Koumé, malgré des circonstances troublantes, ou le procès des policiers impliqués dans la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré en 2005, qui, après dix ans de bataille judiciaire par les familles des victimes, se soldera par une relaxe des deux seuls policiers inculpés (sur 14 fonctionnaires ayant participé à la course poursuite qui conduisit à la mort des deux adolescents), malgré les mensonges établis de la police, et les faux éléments que celle-ci avait fourni à la justice pour se dédouaner.
Aux États-Unis, l’absence de poursuite judiciaires de policiers blancs responsables de la mort d’hommes ou d’adolescents noirs, malgré des circonstances accablantes : Kajieme Powell, un homme armé d’un simple couteau, et tué de douze balles dans le corps, quelques jours après la mort de Michael Brown, un autre homme noir désarmé, et abattu lui de six balles, ou encore de Eric Garner à la suite de l’utilisation d’une technique d’étranglement interdite par un agent de police, et qualifiée d’homicide par le médecin légiste. Il ne s’agit que d’exemples, et les policiers coupables sont très fréquemment acquittés (dans les rares cas où des poursuites sont lancées à leur encontre).
Cette impunité est telle et si systématique qu’elle concerne d’autres domaines que la seule violence envers les minorités. Ainsi, une enquête menée aux États-Unis a démontré que les femmes de policiers avaient quinze fois plus de probabilités de subir de la violence conjugale que parmi le reste de la population, et que 40% des policiers américains seraient auteurs de ce type de violences, des proportions inquiétantes, qui sont ici encore expliquées en partie par l’impunité dont peuvent bénéficier les policiers auteurs de ces violences.
Au sein de la police, la culture d’impunité est telle que sa seule remise en cause suscite l’indignation : en France, début 2012, plusieurs centaines de policiers avaient manifesté contre la mise en examen d’un de leurs collègues pour homicide volontaire, alors que celui-ci avait abattu un homme dans le dos. La simple évocation de mesures permettant de contrôler un minimum l’action de la police, telles que le récépissé de contrôle d’identité, est vivement critiquée par les syndicats de policiers comme «« stigmatisante » des policiers, bien que l’ampleur des discriminations au faciès lors des contrôles d’identité ait été établie101. Une étude de l’Open Society Justice Initiative démontre que que les Noirs ont jusqu’à 11.5 fois plus de risques que les Blancs d’être contrôlés par la police, et les Arabes jusqu’à 14.8 fois plus. 101,102. L’abandon, en septembre 2012, du projet de récépissé de contrôle d’identité, malgré la promesse qui en avait été faite par le candidat François Hollande avant son élection, démontre une fois de plus l’absence de réelle volonté de l’État de lutter contre des abus établis, et ce bien que l’efficacité dudit récépissé ait été démontrée dans d’autres pays. 102.
La lenteur de l’institution judiciaire, de même que la difficulté de faire appel à elle contre des membres des forces de l’ordre, et le coût des procédures, contribuent à décourager les victimes de la police ou leurs familles de porter plainte : ce coût et cette difficulté sont négligeables pour la classe dominante, mais considérables pour des individus pauvres isolés. Faire valoir ses droits face aux abus de la police est donc très difficile et coûteux, et l’indulgence systématique de la justice face aux crimes de la police ne peut qu’encourager ses membres les plus virulents à laisser libre cours à leurs instincts. La mauvaise volonté de l’État est visible également dans son refus de rendre publiques des statistiques sur les violences et les morts par la police, ou dans son refus d’interdire l’usage des diverses armes de type flash-ball, malgré la dangerosité connue de ces armes et la demande de leur interdiction par le défenseur des droits.
Le but de cette violence est d’entretenir chez les révoltés la peur de la police et de son arbitraire. Si la police était vue comme protégeant réellement les citoyens face aux injustices, alors ceux qui luttent contre les injustices existantes n’auraient pas peur de se révolter. L’objectif est de dissuader toute révolte, et d’encourager le peuple à faire profil bas en permanence.
L’une des exactions les plus sanglantes commises par la police française ces dernières décennies est ainsi le massacre du 17 octobre 1961 à Paris, où 200 manifestants Algériens et Maghrébins furent tués, et plus de onze mille furent arrêtés : ce crime eut lieu afin de faire respecter le couvre feu raciste imposé alors du fait de la guerre d’Algérie, car une grande manifestation pacifique (qui rassembla 30 000 personnes) avait été organisée contre ce couvre-feu et en violation de celui-ci. Ce massacre n’était pas un accident : il eut lieu car il était vu comme « nécessaire » par les autorités pour faire respecter le couvre-feu, sans quoi la première violation de celui-ci aurait entraîné d’autres violations par la suite, et aurait annulé de fait le couvre-feu103. L’impunité totale des responsables de ce massacre illustre ici encore le caractère non-accidentel de celui-ci, puisque, malgré deux-cent morts, aucun policier ni responsable politique ne sera jamais condamné pour ces crimes. 103.
La violence de la police ne se limite pas qu’aux non-Blancs, mais touche aussi les Blancs dès lors que ceux-ci contestent l’ordre établi (bien que les non-Blancs qui contestent subissent généralement une violence plus importante encore). La répression touche tous les contestataires en général, avec une violence d’autant plus grande que la contestation en question est structurée et dangereuse pour la classe dominante, comme l’illustre la longue histoire de la répression des mouvements sociaux dans le temps104. Et dont les exemples ne manquent malheureusement pas, comme par exemple, la répression violente des grèves du 1er mai 1886 aux États-Unis pour la journée de huit heures, ou encore, en France, la répression de la grande grève des mineurs de 1948, ou plus récemment, la surenchère répressive contre les manifestants contre la « loi travail » (en France en 2016), avec notamment des peines de plusieurs années de prisons fermes requises pour intimider des manifestants. 104.
Des outils comme la prison ou le flash ball105. « Le déploiement du flashball ne se manifeste pas. Il ne fait pas reculer, ne disperse pas, mais frappe une seule personne. Ce sont des armes de terreur, parce qu’elles en frappent un pour terroriser tous les autres. La possibilité même d’agir collectivement est remise en question. ». 105 sont utilisés pour terrifier les masses et dissuader les révoltes, et l’arbitraire n’est pas caché, mais doit être visible et connu (du moins de ceux à qui il s’adresse) : tous ceux qui doivent avoir peur de la police doivent savoir qu’ils risquent à tout moment de le subir.
La surenchère répressive est liée à la violence sociale croissante et aux conséquences du capitalisme : à mesure que l’exploitation capitaliste de la masse de la population génère plus d’inégalités, de pauvreté, et de souffrances, la contestation grandit et les révoltes se structurent. Pour préserver les profits, il est nécessaire de réprimer ces révoltes et cette contestation avec de plus en plus de force.
Ainsi des situations profondément absurdes se produisent, où par exemple un homme assigné à résidence est placé en garde à vue (et son domicile perquisitionné une deuxième fois en l’espace de trois semaines) sous prétexte qu’il n’avait pas pointé au commissariat à l’heure prévue, mais avec 40 minutes de retard, alors qu’il ne pouvait matériellement pas le faire, car devant assister… à l’audience de son recours contre ladite assignation à résidence, à l’autre bout de la ville. L’absurdité de ce type de situations ne doit rien à une quelconque incompétence ou erreur humaine : il s’agit d’une volonté consciente de faire bien comprendre à la victime (et aux autres contestataires potentiels) la toute puissance et l’impunité de la police (et de l’institution judiciaire), et ce qu’il en coûte à ceux qui contestent cet arbitraire ou essayent de faire valoir leurs droits, en punissant ceux qui contestent l’arbitraire par plus d’arbitraire encore.
Du fait que la violence policière est tournée principalement vers les non-blancs et les contestataires, donc une minorité de la population, la plupart des gens n’ont pas conscience de cette violence, car ils ne la subissent pas eux-mêmes. Une part importante de la population blanche a ainsi une image plutôt positive de la police, car n’ayant jamais personnellement eu de problèmes avec cette institution, et au contraire eu des relations plutôt respectueuses, sinon cordiales, avec les divers membres de cette institution rencontrés. Le cinéma, et d’une manière plus générale une bonne partie de la fiction, participe à la bonne image globale de la police, en donnant des policiers une image de personnes particulièrement honnêtes et très attachés à l’idée de justice.
Pourtant il n’existe dans la réalité aucune raison pour laquelle les membres de cette institution (ou de l’institution judiciaire) seraient en moyenne meilleurs ou moins attirés par le pouvoir que la moyenne de la population106. Une « enquête de moralité » est faite sur ceux qui postulent à rejoindre les forces de l’ordre, mais celle-ci est basique, et ne permet pas de savoir à l’avance le comportement futur des policiers lorsqu’ils seront en situation réelle. 106. Tout est fait au contraire pour favoriser une forme d’autosélection par l’envie de pouvoir et d’ordre : ceux qui postulent pour faire partie de la police sont déjà majoritairement des gens qui aiment particulièrement l’ordre, et ne remettant pas en cause le bien fondé des institutions et des lois existantes, qui seront prêts à les appliquer sans se poser de question. Ceux-là ne sont soit pas gênés par les dérives de l’institution policière, soit n’en sont pas conscients (car, comme la majorité de la population, ne les subissent pas).
Après cette première autosélection à l’entrée, existe une deuxième forme de sélection : ceux qui se rendent compte de la violence et de l’injustice de l’institution policière, soit la quitteront d’eux-mêmes par dégoût, soit en seront écartés s’ils la contestent. Les sanctions disciplinaires pour ceux qui mettent en cause l’institution policière sont fréquentes afin de faire taire toute contestation en interne. Par exemple, un policier d’origine martiniquaise ayant porté plainte contre quatre de ses collègues pour violence et contrôle d’identité abusif en 2009, alors qu’il était en civil, est ensuite harcelé sans relâche par sa hiérarchie. En 2013, sept policiers de la brigade canine de Seine-et-Marne sont mutés de force pour avoir dénoncé des dérives graves dans leur service à l’IGPN (Inspection générale de la police nationale), après avoir alerté leur hiérarchie en vain. On peut citer également le cas de Sihem Souid, agent à la police de l’air et des frontières (PAF), exclue de la police pendant 12 mois, pour avoir publié un livre (Omerta dans la police) dans lequel elle dénonce le climat de racisme, d’homophobie et de sexisme dans cette section. C’est aussi le cas de Philippe Pichon, lanceur d’alerte sanctionné par une mise à la retraite d’office pour avoir signalé les abus « liberticides » liés au fichier de police STIC. Plutôt que de sanctionner les abus, la hiérarchie les couvre et sanctionne ceux qui les dénoncent.
§ Encore un lanceur d’alerte sanctionné pour avoir dévoilé des mails racistes au sein de la PAF http://www.lepoint.fr/societe/un-policier-anti-dieudonne-cible-par-sa-hierarchie-03-01-2017-209441223.php & http://www.tf1.fr/tmc/quotidien-avec-yann-barthes/videos/metier-policier-lanceur-d-alerte.html & http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2017/01/07/centre-de-retention-administrative-du-mesnil-amelot-un-policier-lanceur-d-alerte-mis-au-ban5059246_1653578.html
Ces phénomènes de sélection multiples permettent à l’institution police de se préserver : ne restent alors en fonction que les membres qui, soit approuvent la violence et l’injustice de cette institution, soit s’en accommodent et ferment les yeux, ou alors n’en sont pas pleinement conscients. Cela crée une forme d’unanimité interne (au moins apparente), où tous les policiers semblent accepter la situation, unanimité qui influe à son tour sur l’état d’esprit global de tous les policiers, entourés uniquement de personnes qui semblent d’accord avec le fonctionnement de l’institution (ou ne s’y opposent pas ouvertement, ce qui revient à une approbation tacite). Cette unanimité, et le fonctionnement général de l’institution policière (application de lois racistes, concentration des moyens policiers contre les populations immigrées, conditions de tensions entre la police et la population, idéologie sécuritaire…) influent progressivement sur l’état d’esprit des policiers eux-mêmes, favorisant l’adhésion de ceux-ci à la logique répressive, au point que le vote d’extrême-droite soit largement surreprésenté au sein de la police par rapport au reste de la population, y compris lorsque cette extrême-droite se revendique ouvertement du nazisme.
§ Reformuler largement cette partie…
Ces mécanismes, qui sont ceux de toute hiérarchie, découragent les critiques internes et favorisent l’obéissance de la masse des membres, et leur soumission à ce qui est attendu d’eux. L’absence de critique est de plus découragée par le rejet de la police par le reste de la population (rejet entretenu à dessein), qui crée un réflexe de repli et de solidarité corporatiste entre les membres de l’institution, ce qui les empêche de prendre du recul et de porter un regard critique sur leur action.
Le principe de la hiérarchie en soi est l’une des principales causes de la dérive des forces armées, car il permet de faire appliquer pratiquement n’importe quel type d’ordre, y compris les plus injustes et les plus inhumains, et de faire admettre n’importe quel type de règles : ceux qui prennent les décisions, tout au sommet de la chaîne de commandement, sont éloignés et protégés de ceux qui les appliquent (et les désapprouvent parfois) par de multiples niveaux de hiérarchie, et peuvent ainsi facilement déléguer les tâches inavouables aux exécutants. Les exécutants, quant à eux, même s’ils désapprouvent parfois les ordres reçus, peuvent se déresponsabiliser et se déculpabiliser complètement, car ils ne sont pas ceux à l’origine de la décision, mais ne font qu’appliquer des ordres, et peuvent se rassurer en se disant que d’autres feraient la même chose à leur place.
Cela ne signifie pas que tous les policiers approuveraient sans réserve le fonctionnement raciste et répressif de la police et l’arbitraire qui y règne, ou seraient coupables d’abus ou de violences. Les violences et l’arbitraire sont le fait d’une partie seulement des membres des forces de l’ordre, difficile à quantifier. Mais ces violences et cet arbitraire engagent par contre la majorité de la hiérarchie, surtout à son sommet, du fait de l’inaction de celle-ci pour lutter contre ces dérives. Surtout, ils engagent toute la police en tant qu’institution, car pour la police comme pour les autres institutions précédemment étudiées, le poids de l’institution, de ses règles de fonctionnement, et des lois qui la régissent, écrase ici également, plus encore qu’ailleurs, la volonté individuelle et la personnalité des policiers. Le mécanisme de la hiérarchie et de la chaîne de commandement, en particulier, déresponsabilise l’individu, et permet d’obtenir l’inaction de la masse, voire son approbation passive, devant ceux qui commettent des abus, et même les policiers qui désapprouvent les ordres reçus appliqueront ces ordres sans réserve.
Tout État non démocratique (y compris donc tout système électoral) dérive nécessairement en un système autoritaire à terme.
La tentation autoritaire est toujours présente, et ce d'autant plus lorsqu'une crise justifie des mesures exceptionnelles. Les libertés fondamentales existantes, tout comme les droits du travail, ne sont pas liées naturellement à l’existence de l’État, mais sont seulement le résultat des luttes sociales. Ces libertés sont préservées tant que cela est nécessaire pour maintenir la paix sociale, et tant que le pouvoir centralisé considère qu’attaquer trop directement ces libertés risquerait de créer des révoltes ou une révolution, et le mettre en danger. Mais tout pouvoir non-démocratique qui a la possibilité de réduire les libertés publiques le fera aussitôt que l’occasion se présentera.
Croire que les élus, parce qu’ils sont élus, défendraient les libertés de leurs électeurs, est d’une naïveté dangereuse, quand l’absence de scrupules et l’avidité de pouvoir de ces élus ont déjà été démontrées tant de fois, et ne se démentent pas mandat après mandat. Les dirigeants élus sont prêts à vendre en quantité des armes à des dictateurs qui massacrent leurs peuples. Ils mènent en toute connaissance de cause des politiques de répression de l’immigration d’une extrême violence, dont le seul résultat réel est le sacrifice des milliers de vies, par intérêt électoral. Par intérêt économique, les élus imposent une politique d’austérité qui étrangle les peuples, comme en Grèce, malgré des conséquences dramatiques, dont la montée du parti néonazi Aube dorée.
Le pouvoir centralisé organise les forces de l’ordre pour la violence et les arme pour la répression. Il surveille et fiche la masse de la population, et restreint les libertés dès qu’il le peut. Le pouvoir met déjà en place tous les outils de répression qu’il s’apprête à utiliser à l’avenir, étudie la dynamique des mouvements de foule pour mieux réprimer les révoltes et s’en prémunir, via une militarisation progressive des sciences sociales et de la gestion de manifestations.
Les maigres garanties ou garde-fous mis en place pour rassurer le peuple ne sont que des illusions : le Conseil constitutionnel, plus haute juridiction française, et censé être le garant des droits individuels, n’a pas hésité à valider les assignations à résidence arbitraires de l’état d’urgence (sur un simple soupçon, donc sans procès ni possibilité de se défendre), malgré leur danger évident pour les libertés publiques, de même que le Conseil d’État. La Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), quant à elle, bien que censée garantir des droits fondamentaux et inaliénables, est truffée d’exceptions107. Par exemple, l’article 4 interdit l’esclavage et le travail forcé, sauf (notamment) le travail en prison. L’article 5 prohibe toute privation arbitraire de liberté, excepté, entre autres, pour les « aliénés, alcooliques, toxicomanes ou vagabonds », et pour les migrants illégaux… 107, et prévoit même explicitement, dans son article 15, la possibilité pour les États de s’exonérer du respect des droits fondamentaux énoncés, en cas de « guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation », avec pour seule contrainte légale l’obligation d’en informer le Secrétaire général du Conseil de l’Europe108. Possibilité d’ailleurs utilisée par la France à la suite des attentats de novembre 2015 pour déroger « officiellement » à la CEDH et établir un état d’urgence permanent. 108. L’inefficacité globale de cette convention pour garantir les droits humains est d’ailleurs illustrée par le nombre très important de condamnations de l’État français (et de très nombreux autres États européens) par la Cour européenne des droits de l’homme pour violation de la Convention, sans que ces États ne prennent des mesures pour résoudre les problèmes ou abus qui leur sont reprochés.
Comme l’appétit de richesses, l’appétit de pouvoir ne peut être rassasié, et le caractère non-démocratique des États conduit à une escalade du pouvoir : ceux qui sont déjà au pouvoir sont ceux qui définissent la forme des contre-pouvoirs existants, ils définissent donc les limites de leur propre pouvoir, et élargissent sans cesse celles-ci, dès que le peuple n’est pas en mesure de contester. S’octroyant à eux-mêmes le pouvoir, ils en accumulent de plus en plus, jusqu’à avoir des responsabilités déraisonnables, et c’est uniquement parce qu’ils ne peuvent pas se voter les pleins pouvoirs qu’ils ne le font pas, et qu’ils se soumettent à la mascarade qu’est l’élection. Si un État devait devenir assez puissant pour écraser toute révolte potentielle à coup sûr, nul doute que ses représentants du moment s’accorderaient immédiatement les pleins pouvoirs sans hésiter.
Le pouvoir économique, que l’État défend, n’a d’ailleurs pas hésité par le passé à déchaîner la violence et à utiliser toutes les armes à sa disposition contre ceux qui faisaient grève et réclamaient de meilleures conditions de travail, jusqu’à faire parvenir au pouvoir les pires idéologies pour préserver ses intérêts, comme le démontre Daniel Guérin dans Fascisme et grand capital. L’auteur y éclaire les liens entre le pouvoir économique et les partis fascistes en Italie et en Allemagne avant la 2ème guerre mondiale. Il détaille la façon dont le pouvoir économique subventionna largement la montée de l'extrême-droite dans ces pays, notamment en finançant des milices anti-ouvrières, telles que les fasci en Italie et les Freikorps en Allemagne, pour harceler les syndicats d'ouvriers et permettre de revenir sur les acquis sociaux de la classe ouvrière obtenus au début du XXème siècle. Ce n’est que par la suite, face à la crise économique et la baisse des revenus capitalistes, que ces formations furent lancées à la conquête du pouvoir politique, et une fois parvenues au pouvoir, imposèrent par la terreur une politique économique favorable à leurs bailleurs de fonds : les grands industriels et propriétaires terriens de l’époque.
La bourgeoisie continue d’ailleurs de faire la preuve de son absence totale de scrupules avec constance : vente d’armes, et de matériel de surveillance et de répression à des dictateurs, pillage du Tiers Monde au prix du piétinement des droits humains et d’une mise en danger de la vie de millions de personnes, saccage de l’environnement, et recours au travail de milliers de personnes dans des conditions proches de l’esclavage. Il n'y a aucun doute que le pouvoir économique actuel n'hésitera pas un instant à financer à nouveau les pires idéologies, et à les soutenir par tous les moyens à sa disposition, si cela lui apparaît comme un moyen de préserver ses privilèges et d'améliorer la rentabilité de ses sources de revenus.
Le pouvoir politique comme le pouvoir économique, qui sont largement liés dans tout système électoral, ne reculeront donc devant rien pour préserver leurs intérêts, et attendre un traitement équitable de la part de l’État est illusoire. Les dérives autoritaires des « démocraties représentatives » ne feront que s’aggraver dans les années à venir, et leur brutale accélération récente confirme la fragilité des libertés publiques existantes actuellement. À moyen terme, ces dérives ne peuvent qu’aboutir à l’établissement de dictatures ouvertes si rien n’est fait. Seule la mise en place d’une véritable démocratie peut mettre un terme à ces dérives, et garantir durablement les libertés.